Chapitre 24

C’est un grand jour pour Sylvie. Dans moins de quinze minutes, Xavier passera la prendre pour l’emmener à la salle où elle donnera son premier spectacle. Pendant que sa mère enchaîne nerveusement les pipes à la réglisse noire, Sonia fait son possible pour la coiffer ; quelques mèches rebelles résistent encore.

— Maman, arrête de manger, sinon tu vas avoir mal au cœur, conseille Sonia.

— Je suis incapable de m’arrêter, confesse Sylvie. Je suis bien trop stressée.

Aux grands maux les grands moyens : Sonia arrache la boîte de pipes à la réglisse des mains de sa mère. Puis, elle lance d’une voix suffisamment forte pour être entendue dans toute la maison :

— Si quelqu’un veut des pipes de réglisse noire, j’en ai à donner. Je suis dans la cuisine.

Quelques secondes plus tard, les jumeaux surgissent devant leur sœur. Sonia leur tend la boîte en prenant soin de les avertir :

— Faites-moi disparaître ça et vite !

Surpris, les garçons regardent leur sœur. Pourquoi leur fait-elle ce cadeau ?

— Tu es sérieuse ? demande Dominic en saisissant la petite boîte.

— Tout ce qu’il y a de plus sérieuse. Allez, les jumeaux, filez ! Je ne veux plus voir cette boîte !

En temps normal, Sylvie aurait protesté, mais pas maintenant. La nausée l’en empêche : sa dernière bouchée de réglisse noire était de trop.

— Je t’en prie, Sonia, donne-moi un verre d’eau avec un peu de « petite vache » dedans, gémit-elle.

— Je t’avais pourtant avertie, réplique Sonia d’un ton sévère en déposant la bouteille de fixatif sur la table.

Une minute plus tard, Sonia tend une mixture pétillante à sa mère. Celle-ci l’avale d’un trait. Il y a longtemps que Sylvie n’a pas eu autant mal au cœur. Elle est parcourue de frissons.

— Je pense que je vais être malade ! s’écrie-t-elle en se levant de sa chaise.

Cette dernière a tout juste le temps de se rendre à la salle de bains. Elle a l’impression que son cœur veut sortir de sa poitrine. « Aux grands maux les grands moyens ! » Elle enfonce son majeur au fond de sa gorge. Quelques instants plus tard, elle rend toutes les pipes de réglisse noire qu’elle a ingurgitées pendant la dernière heure. C’est à croire que, du même coup, elle a évacué une bonne partie de son stress parce qu’elle se sent beaucoup mieux. Sylvie a l’impression d’être passée de la sensation de s’en aller à l’abattoir à celle d’une simple visite chez le dentiste pour se faire extraire une dent. Si, dans le quotidien, l’extraction d’une dent est épouvantable, ce soir cela paraît bien peu comparativement à la boule qu’elle avait dans l’estomac depuis son réveil.

— Maman, est-ce que ça va ? demande Sonia d’une voix inquiète.

Sylvie prend le temps de s’essuyer la bouche avant de répondre.

— Je me sens beaucoup mieux. J’arrive dans une minute.

Sylvie se gargarise et se remet du rouge à lèvres avant de revenir dans la cuisine. Même si elle trouve sa mère un peu pâle, Sonia sourit en la voyant.

— Tu es vraiment faite forte. On ne dirait pas que tu viens d’être malade.

— Tant mieux ! s’exclame Sylvie. Maintenant, je vais parader devant toi. Je veux que tu me dises si tout est correct.

Sonia examine sa mère sous toutes les coutures : robe, chaussures, gants, cheveux, boucles d’oreille, maquillage… Tout est parfait !

— Tu es très belle, maman, émet la jeune fille d’une voix émue. Et les longs gants que tante Chantal t’a prêtés ajoutent du panache à ta toilette.

— N’en mets pas trop, rouspète Sylvie. Je ne suis quand même pas la princesse Grace.

— Mais personne ne te le demande. Ce soir, et lors des autres spectacles aussi, les gens vont venir t’entendre chanter, toi, Sylvie Pelletier, ma mère. Je te le répète, tu es très belle. Aussi bien t’habituer tout de suite parce que je suis certaine que je ne serai pas la seule à te complimenter. Attends que papa te voie.

— Parlant de ton père… Il m’avait promis d’être là à cinq heures et il n’est toujours pas arrivé.

— Ne t’en fais pas avec ça. Il a dû être retardé sur la route. Tu sais comme moi que la circulation sur l’île est compliquée.

— Il aurait quand même pu téléphoner.

— Comment veux-tu qu’il téléphone s’il est pris dans un bouchon ?

— C’est vrai, tu as raison.

Dès que Xavier pose les yeux sur Sylvie, ses épaules se libèrent d’un grand poids. Grâce à son apparence et à l’assurance qu’elle dégage, la chanteuse est rayonnante.

— Tu es vraiment magnifique ! s’exclame-t-il. Tu as l’air d’une vraie diva. Tourne un peu, que je te voie mieux !

Si Xavier nourrissait encore le moindre doute quant à ses chances de faire de Sylvie une grande chanteuse d’opéra, il n’en a plus aucun. Sa protégée a tout ce qu’il faut pour atteindre les plus hauts sommets, même l’humilité – ce qui fait défaut à de nombreuses vedettes – et la confiance en soi. Bien que Sylvie paraisse nerveuse, Xavier sait qu’elle est en pleine possession de ses moyens et qu’elle va faire un tabac. Oui, vraiment, il a fait du bon travail.

— On devrait y aller, suggère-t-il gentiment. Tu auras juste le temps de t’approprier la scène une dernière fois avant que les spectateurs commencent à arriver.

Alors qu’elle va sortir de la maison, Sylvie se tourne vers Sonia.

— Quand ton père arrivera, dis-lui que je l’attends.

* * *

De toute sa vie, c’est la première fois que Michel se sent si démuni. En fait, il se sent aussi bête que le pauvre petit lièvre pris au collet. Il a l’impression de ne plus rien contrôler. Plus le temps passe, plus une certitude s’impose : il est à la merci de la belle Éléonore Springfield. « Et, ma foi, on dirait qu’elle fait exprès d’étirer les choses. »

Comme prévu, tous deux sont allés visiter les chalets que Michel et ses associés devront meubler. Michel a noté tout ce dont il aura besoin pour commencer le travail. À midi, Éléonore et lui étaient déjà attablés dans un petit restaurant de Tremblant, mais jamais Michel n’a vu un dîner s’allonger autant. Peu habitué à passer autant de temps à table sauf lorsqu’il invite sa douce à manger à l’extérieur, Michel s’est forcé pour faire la conversation. Outre le fait qu’il déteste perdre son temps, il ne s’en faisait pas trop. Il pourrait malgré tout rentrer chez lui assez tôt. D’ailleurs, à l’heure où sa cliente et lui arriveraient à Montréal, Michel pourrait traverser le pont sans difficulté. Il aurait même le temps de passer une petite heure au magasin. Puis, il retournerait à la maison pour souhaiter bonne chance à Sylvie, avant que Xavier vienne la chercher. Pour lui, tout était clair. Et si simple !

C’est lorsque Éléonore et lui ont repris la route que les choses se sont gâtées. Madame Springfield s’est d’abord arrêtée à Saint-Jérôme, puis à Laval. Évidemment, chacun des arrêts ne devait prendre que quelques minutes. Toutefois, le premier a duré une bonne demi-heure et le deuxième, presque une heure.

Michel est hors de lui, et il cache de moins en moins sa frustration. Même avec la meilleure volonté du monde, impossible qu’il soit chez lui à cinq heures. Et peut-être même manquera-t-il le début du spectacle.

— Je suis vraiment désolée, déclare Éléonore d’une voix enjouée en remontant dans la voiture. Je me suis un peu laissée emporter par mon enthousiasme. Vous auriez dû venir avec moi ; vous auriez trouvé le temps moins long. Je n’en reviens pas de voir à quel point il y a des belles choses dans ce magasin. Je ne me rappelle pas si je vous l’ai déjà dit, mais j’achète toujours mes luminaires ici.

Comme elle n’obtient aucune réaction de son compagnon de route, Éléonore se tourne vers Michel. Immédiatement, elle se rend compte que quelque chose ne va pas.

— Écoutez, je sais que mes deux petits arrêts n’étaient pas prévus, mais je n’ai pas pu résister. Il ne faut pas m’en vouloir. Soyez assuré que je ne voulais pas vous déplaire.

Michel pourrait choisir de se taire et de se composer un nouveau visage plutôt que d’afficher un air fâché, mais il n’en a aucune envie. Au mieux, tout ce qu’il peut faire, c’est choisir ses mots pour ne pas se montrer trop dur avec sa cliente.

— Je ne vous en veux pas. Mais comme je vous l’avais dit, je devais absolument être chez moi à cinq heures.

— Oh ! gémit Éléonore en mettant sa main gantée sur sa bouche.

— Ma femme donne son premier spectacle solo ce soir. Je ne pourrai même pas lui souhaiter bonne chance.

Malgré sa fortune, Éléonore Springfield est restée une femme de cœur. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’Irma et elle s’entendent aussi bien.

— En fait, je ne sais pas quoi dire pour ma défense. J’ai très mal agi avec vous. Et à l’heure qu’il est, c’est peine perdue : jamais vous n’arriverez à temps chez vous. Le mieux que je puisse faire dans les circonstances, c’est de m’excuser, même si je sais que c’est bien peu par rapport à ma mauvaise conduite. Si vous voulez, nous pourrions au moins nous arrêter quelque part pour que vous puissiez appeler votre femme.

Mais Michel n’a aucune envie de faire un nouvel arrêt.

— Je préfère qu’on rentre directement, dit-il d’un ton neutre.

Graduellement, au fil du trajet, Michel retrouve sa bonne humeur. Silencieuse depuis le départ, Éléonore déclare soudainement :

— J’aimerais bien que vous me parliez de votre femme. Irma ne cesse de vanter ses talents de chanteuse.

— Vous devriez l’entendre. Sylvie est…

Michel ne tarit pas d’éloges sur sa femme. Le sourire aux lèvres, Éléonore l’écoute avec attention. Elle aimerait avoir un homme comme Michel à ses côtés. Sous ses manières un peu rustres se cache un homme merveilleux qui prend grand soin des gens qu’il aime.

— … Nous irons en Égypte pour fêter nos vingt-cinq ans de mariage.

Les voyageurs arrivent enfin chez Éléonore. L’air attendri, celle-ci regarde Michel monter dans son auto.

* * *

La salle est remplie à pleine capacité. Les conversations sont si animées qu’on se croirait dans une ruche. Quelques journalistes se tiennent debout à l’arrière. Xavier a été formel : Sylvie les verra seulement après sa prestation. Évidemment, certains ont poussé les hauts cris, mais cela n’a eu aucun effet.

Sylvie attend dans une petite loge. Elle fait les cent pas. Des sentiments contradictoires la secouent : elle se sent à la fois heureuse, nerveuse, inquiète, démunie, fière… Parfois, elle a envie de prendre ses jambes à son cou. La seconde d’après, elle savoure à l’avance le plaisir que la scène lui procurera. Elle ne se souvient d’aucune parole. Elle a chaud. Elle a froid. Elle cherche son souffle. « Il faut être folle à lier pour se mettre dans un tel état. » Elle regarde sa montre. Dans moins d’une minute, Xavier viendra la chercher. Sylvie est émue ; jamais elle n’aurait pu imaginer qu’un jour elle donnerait un spectacle solo. « Maman serait fière de moi. »

Son père et Suzanne sont dans la salle. Elle aurait aimé qu’ils passent à la maison cet après-midi, mais son père a dit que Suzanne et lui arriveraient juste à temps pour le spectacle. Il voulait aller voir Ghislain à la prison. « Quelle triste histoire ! » Chantal, Sonia, Irma, Marie-Paule et René, François et Marguerite assisteront au spectacle. Et Ginette aussi. Elle tenait à tout prix à être présente.

— Je te dois bien ça ! avait-elle indiqué.

— Laisse-moi au moins t’offrir un billet, avait proposé Sylvie.

— Il n’en est pas question. Je te rappelle qu’il s’agit de ton travail, pas d’un loisir.

Les paroles de sa sœur l’avaient grandement touchée.

Sylvie pense à Michel. « Il est sûrement dans la salle maintenant. » Elle entend frapper trois petits coups à la porte de sa loge.

— Je suis prête, affirme-t-elle d’un ton ferme.

Le bouquet de fleurs que Xavier tient est si gros que Sylvie voit à peine son beau-frère.

— Elles viennent tout juste d’arriver, annonce Xavier. Je te laisse le temps de lire la petite carte qui les accompagne et ensuite, on y va.

Bon spectacle !

Des petites larmes apparaissent instantanément au coin des yeux de Sylvie. Elle savait que Michel serait là. Elle prend une grande respiration avant de s’essuyer les yeux. Ensuite, elle déclare d’une voix assurée :

— Allons-y !

Selon les spectateurs, jamais Sylvie n’a aussi bien chanté. Xavier est du même avis. L’artiste a d’ailleurs eu droit à une immense ovation. Elle regardait ses admirateurs en souriant, savourant son succès. En coulisse, Xavier attendait le moment propice pour aller rejoindre Sylvie et annoncer à l’auditoire que celle-ci interpréterait une dernière pièce.

Après le rappel, Sylvie salue les spectateurs, puis le rideau tombe. Xavier soulève de terre sa protégée et la serre très fort dans ses bras.

— Tu as été fabuleuse ! s’exclame-t-il. Crois-moi, tu iras loin. Je vais aller chercher les journalistes. Après les entrevues, tu pourras aller rencontrer tes nombreux admirateurs.

Aussitôt qu’elle se retrouve seule, Sylvie se laisse tomber sur la première chaise venue. Elle a les jambes molles comme de la guimauve. La pression de toute la soirée lui est tombée dessus d’un seul coup.

Xavier revient avec trois journalistes. Pendant les minutes qui suivent, ces derniers bombardent Sylvie de questions. Souriant, Xavier regarde la scène à distance. La franchise et la gentillesse de Sylvie pallient largement son manque d’expérience pour affronter la presse.

Après une dizaine de minutes, Xavier prend la parole :

— Je vous remercie, messieurs, mais ce sera tout pour aujourd’hui.

— Vous n’avez pas à nous remercier, répond l’un d’eux. Il y avait longtemps que je n’avais pas assisté à un aussi bon spectacle d’opéra. Soyez assuré que je suivrai la carrière de madame Pelletier avec le plus grand plaisir.

Sylvie aurait aimé enregistrer le commentaire du journaliste. « La carrière de madame Pelletier »… Comme ces mots sont doux à son oreille !

— Viens, Sylvie, dit Xavier en la prenant par le bras. Tes admirateurs t’attendent.

Aussitôt qu’elle entre dans la salle, la chanteuse est encerclée. Le premier à la féliciter est Michel.

— Tu es ma championne ! murmure-t-il en la serrant très fort dans ses bras.

— Merci pour le bouquet de fleurs, déclare-t-elle.

— Mais je ne t’ai pas envoyé de fleurs ! s’étonne Michel.

— Va chercher le bouquet. Il est dans ma loge. J’étais certaine qu’il venait de toi.

Ensuite, les autres félicitent Sylvie : Irma, Ginette, Sonia…

Lorsque Michel aperçoit le bouquet, il se demande qui a pu offrir à sa femme des fleurs aussi magnifiques. Il se presse de lire la carte :

Bon spectacle !

Il tourne le carton pour voir s’il y a autre chose au verso. Quelle n’est pas sa surprise quand il lit la suite.

Je vous offre les fleurs que votre mari n’aura pas le temps d’aller vous acheter aujourd’hui par ma faute. J’espère qu’elles vous plairont.

Éléonore Springfield

Michel se frotte le menton et sourit. Lundi, il appellera sa cliente pour la remercier. « Elle est vraiment très gentille pour une femme riche. » Sylvie a gagné au change. Jamais Michel ne lui aurait offert un bouquet aussi somptueux ; c’est au-dessus de ses moyens. Le bouquet en main, il retourne près de sa femme. Il arrive juste à temps pour entendre Xavier déclarer :

— Je vous invite tous à venir prendre un verre chez moi.

Alors que Michel ouvre la portière à Sylvie, elle lui demande qui lui a offert le bouquet. Il sort la petite carte de sa poche et la tend à sa femme.

— Si tu l’avais retournée, tu l’aurais su tout de suite, dit-il.

Après avoir lu le message, Sylvie interroge Michel du regard.

— C’est la cliente avec qui je suis allé au Mont-Tremblant aujourd’hui. Éléonore Springfield est aussi une amie de tante Irma. Disons qu’elle avait quelque chose à se faire pardonner et que c’est toi qui en as profité. Mais je te raconterai tout ça demain. Pour l’instant, je veux que tu me parles de ta soirée.

En fin de compte, Michel était arrivé à la salle de spectacle pendant la deuxième chanson de Sylvie. On aurait dit que tout le monde s’était donné le mot pour sortir de l’île en même temps que lui. Les autos avançaient à pas de tortue. Quand il était enfin arrivé à la maison, il avait avalé une bouchée en vitesse, s’était rafraîchi rapidement, avait enfilé son habit avant de sauter dans son auto pour aller entendre sa dulcinée. Il était vraiment heureux que la salle soit remplie à pleine capacité. Aucun siège, à part le sien, n’était vide. Il savait tout ce que cela représentait pour Sylvie ; personne n’avait acheté un billet seulement pour l’encourager, mais bien pour l’entendre. Quand il avait aperçu les journalistes debout à l’arrière, il était encore plus content. « Avec Xavier à ses côtés, nul doute que Sylvie ira très loin. Elle possède un immense talent et lui, il a tous les atouts pour faire d’elle une grande vedette. »

Pendant tout le trajet, Sylvie n’arrête pas de parler. Elle en a vraiment long à raconter sur sa soirée. Michel ne l’interrompt pas une seule fois, car il boit ses paroles.

— Je suis vraiment fier de toi, déclare-t-il en pénétrant dans la grande allée bordée d’arbres qui mène à la maison de Chantal et Xavier.