Chapitre 25

Les jumeaux sont de grands gourmands. Avec eux, rien n’a jamais le temps de vieillir – surtout ce que l’on consomme généralement en dehors des repas. En réalité, il n’y a qu’avec les noisettes offertes par leurs cousins de Jonquière qu’ils ont été raisonnables : il s’est écoulé près d’un an et demi avant qu’ils savourent les deux dernières. Un exploit dans leur cas ! Assis sur l’établi du garage, les garçons font durer le plaisir aussi longtemps que possible.

Après avoir avalé les noisettes, François et Dominic restent sans bouger pendant plusieurs secondes. Ils ont tellement aimé ces noisettes qu’ils ont pris le temps de déguster chacune d’elles. Et ils les avaient si bien cachées que même Luc n’avait pas réussi à les trouver. Pourtant, ce dernier n’avait pas ménagé ses efforts.

— C’est vraiment la fin ! affirme François, déçu, en sautant de l’établi.

— Ouais ! grogne Dominic. Il fallait bien que ça finisse un jour.

— Je suis content pour une chose : nos cousins ont réussi à nous apprendre la valeur d’une noisette, dit François le plus sérieusement du monde.

— Non seulement d’une noisette, mais d’une poche de noisettes ! plaisante Dominic.

En dignes habitants de la ville, les jumeaux n’ont pas l’habitude de se préoccuper de la provenance de ce qu’ils mangent. Pour eux comme pour beaucoup de jeunes de leur âge, tout vient de l’épicerie, du dépanneur du coin ou du magasin. Et tout ce que ça demande pour se procurer des denrées, c’est de l’argent. Mais eux, au moins, ils ont déjà eu la chance de voir et de toucher des animaux de ferme. Ils sont aussi montés à cheval et ils ont pêché avec leur père. Ils ont même dormi en forêt avec lui, dans un chalet. Tout ça leur donne une longueur d’avance sur leurs camarades qui, pour la plupart, ne sont jamais sortis de leur coin de pays et ne connaissent de la nature que ce qu’ils apprennent dans les livres d’école.

— Mais blague à part, reprend Dominic, si on veut ravoir des noisettes, j’ai bien peur qu’il faille aller les cueillir nous-mêmes.

— On demandera à papa de nous emmener à Jonquière.

Autrefois, quand il s’agissait de rendre visite à leurs grands-parents, jamais les jumeaux ne se faisaient prier pour aller à Jonquière. Évidemment, comme tous les autres membres de leur famille, ils trouvaient le trajet beaucoup trop long, mais pour eux ça valait le coup. Depuis que leur grand-mère habite à Longueuil, François et Dominic ne sont retournés qu’une seule fois là-bas ; c’était pour aller pêcher avec leur père. D’ailleurs, ils ne sont pas près d’oublier cette semaine.

— Et il faudrait qu’il cueille les noisettes avec nous, aussi, précise François. On ne sait même pas à quoi ressemble un noisetier. Mais j’y pense, on pourrait demander à grand-papa Camil s’il y a des noisetiers à L’Avenir… Ce serait bien plus pratique.

— Ça ne coûte rien de lui poser la question.

— Je m’en charge, indique François. C’est bien beau tout ça, mais il va falloir qu’on s’occupe de monsieur Greenwood. Je ne sais vraiment pas comment je vais faire pour l’endurer jusqu’à la fin de l’année.

— Crois-moi, tu n’es pas le seul. C’est rare que je dise une telle chose, mais il me fait peur ce bonhomme-là. Chaque fois qu’on lui a joué un tour, il nous l’a fait payer au centuple. Ma hantise c’est que, si on lui en fait trop baver, il monte encore d’année avec nous. Et ça, je ne le supporterais pas.

François soupire un bon coup. Il en a plus qu’assez du « bonhomme Greenwood », d’autant que c’est toujours à Dominic et lui qu’il s’en prend même lorsqu’ils n’ont rien à voir dans l’histoire. Le professeur les a choisis comme boucs émissaires ; il est évident que pour lui, en dehors des jumeaux, personne ne mérite jamais d’être puni. Depuis les vacances de Noël, François et Dominic se tiennent à carreau dans sa classe. Ils ont même étudié la géographie assidûment et ils ont passé tous les examens de cette matière avec brio. Mais peu importe ce qu’ils font, on dirait que ce n’est jamais assez bien pour leur professeur.

— Moi non plus, je ne le supporterais pas ! s’écrie François. J’ai une idée. Puisque ni papa ni maman ne veulent plus entendre parler de ce professeur, on devrait discuter de notre problème avec Alain et Junior. Peut-être qu’eux, ils sauraient quoi faire.

— Pourquoi pas ? On n’a rien à perdre.

— Au moins, on a enfin retrouvé notre grand-mère. Je ne sais pas pourquoi, mais elle redevenue comme avant.

— Même René est plus gentil avec nous. Moi, je pense que papa a parlé à grand-maman. Tu as vu, elle a même acheté ses petits gâteaux préférés.

Les jumeaux et Luc étaient ravis lorsque Marie-Paule les avait invités à souper. Ils étaient comme des chiots au moment du départ. Et puis, sans même que leur mère ait eu à leur dire, ils avaient enfilé leurs habits du dimanche et avaient même enduit leurs cheveux de Brylcreem. Ils affichaient leur plus beau sourire quand Michel les avait déposés devant la maison de leur grand-mère.

Pour l’occasion, Marie-Paule n’avait rien laissé au hasard. Elle avait préparé le repas préféré de ses petits-enfants et elle avait rempli un grand tiroir de leurs friandises favorites. C’est René qui leur avait montré la nouvelle « caverne d’Ali Baba ».

— S’il manque quelque chose, dites-le-moi. J’irai en acheter.

Les trois frères n’avaient pas les yeux assez grands pour voir tout le contenu du tiroir. À première vue, il ne manquait rien. Ce soir-là, ils s’étaient gavés de sucreries comme jamais auparavant. Et c’est le cœur réjoui qu’ils étaient remontés dans la voiture de leur père.

— Tu vas être content, avait indiqué Luc à son père. Grand-maman t’a acheté tes petits gâteaux préférés.

Michel s’était promis de rendre une petite visite à sa mère dès le lendemain.

* * *

Quand Michel a parlé à Shirley de son problème, elle lui a confirmé que l’engourdissement des mains faisait partie des maux causés par le diabète. Elle l’a prévenu qu’il devrait consulter son médecin le plus rapidement possible.

— Tu ne dois pas prendre ça à la légère. Et tu dois aussi en parler à Sylvie.

Fidèle à lui-même, Michel a laissé traîner les choses. C’est pourquoi Shirley s’est résolue à téléphoner à Sylvie pour l’informer. Inutile de préciser que celle-ci était furieuse contre son mari ; elle ne s’est d’ailleurs pas gênée pour le lui faire savoir.

— Tu n’aurais quand même pas voulu que je t’inquiète avec ça avant ton premier spectacle, argue-t-il pour sa défense. Et puis, ce n’est rien de grave.

— Depuis quand es-tu médecin ?

Que peut-il répondre à cette question ? Michel l’ignore, surtout qu’il est mort d’inquiétude à l’idée que son diabète lui cause de graves complications. Étant donné la légèreté avec laquelle il a considéré le diagnostic, ce ne serait pas étonnant que son état ait empiré. Dans ce cas, il ne pourrait s’en prendre qu’à lui-même.

— Il va falloir que tu appelles la secrétaire de ton docteur à la première heure demain, signale Sylvie. Tu dois obtenir un rendez-vous au plus vite.

Michel fronce les sourcils.

— Tu m’as très bien comprise, reprend Sylvie. Ce n’est certainement pas moi qui vais prendre rendez-vous pour toi, surtout que tu fais exprès pour t’abîmer la santé.

Puis, sur un ton ironique, elle ajoute :

— « Il n’est pas question que moi, Michel Pelletier, je fasse du diabète. Je vais montrer à cette maladie de quel bois je me chauffe. » Eh bien, je pense que tu as dépassé tes objectifs. Regarde où tu en es à cause de ton entêtement à toujours manger trop de sucre. Je n’ai pas de compliments à te faire.

Une fois de plus, Michel ne trouve rien à répondre. La mine basse, il réfléchit aux paroles de Sylvie. Alors qu’il croyait qu’elle en avait terminé avec lui, elle déclare d’une voix autoritaire :

— Au cas où tu l’aurais oublié, on a décidé de fêter nos vingt-cinq ans de mariage en Égypte. Mais pour ça, il faudrait que tu sois encore de ce monde.

Si l’intention de Sylvie était de frapper fort, elle a réussi son coup. Si ce n’était pas dimanche, Michel se ruerait sur le téléphone pour prendre un rendez-vous avec son médecin. Comme il devra attendre au lendemain matin pour agir, il retourne s’asseoir dans son fauteuil et ferme les yeux en espérant de toutes ses forces que Sylvie le laissera tranquille. Lorsque Princesse saute sur lui, il se met à la flatter, ce qui l’aide à évacuer son inquiétude.

Quelques minutes plus tard, Sylvie sort de la maison sans préciser où elle s’en va. Lorsque Michel prend le journal, il se demande ce qui lui arrive. Il serait prêt à jurer que sa vue a baissé alors que la veille, il voyait très bien. Il se souvient alors des explications de Shirley :

— Il y a plusieurs complications associées au diabète : l’engourdissement des mains, une fatigue extrême, une soif excessive, le besoin fréquent d’aller uriner et la diminution de la vue. Mais tous ces problèmes peuvent être réglés s’ils sont traités à temps.

Michel jette son journal par terre. La peur vient de s’infiltrer au plus profond de lui-même. Il reste assis dans son fauteuil jusqu’à l’heure du souper et feint de s’être assoupi chaque fois que quelqu’un s’approche de lui, alors qu’il n’a pas dormi de tout l’après-midi. Évidemment, Michel n’est pas très bavard au souper, mais personne ne semble y porter attention. Après la vaisselle, il propose à Sylvie d’aller faire un tour chez Paul-Eugène et Shirley. Elle lui jette un regard chargé de reproches. Toutefois, devant l’expression inquiète de Michel, elle se radoucit.

— Tu pourrais les appeler pendant que je me brosse les dents, dit-elle.

* * *

Ce soir, Sonia a rendez-vous avec sa tante Chantal. Il y a bien longtemps qu’elles ne se sont pas retrouvées en tête à tête. Depuis la naissance de Félix, Chantal a été beaucoup moins disponible, particulièrement durant les longs mois où elle a allaité son fils. Après le spectacle de Sylvie, elles ont convenu qu’il était grand temps qu’elles se voient seule à seule. Étant donné que Sonia a une semaine fort chargée et que Chantal peut se libérer plus facilement quand Xavier est à la maison, elles ont décidé de se rejoindre dans un petit restaurant à mi-chemin de leurs demeures respectives. Elles y prendront le dessert.

Sonia est impatiente de passer un peu de temps avec sa tante. Elle n’en parle jamais, mais Chantal lui manque beaucoup. Et leurs petites vacances estivales en compagnie de sa tante Irma, aussi ! Mais Sonia ne se fait pas d’illusions. Maintenant que ses deux tantes sont en couple, les chances sont quasi inexistantes pour qu’elles repartent en voyage ensemble toutes les trois. Cela l’afflige beaucoup.

Arrivée la première, Sonia choisit une petite table au fond du restaurant – une place à l’abri des oreilles indiscrètes. Quelques minutes plus tard, Chantal fait son entrée. Elle est resplendissante.

— J’espère que je ne t’ai pas trop fait attendre, dit Chantal avant d’embrasser sa nièce sur les joues et de la serrer dans ses bras comme si toutes les deux ne s’étaient pas vues depuis longtemps.

— Mais non ! J’étais un peu en avance. Je propose qu’on regarde le menu et qu’on commande tout de suite. Après, on sera plus tranquilles.

— Bonne idée, mon général ! acquiesce Chantal en portant la main à son front comme un militaire. Je sais déjà ce que je vais prendre : un gros brownie avec une montagne de sauce au chocolat bien chaude.

— Et moi, j’ai bien envie de me laisser tenter par la tarte au sucre. Je la trouve inspirante.

Les deux femmes éclatent de rire.

Quand elles reprennent leur sérieux, Chantal dit :

— Maintenant, je veux que tu me parles de toi. C’est drôle, mais j’ai comme l’impression que j’ai manqué des choses très importantes dans ta vie. Est-ce que je me trompe ?

Sonia n’avait pas l’intention de parler de son avortement à Chantal aujourd’hui. Mais lorsqu’elle s’est retrouvée devant sa tante, elle a changé d’avis.

— Eh bien, il m’est arrivé quelque chose de… balbutie Sonia.

Chantal attend patiemment que sa nièce trouve la force de poursuivre.

— Il faut que je te dise que…

Le regard voilé de larmes, Sonia annonce sans ménagement :

— Je me suis fait avorter.

Chantal ne peut réprimer un petit cri de surprise, réaction que Sonia doit ignorer si elle veut être capable de poursuivre. La main posée sur celle de sa nièce, Chantal écoute avec la plus grande attention. Dès la fin de son histoire, la jeune femme prend une bouchée de sa tarte au sucre et la mâche avec exagération – davantage pour se donner une contenance que pour la savourer.

— Ma pauvre Sonia ! s’exclame Chantal. Tu aurais dû m’en parler avant.

— Mais je ne pouvais pas ! Tu en avais déjà plein les bras. Et puis, je pouvais compter sur tante Irma.

Chantal a peine à s’imaginer tout ce que sa nièce a dû supporter. Sonia a toujours clamé qu’elle ne voulait pas d’enfants, mais entre dire cela et aller se faire avorter, il y a tout un monde. Surtout à son âge…

— Heureusement ! Ma pauvre Sonia ! J’imagine que c’est inutile de te demander si ta mère est au courant.

— Si c’était le cas, je ne serais certainement pas assise devant toi. Tu la connais, c’est le genre de choses que je ne pourrai jamais lui avouer. Tu sais probablement qu’elle fait brûler des lampions pour que je ne tombe pas enceinte.

— Ouais ! Et maintenant, comment vas-tu ?

Sonia prend une grande respiration avant de répondre. Puis, elle se lance :

— Ça dépend des jours. La plupart du temps, j’arrive à ne pas y penser. Et puis, tout à coup, au moment où je m’y attends le moins, ça prend toute la place dans ma tête. Mais j’imagine que c’est normal. Je n’ai pas fait l’amour depuis ce jour-là ; j’ai bien trop peur de tomber enceinte.

— Mais voyons, ça n’a aucun sens ! Tu ne vas quand même pas te punir le reste de tes jours. C’était un accident.

— Je te rappelle qu’Isabelle a mis au monde son bébé, elle.

— Mais toi, tu es tombée enceinte pendant la période où tu ne pouvais plus prendre la pilule, si je me souviens bien.

— C’est exact. Depuis, j’ai recommencé à prendre la pilule, mais je suis encore morte de peur.