Chapitre 23

Depuis une semaine, les mains de Michel s’engourdissent de temps en temps. Heureusement, ça finit par passer, mais le temps que ça dure il est mort d’inquiétude. Toutefois, il n’a parlé à personne de son problème.

Ce matin-là, quand il voit Michel se frotter les mains avec énergie, Paul-Eugène déclare :

— Voyons, Pelletier, tu ne vas pas me dire que tu as les mains gelées avec le temps qu’il fait dehors ! C’est une vraie journée de printemps. En plus, je gagerais que tu as pris ton auto pour venir au magasin.

Michel pourrait inventer quelque chose pour que son beau-frère le laisse tranquille, mais il décide de lui dire la vérité.

— Garde ça pour toi, murmure-t-il, mais mes mains s’engourdissent à rien.

Paul-Eugène fronce les sourcils.

— C’est nouveau ? demande-t-il, l’air inquiet.

— Pas vraiment ; c’est la cinquième fois en une semaine.

— Ce n’est pas normal. Tu devrais consulter.

— Il n’est pas question que j’énerve Sylvie avec mes histoires. Ces temps-ci, avec sa scarlatine, elle en a suffisamment à supporter. Ce n’est certainement pas moi qui vais en rajouter.

Paul-Eugène pourrait être tenté de croire que son beau-frère essaie de détourner la conversation. Mais il n’en est rien : Michel est vraiment inquiet pour sa femme.

— Tu devrais voir ça, poursuit-il. Elle a l’air d’une lépreuse. Ses mains sont en train de peler au grand complet. Ce n’est vraiment pas beau à voir. Pauvre Sylvie ! Je la plains. Elle était déjà assez nerveuse à cause de son spectacle qui approche ; elle n’avait pas besoin de cette maladie, en plus.

Sylvie a suivi à la lettre les recommandations du médecin. Et après trois jours de repos complet, elle avait retrouvé la forme. Mais ses mains étaient tellement enflées qu’au contact de l’eau chaude, celles-ci la faisaient souffrir. Le seul avantage, c’est que sa condition l’empêchait de faire la vaisselle. En désespoir de cause, elle est allée consulter un pharmacien. Ce dernier pensait qu’elle avait attrapé des champignons. Il lui a conseillé l’emploi de deux crèmes : l’une, pour éliminer les champignons ; l’autre, pour hydrater ses mains. Plus les jours ont passé, plus la peau des mains de Sylvie s’est soulevée par grandes plaques.

Un matin, elle a téléphoné pour obtenir un rendez-vous avec son médecin. Après avoir examiné longuement les mains de Sylvie, ce dernier a demandé à sa patiente si elle avait eu des boutons sur le dessus de celles-ci.

— Des dizaines, a répondu Sylvie, et sur les pieds aussi. D’ailleurs, à part le fait que mes pieds ne pèlent pas encore, ils sont aussi enflés que mes mains et j’ai de la misère à me chausser.

— Il s’agit probablement des suites de ta scarlatine. Je ne vois pas autre chose. J’avais déjà lu là-dessus, mais c’est la première fois que je rencontre ce problème dans ma pratique. On ne peut pas dire que tu fais les choses à moitié !

— Mais je vous rappelle que je donne un spectacle dans trois jours. J’ai l’air d’une lépreuse !

— Ma pauvre fille, je ne peux rien faire… Cependant, j’ai une idée : tu pourrais porter des gants.

— Et pour mes pieds ?

— Tu peux appliquer sur eux la même crème que tu utilises pour tes mains. Et porter des chaussures plus grandes, peut-être. Je suis désolé, mais seul le temps réglera ces désagréments.

Paul-Eugène n’est pas médecin, mais depuis qu’il est marié avec une infirmière il entend souvent parler de maladies. Même s’il ne porte aucun intérêt à celles-ci, il retient malgré lui quelques éléments se rapportant à certaines.

— Tu devrais en parler à Shirley, conseille-t-il à Michel. Ce n’est sûrement pas grand-chose, mais si tu es comme moi, tu préfères savoir ce que tu as plutôt que de t’inquiéter.

— Tu as raison. Je passerai la voir ce soir.

Paul-Eugène se souvient que Shirley lui a déjà parlé d’un homme souffrant du même problème que Michel. Il cherche dans sa mémoire de quoi il en retournait.

— Je peux me tromper, dit-il, mais il me semble que les mains engourdies ont quelque chose à voir avec le diabète.

La réaction de Michel est instantanée. En une fraction de seconde, il oublie à la fois son problème et l’inquiétude que celui-ci lui cause. Il a oublié même qu’un client peut surgir n’importe quand dans le magasin. Paul-Eugène vient de toucher un point sensible et il n’est pas question qu’il s’en tire aussi facilement.

— En quelle langue vais-je devoir te dire que je ne veux plus que personne s’occupe de mon diabète ? hurle-t-il.

Pour une fois, c’est sans arrière-pensée que Paul-Eugène a parlé de diabète.

— Hé ! Hé ! Ne te mets pas dans un tel état pour si peu ! Moi, j’ai seulement voulu t’aider.

La mâchoire crispée, Michel fulmine. Il sait parfaitement qu’il n’aide pas sa cause en consommant des aliments sucrés chaque fois qu’il en a l’occasion. Mais depuis le jour où son médecin lui a annoncé qu’il faisait un peu de diabète, il a décidé ne pas tenir compte du diagnostic. Il ne se prive de rien, surtout pas de ce qui pourrait nuire à sa santé.

Michel court chercher son manteau et se dirige vers la sortie. Il faut absolument qu’il prenne une bouffée d’air frais afin d’évacuer sa fureur. Au moment où il pose sa main sur la poignée, la porte s’ouvre sur Éléonore Springfield. Surprise de le voir devant elle, la cliente s’écrie avec son accent si doux à l’oreille :

— Ce n’est vraiment pas mon jour de chance. Je venais vous parler d’un projet, mais je reviendrai.

Michel n’irait pas jusqu’à dire qu’il la trouve belle ni qu’il est attiré par elle, mais Éléonore a un petit quelque chose de particulier qui lui plaît bien. Sa présence lui redonne le sourire. En deux temps, trois mouvements, il enlève son manteau et lui dit :

— Suivez-moi. Nous serons plus tranquilles dans mon bureau.

— Irma m’a dit à quel point votre nouveau magasin était beau. Elle en parle en termes si élogieux que je croyais qu’elle exagérait, mais je dois avouer qu’elle a raison. Vous avez réussi à donner l’impression aux clients qu’ils sont en visite chez quelqu’un et non pas dans un entrepôt d’antiquités. Tout ce que vous touchez vous réussit, monsieur Pelletier.

S’il ne se retenait pas, Paul-Eugène embrasserait madame Springfield. L’arrivée de celle-ci a eu pour effet de remettre Michel de bonne humeur. Heureusement que son beau-frère ne s’emporte pas souvent, car lorsque cela lui arrive, il tarde à retrouver le sourire. Et plus il vieillit, plus cela lui prend du temps.

Paul-Eugène suit la discussion à distance en souriant. Pourquoi cette femme de la haute société aime-t-elle autant Michel ? « Ma foi du bon Dieu, elle doit le voir dans sa soupe. » Elle n’aurait pu mieux tomber. D’ailleurs, si Michel ne vient pas voir Shirley ce soir, il parlera lui-même de son problème à sa femme. Que cela lui plaise ou non, son beau-frère ne s’en tirera pas aussi facilement. « Il est grand temps qu’il apprenne qu’on ne doit pas jouer avec sa santé. »

Installés l’un en face de l’autre, Éléonore et Michel discutent allègrement.

— Vous comprenez, je n’ai pleinement confiance qu’en vous. Alors, que pensez-vous de ma proposition ?

— Je serais bien fou de la refuser. Vous m’offrez le plus gros contrat de ma vie sur un plateau d’argent.

Michel se lève et tend la main à la femme.

— Je suis votre homme.

— Vous ne pouvez savoir à quel point vous me faites plaisir, répond la cliente en posant sa main sur celle de Michel. Êtes-vous libre ce samedi ? Nous pourrions visiter les chalets que vous devrez décorer. Plus vite on commencera, plus vous aurez de temps pour remplir votre contrat.

— En autant que je puisse revenir avant cinq heures, c’est parfait pour moi.

— Je vous attends chez moi à neuf heures. Cette fois, c’est moi qui vous conduirai.

Comme la plupart des hommes de sa génération, Michel déteste se faire conduire par une femme. Cependant, il peut comprendre que sa cliente préfère voyager à bord de sa grosse Cadillac plutôt que dans sa voiture qui n’a rien d’excitant et qui, en plus, émet de nombreux bruits inexplicables – au grand désespoir de son propriétaire, d’ailleurs.

Après avoir raccompagné Éléonore Springfield jusqu’à la porte, Michel se dépêche de rejoindre Paul-Eugène.

— Viens, lui dit-il, on va aller voir Fernand. J’ai une excellente nouvelle à vous apprendre.

Aussitôt qu’ils les trois amis sont réunis, Michel s’écrie :

— Vous ne devinerez jamais ce qui nous arrive ! Éléonore… euh… madame Springfield vient de nous proposer de décorer les dix chalets que son mari vient de faire construire au Mont-Tremblant. Elle veut que chacun soit différent.

— Wow ! s’exclame Fernand. C’est tout un contrat ! Mais est-ce qu’on a les reins assez forts pour livrer la marchandise ? Et puis, cet endroit, ce n’est quand même pas la porte d’à côté.

— Ne t’inquiète pas, le rassure Michel. On a déjà meublé d’autres chalets. Tu devras fabriquer quelques armoires, mais on aura quand même pas mal de temps devant nous pour honorer le contrat. En fait, il faut que tout soit fini d’ici la fin octobre.

— Ça viendra vite, commente Fernand. Tu sais aussi bien que moi le temps que ça prend pour faire une seule armoire…

— Oui, mais n’oublie pas une chose, répond Michel. On a plusieurs armoires en magasin qui feront l’affaire.

— Michel a raison : c’est faisable, intervient Paul-Eugène. Fais-lui confiance, Fernand !

Ce commentaire fait plaisir à Michel. Ses associés et lui n’en sont pas à leur première expérience en la matière. Ils savent qu’ils y arriveront.

* * *

Aujourd’hui, malgré le temps doux, Sylvie est allée à sa répétition de chant avec des gants. Xavier a insisté pour qu’elle lui montre ses mains.

— Tu es bien certain que tu veux les voir ? demande Sylvie.

— Absolument ! S’il faut changer quelque chose à ta toilette, aussi bien le savoir tout de suite.

— Tu l’auras voulu ! le met en garde Sylvie en enlevant ses gants.

Malgré son éducation, Xavier ne peut s’empêcher de grimacer en voyant les mains de sa belle-sœur.

— Il faut trouver des gants qui iront avec ta robe.

— Mais je n’ai pas le temps de courir les magasins ! proteste Sylvie.

— Je pense que Chantal pourra t’en prêter une paire.

— Depuis quand ma sœur porte-t-elle des gants de soirée ?

— Passe la voir avant de rentrer chez toi. Si je me trompe, on en trouvera ailleurs.

Heureusement, après quelques mesures, Sylvie oublie qu’elle porte des gants à l’intérieur et que ce n’est pas par coquetterie.

Lorsqu’elle arrive chez Chantal, celle-ci l’accueille à bras ouverts.

— Xavier vient de m’appeler. Pauvre toi ! J’espère que tu vas finir par guérir !

— Et moi donc !

— Tu ressembles à l’homme invisible avec tes gants ! Non seulement j’ai mis de l’eau à bouillir, mais je crois bien que j’ai ce qu’il te faut. Suis-moi !

En chemin, Sylvie s’informe de son neveu.

— Comment va le beau Félix ?

— Depuis que j’ai arrêté de le nourrir au sein, il grandit à vue d’œil. Et le plus beau dans l’affaire, c’est qu’il fait ses nuits… et nous aussi, par la même occasion. Tu aurais dû nous voir la première fois qu’il a dormi jusqu’au matin : Xavier et moi, on était comme deux enfants. On n’arrivait pas à croire qu’on avait dormi huit heures en ligne.

Pour Chantal, arrêter de nourrir son fils a été une décision difficile. Il a fallu beaucoup de patience et d’insistance de la part de Xavier, d’Irma et de Sylvie pour qu’elle admette qu’il était temps d’arrêter – non seulement pour elle, mais pour la santé de Félix aussi.

— Quand on manque de sommeil, tout le reste s’en ressent. Mais où est-il, ton petit trésor ?

— Il dort depuis environ une heure déjà. Et ne t’avise pas d’aller le réveiller. Il a pleuré un bon bout de temps avant de s’endormir.

— Il fait peut-être des dents.

— Tu vois, c’est ce genre de choses que j’aimerais déjà savoir. Chaque fois qu’il pleure, je me demande ce que j’ai fait de travers alors que toi, tu trouves tout de suite une explication.

— Je ne savais pas toujours ce que mes enfants avaient quand ils pleuraient, surtout pas au premier. J’étais comme toi : je m’inquiétais pour tout et pour rien. C’est avec le temps que j’ai pris un peu d’assurance, mais jamais au point de ne plus m’en faire du tout. Et moi, contrairement à toi, je n’avais personne pour me rassurer.

Aussitôt qu’elle se tait, Sylvie regrette déjà ses dernières paroles. Elle n’est pas venue voir sa sœur pour se plaindre. C’est pourquoi, pour détourner l’attention de Chantal, elle s’écrie en voyant les gants sur la table :

— Il n’est pas question que je prenne tes gants. Ils sont encore dans leur boîte.

— Commence par les essayer, réplique Chantal. La question sera vite réglée s’ils ne te font pas. Je vais nous faire un café pendant ce temps-là.

Quand Sylvie glisse ses mains dans les longs gants de satin, elle croit rêver. Ils sont si doux qu’elle les passe sur ses joues. Elle sourit. Aucun doute, ils s’agenceraient parfaitement avec sa robe. Lorsque Chantal dépose les deux tasses de café sur la table, sa sœur revient à la réalité.

— Je ne peux pas te les emprunter. Ils sont tellement beaux !

— Tu n’as pas vraiment le choix, dit doucement Chantal. Tu es beaucoup trop occupée pour aller courir les magasins. Prends-les ! Tu me les rendras quand tu n’en auras plus besoin.

— Je t’avertis, ça risque d’être long ! Et puis, il n’est pas question que je te les redonne dans l’état où ils seront. Dis-moi où tu les as pris et j’irai t’en acheter une nouvelle paire.

Chantal ignore d’où les gants proviennent, car ils appartenaient à la mère de Xavier. Elle les avait achetés pour aller à l’opéra avec son mari ; comme ce dernier est mort d’une crise cardiaque l’après-midi même de l’achat, elle n’a jamais eu la chance de les porter. Et puis, cela fait si longtemps qu’il est impossible de trouver des articles semblables sur le marché. Mais il est inutile que Sylvie connaisse tous ces détails.

— C’est d’accord ! accepte Chantal. Je te donnerai les coordonnées du magasin après tes spectacles.

Lorsque Sylvie enlève les gants, Chantal comprend pourquoi Xavier a décidé de sacrifier les gants de sa mère alors qu’il tenait à eux comme à la prunelle de ses yeux. « Il faut qu’il aime beaucoup ma sœur pour poser un tel geste. »