Chapitre 22

Isabelle et Sonia se sont donné rendez-vous dans un snack-bar. Cette dernière s’est à peine assise sur une banquette que son amie lui lance au visage, sans même prendre le temps de la saluer :

— J’ai vu Hubert.

Pendant qu’elle enlève son foulard, Sonia regarde Isabelle en souriant.

— Et quel effet ça t’a fait ? demande-t-elle innocemment.

Cette simple question ramène Isabelle dans le même état que le jour où elle a rencontré Hubert par hasard. Elle est tellement en colère contre Sonia qu’elle doit se retenir pour ne pas lui crier dessus.

Sonia voit bien que quelque chose cloche. Elle choisit d’attendre que son amie se décide à parler. Elle en profite pour enlever son manteau.

De son côté, Isabelle respire profondément dans l’espoir de se calmer un peu. La jeune femme croyait qu’elle pourrait discuter tranquillement avec Sonia, mais elle s’est complètement fourvoyée. Elle bout. Isabelle se sentait mieux quand elle faisait semblant que rien n’était arrivé. Ainsi, elle pouvait passer du bon temps avec Sonia.

Plus les secondes passent, plus Sonia est impatiente qu’Isabelle parle. Celle-ci, habituellement douce et pondérée, se met rarement dans un tel état. Elle semble sur le point d’exploser tellement elle est rouge.

Isabelle respire intensément avant de cracher son venin d’un coup :

— Comment oses-tu me demander quel effet ça m’a fait ? En plus, j’étais avec Jérôme.

Sonia blêmit. Elle s’en veut de toutes ses forces d’être allée voir Hubert, mais surtout d’avoir trahi la confiance d’Isabelle. Elle n’avait pas le droit d’agir ainsi. Alors qu’au moment d’aller le trouver, elle jugeait que c’était normal qu’il sache, voilà que maintenant elle se rend compte qu’elle aurait dû se mêler de ses affaires. Et puis, il n’y a pas si longtemps, elle a confié son secret à Isabelle. À la pensée que son amie pourrait tout raconter à Jacques, elle se met à trembler de tout son corps.

— Je suis désolée, parvient-elle à dire d’une voix faible. Je n’aurais jamais dû aller voir Hubert.

— Tu ne peux pas t’imaginer à quel point je t’en ai voulu.

Isabelle essuie rageusement les larmes au coin de ses yeux.

— Et je t’en veux encore de toutes mes forces.

Sonia prend conscience de tout le mal qu’elle a fait à Isabelle. Alors qu’elle s’apprête à parler, elle sursaute en apercevant la serveuse postée près de la table. Cafetière en main, celle-ci attend que ses clientes daignent la regarder pour qu’elle puisse remplir leurs tasses de café. Isabelle et Sonia lui tendent chacune leur tasse en même temps. Avant même que la serveuse ait fini sa tâche, Sonia lui dit :

— Merci ! On va vous faire signe quand on va être prêtes à commander.

La serveuse tourne les talons en silence. Elle va proposer du café à un jeune couple qui vient de prendre place au comptoir.

Isabelle et Sonia se toisent du regard. La colère d’Isabelle et le désespoir de Sonia s’affrontent. Toutes deux ignorent comment se libérer de cette situation inconfortable. L’apparition subite de Lise à leur table règle temporairement le problème.

— Vous en faites une tête, toutes les deux ! s’écrie Lise. Voulez-vous m’expliquer ce qui vous a mises dans cet état ? Ma parole, à vous voir l’air, on croirait que vous jouez dans un mauvais film.

Les deux filles se composent instantanément un visage moins dramatique. Elles ne veulent pas que Lise s’imagine des choses à leur sujet, surtout pas maintenant.

— Tu es près de la vérité, Lise, répond Sonia d’un ton faussement enjoué. En fait, j’étais en train d’expliquer à Isabelle comment on fait pour exprimer des émotions quand on joue dans une pièce de théâtre. Comme tu as pu le constater, elle faisait semblant d’être en colère alors que moi je personnifiais le désespoir. Je ne le lui ai pas encore dit, mais Isabelle est tellement bonne qu’elle devrait songer à jouer. Sa colère paraissait si réelle qu’elle me glaçait le sang.

— N’y compte pas ! réplique Isabelle du tac au tac. J’ai bien assez de mes propres émotions, alors pas question de jouer celles des autres. En passant, ton désespoir ne m’a pas touchée le moins du monde, Sonia.

— Vous avez vraiment du temps à perdre ! s’exclame Lise.

Puis, comme si elle avait vu Sonia et Isabelle la veille alors qu’il n’en est rien, Lise ajoute :

— Il faut vraiment que j’y aille. J’étais juste venue m’acheter un café en passant. Louis m’attend dans l’auto. N’oubliez pas : je me marie le 22 mai. Vous devriez recevoir un faire-part d’ici quelques jours. À bientôt, les filles !

Aussitôt que Lise sort du snack-bar, c’est plus fort qu’elles : Isabelle et Sonia éclatent de rire.

— Je ne la comprends pas, indique Isabelle. On ne l’a pas vue depuis des mois et elle fait comme si de rien n’était.

— Malgré tout, elle veut quand même qu’on aille à son mariage, commente Sonia. Pauvre Lise ! On dirait qu’elle a oublié qu’on ne se voit plus.

— Moi, ce n’est pas elle que je plains le plus, c’est son chum. Le pauvre gars, il ne sait vraiment pas dans quoi il s’embarque.

Ce n’est pas d’hier qu’Isabelle plaint le pauvre Louis. Qu’est-ce qui peut bien l’attirer chez Lise ? Elle-même n’arrive pas à trouver une seule qualité à la jeune femme.

— Arrête un peu ! s’écrie Sonia. Moi, je crois que si Louis était malheureux, il la laisserait.

— Tu n’y penses pas ! Ils sont sur le point d’envoyer leurs faire-part.

— Tant et aussi longtemps que les promis n’ont pas échangé leurs vœux de mariage, il est encore temps de changer d’idée. Ma mère m’a raconté qu’une de ses voisines s’est retrouvée seule à l’église. Imagine-toi donc que son fiancé ne s’est pas présenté. Il paraît même que personne ne l’a jamais revu. Et mon père a entendu une femme répondre « non » à la question du curé : « Acceptez-vous de prendre cet homme pour époux ? » Il paraît qu’on aurait pu entendre une mouche voler dans l’église.

— Comme ça doit être humiliant, de telles situations…

Sonia et Isabelle se rappellent subitement où elles en étaient avant l’apparition de Lise. Les émotions qui les secouaient viennent de les percuter de plein fouet.

— Je t’en veux de toutes mes forces d’être allée voir Hubert, gémit Isabelle. Je te faisais confiance et tu m’as trompée.

— Je ne sais pas quoi te dire, murmure Sonia. Tu as raison de m’en vouloir.

La jeune femme marque une pause de quelques secondes avant de poursuivre.

— Mais je ne peux rien faire d’autre que m’excuser. C’est bien peu pour ce que j’ai fait, mais il est malheureusement impossible de revenir en arrière. Quand as-tu rencontré Hubert ?

— Ça fait déjà un petit moment. J’étais incapable de t’en parler avant.

— Tu es la dernière personne à qui j’aurais voulu faire du mal. Je trouvais que la situation était trop injuste pour toi. Mais aujourd’hui, je prends conscience que ce n’était pas une raison suffisante pour te trahir. J’espère que tu pourras me pardonner un jour.

La colère d’Isabelle diminue graduellement. Sonia n’avait pas le droit d’aller tout raconter à Hubert, mais elle comprend que son amie avait de bonnes intentions. De toute façon, à cause de la ressemblance qui existe entre Jérôme et Hubert, ce dernier aurait deviné que le petit était son fils. Et puis, étant donné qu’Hubert n’a fait aucune tentative pour revoir l’enfant, les dégâts ont été limités.

— Tu sais, même si Hubert n’avait pas été au courant que Jérôme est son fils, il s’en serait vite rendu compte. Tu aurais dû les voir l’un à côté de l’autre ; ils sont identiques. Je savais que Jérôme ressemblait à son père, mais jamais à ce point-là.

— Je te remercie de me dire ça, mais ça n’excuse pas mon geste pour autant.

Isabelle sourit à Sonia. La jeune femme n’a pas envie de se brouiller avec elle. Il y a si longtemps qu’elles sont amies qu’Isabelle ne peut imaginer sa vie sans Sonia. Elle pose sa main sur celle de son amie et souffle :

— Ne me fais plus jamais autant souffrir…

— C’est promis !

Puis, sur un ton léger, Sonia ajoute :

— Est-ce que ça signifie que je peux dormir sur mes deux oreilles en ce qui concerne le secret que je t’ai confié ?

Isabelle répond sans hésitation.

— Tu n’as rien à craindre.

C’est à ce moment que la serveuse leur demande si elles sont prêtes à commander.

— Donnez-nous encore une petite minute, s’il vous plaît, demande Isabelle en levant son index dans les airs. Seulement une !

* * *

Comme d’habitude, Sylvie aurait des tas de choses à faire, mais elle n’a pas la force de lever le petit doigt. Ça lui a pris tout son courage pour préparer le souper. Elle se sentait tellement mal qu’elle est allée s’étendre sur le divan sans avaler une seule bouchée et a demandé à Luc de faire la vaisselle à sa place. Sylvie a l’impression qu’un dix-roues lui est passé sur le corps. Même si elle n’a pas pris sa température, elle est certaine de faire de la fièvre, ce qui ne lui arrive pas souvent.

Quand Sylvie se réveille, elle est si mal en point qu’elle ne s’aperçoit pas sur le coup que la télévision joue à plein volume. Michel dort à poings fermés dans son fauteuil avec Princesse sur les genoux. En voyant la scène, Sylvie secoue la tête. Elle n’aurait pu trouver un meilleur chat pour Michel si elle avait voulu lui en offrir un. Mais le problème, c’est que Princesse était censée être son chat à elle. Sylvie voudrait se lever pour aller baisser le volume de la télévision, mais elle n’en a pas la force. Regardant tout autour, elle aperçoit la petite balle de sa chatte. Elle étire le bras pour attraper l’objet. Sans plus de réflexion, Sylvie lance la balle en visant Michel à la tête. Pour une fois, elle ne rate pas sa cible. Son mari est tellement surpris qu’il se met à crier, ce qui a pour effet d’effrayer Princesse. Celle-ci vient se réfugier sur le divan. Si Sylvie ne se sentait pas si mal, elle éclaterait de rire, mais elle se contente de sourire.

Michel est furieux.

— Combien de fois vais-je devoir te le répéter, Sylvie ? Tu vas finir par me faire faire une crise de cœur.

Mais Sylvie n’est pas d’humeur à discuter.

— Peux-tu baisser le volume de la télévision ?

Alors qu’il se prépare à rouspéter, Michel s’aperçoit que Sylvie a vraiment une drôle de tête.

— Tu n’as pas l’air d’aller fort.

— Ça fait un sacré bout de temps que je ne me suis pas sentie aussi moche. Je pense que je fais de la fièvre.

— Mais qu’est-ce que tu attends pour vérifier ?

— Que tu ailles me chercher le thermomètre ! dit Sylvie.

— Il fallait le dire plus vite, je ne peux pas deviner. Je vais t’apporter des aspirines aussi.

Sylvie fait bel et bien de la fièvre. Et elle a mal à la gorge aussi. Elle ne s’est pas regardée dans le miroir, mais rien qu’à se palper elle sait que sa gorge est enflée.

— Je n’ai absolument pas le temps d’être malade, se plaint-elle.

— Mais personne n’a le temps d’être malade ! réplique Michel. Ne t’en fais pas, tu devrais être mieux demain.

— Je te rappelle que je donne un spectacle dans onze jours.

— Dans le temps comme dans le temps, commente Michel avant de se rasseoir dans son La-Z-Boy.

Sylvie aurait envie de le sermonner, mais elle manque d’énergie. Elle se frotte les bras pour se réchauffer. Elle remarque alors quelques petits boutons sur sa peau. Devrait-elle les montrer à Michel ? Finalement, étant donné le manque de compassion de son mari face à son état, elle décide de n’en rien faire. « Je serais bien mieux dans mon lit. » Quelques minutes plus tard, elle parvient à trouver la force de se lever du divan. Avec Princesse sur les talons, elle va boire un verre d’eau dans la cuisine et file ensuite dans sa chambre. Il est à peine huit heures. Sylvie voudrait mettre son pyjama, mais cela exige trop d’efforts. Elle se glisse sous les couvertures et ferme les yeux ; elle ne les rouvre qu’une fois le matin venu. Elle est encore fiévreuse, et il y a encore plus de boutons sur ses bras que la veille. Elle en a même sur les mains. Quand Sylvie va dans la salle de bains pour se rafraîchir un peu, elle croit avoir la berlue : les boutons ont envahi tout son corps. Elle se sent désemparée. Non seulement elle ne pourra pas aller à sa répétition de chant, mais elle ignore si elle pourra donner son spectacle. « Je n’ai pourtant rien mangé de spécial. »

À mesure que les membres de la famille se lèvent, Sylvie les prévient de ne pas la toucher afin d’éviter d’attraper sa maladie.

— Si ça peut me faire manquer quelques jours d’école, je veux bien l’attraper ! s’écrie Dominic en s’approchant de sa mère. Un petit congé de monsieur Greenwood me ferait tellement de bien !

Au grand désespoir des jumeaux, la situation ne s’est guère améliorée avec leur professeur de géographie. Non seulement celui-ci a « monté d’année » avec François et Dominic, mais il profite de chaque occasion pour leur faire payer le coup de la poignée chauffée. Curieusement, il a vite oublié que ces derniers n’étaient pas les seuls coupables dans cette affaire. Les jumeaux ont essayé de lui rendre la monnaie de sa pièce, mais chaque fois ils se sont fait renvoyer paître ; ils ont vraiment trouvé chaussure à leur pied. Monsieur Greenwood n’est pas seulement sournois, il est également rusé et manipulateur. Il motive ses élèves à coup de menaces de toutes sortes, même les cancres.

Au début, Michel s’est rangé du côté de ses fils. Mais à la longue, il s’est fatigué d’entendre parler du professeur de géographie. À plusieurs reprises, il a dit aux jumeaux qu’ils se plaignaient pour rien. Mais cette année, ni François, ni Dominic, ni les autres élèves qui ont la malchance d’avoir monsieur Greenwood comme professeur ne se plaignent pour rien, bien au contraire.

— Arrête de parler de lui, réplique Sylvie à son fils. À vous entendre, François et toi, on croirait qu’il n’y a pas d’autres professeurs à votre école. Je ne peux pas croire qu’il soit aussi terrible que vous le dites.

— Fournis-moi une enregistreuse et tu vas vite comprendre qu’on n’exagère pas, dit François. Monsieur Greenwood est un monstre et je le déteste de toutes mes forces.

— Et moi, il m’arrive de me réveiller la nuit pour le haïr, renchérit Dominic.

Quand l’horloge indique neuf heures, Sylvie se jette sur le téléphone et compose le numéro de son médecin. Avec un peu de chance, elle saura ce dont elle souffre avant la fin de la journée.

Elle explique à l’infirmière ce qui lui arrive.

— Si vous pouvez venir tout de suite, le docteur pourrait vous voir avant d’aller à l’hôpital.

— J’arrive !

Vingt minutes plus tard, Sylvie est assise sur la table d’examen de son médecin. Celui-ci l’examine avec attention. Ensuite, il feuillette un livre imposant jusqu’à ce qu’il trouve l’information qu’il cherchait.

— C’est bien ce que je croyais. Ce n’est rien de grave : tu as la scarlatine.

— Mais c’est une maladie d’enfant ! s’exclame Sylvie.

— Oui, mais des adultes l’attrapent parfois.

— Est-ce que je suis contagieuse ? s’inquiète Sylvie.

— Plus maintenant.

— Qu’est-ce que je vais faire ? C’est à peine si je suis capable de mettre un pied devant l’autre et je dois donner un spectacle dans dix jours.

— Je vais te prescrire un antibiotique. Après trois jours de repos complet, je te promets que tu iras mieux.

— Mais comment j’ai pu attraper la scarlatine ? Je ne connais personne qui l’ait eue dernièrement.

— Ce virus ressemble à celui de la grippe. On ne l’attrape pas obligatoirement quand il passe, mais il arrive qu’on se fasse prendre. Allez, il ne me reste plus qu’à te souhaiter bonne chance pour ton spectacle. D’ailleurs, j’ai acheté des billets le jour de leur mise en vente. J’ai hâte de t’entendre.

Sylvie n’en revient pas d’avoir attrapé la scarlatine. De retour chez elle, elle appelle Xavier pour lui dire qu’elle doit garder le lit pendant les trois prochains jours.

— Ne t’en fais pas, tu es prête, la rassure-t-il. Repose-toi bien.

Sylvie se sent si faible qu’elle n’a même pas la force de soupirer. Elle se rend dans sa chambre en traînant les pieds. Elle se laisse tomber sur son lit tout habillée et rabat le couvre-lit sur elle avant de sombrer dans un sommeil profond. Rien ne trouble son repos, pas même l’arrivée des trois plus jeunes pour le dîner.