Chapitre 27

Depuis qu’il a reçu les résultats de ses prises de sang, Michel se montre insupportable dès qu’il met les pieds dans la maison. C’est à croire qu’il garde sa bonne humeur pour ses clients. Mais il faut dire que toute la famille épie ses moindres gestes aussitôt qu’il se risque à ouvrir le garde-manger ou le réfrigérateur. Hier, il était si fâché qu’il a demandé aux jumeaux s’ils travaillaient pour la police.

Avec sa fougue habituelle, Dominic a répondu :

— Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, c’est pour toi qu’on travaille.

Et François a déclaré :

— Si tu veux tout savoir, Dominic et moi, on n’a aucune envie de devenir orphelins de père. J’espère que tu ne t’attends pas à ce qu’on te regarde gâcher ta vie sans rien faire. Nous, on veut bien prendre ta relève au magasin, mais il faudrait que tu nous laisses vieillir un peu.

— On est même prêts à t’aider, a renchéri Dominic. Tu n’as qu’à nous dire ce qu’on doit faire, et on le fera.

— On pourrait même arrêter de manger du sucre, si tu veux, a proposé François. Mais on ne se passera pas des peppermints roses.

— Ni des pipes en réglisse noire, a précisé Dominic.

Michel devrait se réjouir que ses enfants se préoccupent autant de sa santé, mais il en est incapable actuellement. Il est furieux contre lui. À cause de sa nonchalance, le voilà maintenant contraint de mener une vie de moine aussi longtemps que les choses ne seront pas rentrées dans l’ordre – ce qui, selon son médecin, prendra au moins quelques mois. Au menu maintenant : le moins de sucre possible et le maximum d’exercice. « La belle affaire ! C’est exactement le genre de vie dont j’ai toujours rêvé ! »

Même lorsqu’il a cessé de fumer, l’expérience a été moins difficile que de réduire le sucre. Et malheureusement, il y a aussi du sucre dans la bière. Mais Michel a bien averti Sylvie qu’il était hors de question qu’il cesse de boire de la bière.

— Puisque c’est ainsi, a dit Sylvie, on va établir tout de suite le nombre de consommations que tu peux prendre. Le temps des à-peu-près est passé. Je te connais trop bien…

Puis, elle a ajouté d’un ton décidé :

— Voici le règlement : aucun alcool la semaine et deux bières la fin de semaine.

— Voyons donc ! s’est exclamé Michel. Tu crois vraiment que je vais me contenter de boire deux bières par semaine ? Ça, jamais !

Loin de se laisser impressionner par le ton de son mari, Sylvie a mis ses mains sur les hanches et s’est écriée :

— Ce sera deux petites bières, pas des grosses, et ce n’est pas négociable.

— Je voudrais bien savoir ce que vous avez tous à me prendre pour un attardé.

Michel est sorti de la cuisine en bougonnant. Aujourd’hui, à son retour du magasin, il n’y avait plus de bière dans le réfrigérateur du garage ni dans celui de la cuisine, et plus de Coke non plus. Tous les petits gâteaux avaient disparu du garde-manger comme par enchantement, et le tiroir de bonbons était vide.

Michel a refusé de manger. Il est allé s’asseoir dans son fauteuil et a prié intérieurement pour que Princesse vienne vite s’étendre sur lui pour sentir un peu de chaleur. En vain ! Seul dans son coin, Michel ronge son frein. Même s’il meurt de faim, pas question qu’il aille dans la cuisine. En tout cas, pas tant que quiconque s’y trouvera.

Lorsque le bulletin de nouvelles commence, Michel se redresse sur sa chaise. Il s’avance sur le bout de celle-ci, plutôt que d’augmenter le volume de la télévision.

Le lecteur de nouvelles annonce : « La maquette du futur stade olympique a été dévoilée aujourd’hui. Jean Drapeau, le maire de Montréal, a annoncé que le coût des Jeux olympiques sera de 310 millions de dollars. »

C’est n’importe quoi ! s’écrie Michel suffisamment fort pour que Sylvie l’entende. Non seulement l’architecte est français, mais voilà maintenant qu’on sait que cet événement est bien au-dessus de nos moyens. Et ce n’est pas fini ! Je te garantis que ça va encore coûter plus cher que prévu. Avec Drapeau, tout coûte cher.

Sylvie saisit cette occasion pour se rapprocher de Michel.

— Ne t’emporte pas pour ça, voyons ! De toute manière, on n’habite même plus à Montréal.

— J’espère que tu n’es pas sérieuse, là ? Les Olympiques, c’est comme l’Expo. Cela aura beau avoir lieu à Montréal, tout le monde sans exception va payer – même les gens qui habitent au fin fond de l’Abitibi.

— Tu as bien raison.

— Je gagerais même que le Québec va payer plus que les autres provinces. J’entends les Anglais nous dire : « C’est normal, les installations vont vous rester après les Olympiques. » Comme si on avait besoin de ça, en plus ! Si les entreprises géraient leurs affaires comme nos gouvernements, elles seraient vite en faillite.

Certains jours, Sylvie prendrait Michel par les cheveux et elle le secouerait de toutes ses forces pour lui remettre les idées en place. Il est vraiment vieux jeu. Elle sait bien que les Jeux olympiques de 1976 vont coûter cher à tous les Canadiens, et encore plus aux Québécois. Mais c’est une occasion en or de faire rayonner le Québec à l’international ; on n’a qu’à penser à quel point l’Expo a changé la perception du monde face à lui. Et puis, même si elle n’est pas du tout sportive, Sylvie aura les yeux rivés sur la télévision chaque fois qu’elle aura du temps libre. Ce sera une première : Radio-Canada diffusera une douzaine d’heures par jour pendant toute la durée des Jeux. Du jamais vu ! Sylvie ne se fatiguera certainement pas de regarder en direct sur le petit écran les plus grands athlètes du monde.

— Et ce n’est pas tout, reprend Michel. Les 210 000 employés de la fonction publique menacent de déclencher la grève mardi prochain. Depuis déjà deux jours, les négociations sont rompues entre le gouvernement et les centrales syndicales. Pendant que nous autres on jongle avec nos cennes pour arriver, eux autres ils jonglent avec des millions – nos millions – pour faire déficit après déficit. Je me demande où on s’en va.

Même si Sylvie argumentait, elle n’aurait jamais gain de cause. Quand Michel se trouve dans cet état, il vaut mieux lui changer les idées, et vite.

— Ferme la télévision et suis-moi à la cuisine, dit-elle. J’ai gardé ton assiette au chaud. Après, si tu veux, on ira marcher. On pourrait même se rendre jusque chez Alain. J’ai acheté une nouvelle poupée Barbie à la belle Hélène.

Normalement, Michel aurait accepté volontiers d’aller voir sa petite-fille, mais pas ce soir. Il sera obligé de refuser la bière qu’Alain ne manquera pas de lui proposer même s’il est au courant de ses problèmes de santé. La dernière fois qu’il est venu à la maison, Alain lui a dit qu’il n’était pas question qu’il cesse de lui en offrir.

— On peut aller marcher, dit Michel à sa femme, mais on se reprendra pour aller chez Alain.

Puis, sur un ton plus joyeux, il ajoute :

— Si je ne me trompe pas, vous avez mangé du pâté au poulet… J’espère que tu m’en as servi une bonne portion parce que je meurs de faim.

* * *

Xavier et Sylvie font le bilan de la première expérience de celle-ci comme chanteuse d’opéra en solo.

— J’ai adoré ça ! s’exclame Sylvie sur un ton réjoui. Je ne sais pas comment l’expliquer, mais c’est comme si j’avais été transportée dans un autre monde d’un bout à l’autre du spectacle. C’était magique ! J’avais l’impression de flotter sur un nuage. Et toi, qu’as-tu pensé de ma prestation ?

— Franchement, tu as été excellente. Et tu semblais tellement à l’aise. J’ai beaucoup de plaisir à travailler avec toi.

— Malgré l’assurance que j’affichais, j’étais morte de peur jusqu’à ce que je sois sur le point de lancer ma première note. C’est à ce moment-là que la magie s’est installée. Avant, je ne me souvenais même plus des paroles de mes chansons.

— Je comprends. Mais changement de propos… Je ne t’en ai pas parlé avant, mais j’ai signé avec Québec et Montréal pour juin. Au total, tu auras quatre autres spectacles à donner.

Un large sourire fleurit sur les lèvres de Sylvie. « Mon rêve est en train de devenir réalité. » La seconde d’après, une ombre passe dans son regard.

— Mais es-tu certain qu’il y aura du monde dans la salle ? s’inquiète-t-elle. Personne ne me connaît en dehors de Longueuil. Et s’il y a une chose qui me rendrait malheureuse, ce serait bien de chanter devant une salle vide.

— Arrête de t’en faire. Tu es beaucoup plus connue que tu le crois. Tu sais, le monde de l’opéra est très petit. Chaque fois qu’un nouveau nom prend l’affiche, les gens se déplacent pour venir l’entendre. Le soir de ta première, il y avait des gens de Québec et de Montréal dans la salle. Et le deuxième soir, il y avait même quelqu’un d’Ottawa.

Sylvie n’en revient pas. Un spectateur est venu d’Ottawa pour l’entendre !

— Alors, j’espère que tu es libre en juin ! la taquine Xavier.

— Qu’en penses-tu ? C’est sûr que je suis libre ! Mais juste au cas où je recevrais de nouvelles propositions, il vaudrait peut-être mieux que tu me donnes les dates pour Québec et Montréal. Il ne faudrait pas que je sois obligée de donner deux spectacles le même soir !

À peine Sylvie a-t-elle fini ses trois spectacles solos qu’elle doit entreprendre ceux de l’ensemble lyrique dont elle fait partie. Cette année, on a dû ajouter deux supplémentaires, ce qui est une excellente nouvelle. Quand Xavier a déclaré que c’était grâce à elle, Sylvie lui a simplement souri. Quelle que soit la raison de la vente d’un plus grand nombre de billets, l’important c’est qu’elle pourra chanter. Et c’est tout ce qui l’intéresse.

La veille, elle a acheté sa Mustang décapotable. Même si l’hiver vient tout juste de finir, toutes les voitures rouges s’étaient déjà envolées. Après plusieurs appels, le vendeur a fini par dénicher une Mustang rouge dans un garage de Québec. Sylvie ne recevra donc sa nouvelle voiture que dans quelques jours.

Michel a tout essayé pour la faire changer d’avis. Il a brandi tous les arguments possibles pour la convaincre qu’elle ne réalisait pas une bonne affaire en achetant une voiture neuve. Mais Sylvie a rétorqué que personne ne l’empêcherait de s’offrir l’auto de ses rêves.

— Tu devrais être content pour moi au lieu de me mettre des bâtons dans les roues. Ma foi du bon Dieu, à t’entendre, on jurerait que tu es jaloux.

— Je t’interdis de me traiter de jaloux. Moi, si je te dis tout ça, c’est uniquement pour ton bien… et pour celui de ton porte-monnaie, aussi. Tu vas gaspiller ton argent. Une auto neuve perd environ 30 % de sa valeur la première année. As-tu les moyens de perdre autant d’argent ? Tu devrais t’acheter une auto qui a au moins deux ans. En tout cas, ne t’imagine pas que je vais signer pour toi à la banque.

— Ça suffit ! lui a ordonné Sylvie. J’en ai assez entendu. Que ça te plaise ou non, je vais m’acheter une Mustang rouge décapotable flambant neuve, un point c’est tout. Et je n’ai pas besoin de ta signature au bas du contrat.

Puis, comme pour narguer son mari, Sylvie a ajouté d’une voix mielleuse :

— Je pourrai même te la prêter parfois, si tu veux.

C’est ainsi que leur dernière discussion sur le sujet s’est terminée. Et chaque fois que Michel est revenu à la charge, Sylvie n’a pas réagi.

Cela attriste beaucoup celle-ci de voir que la personne qu’elle aime le plus essaie de briser son rêve. Mais cette fois, elle tiendra tête à Michel. Elle a décidé de s’offrir une voiture neuve et c’est ce qu’elle fera, envers et contre tous. Ce n’est pas parce que Michel Pelletier n’a jamais possédé une auto neuve de sa vie qu’elle doit l’imiter.

Sylvie est impatiente d’avoir sa nouvelle auto. Elle a promis à son père d’aller la lui montrer aussitôt qu’il fera suffisamment chaud pour baisser le toit. Heureusement, Camil se réjouit pour elle. Il lui a même demandé s’ils pourraient aller jusqu’à Sherbrooke pour l’essayer.

— C’est une très belle ville, a-t-il dit. On pourrait en profiter pour aller pique-niquer sur le bord du lac des Nations. Je suis sûr que tu adorerais l’endroit.

Depuis que son frère est en prison, Sylvie appelle son père plus souvent. Camil est visiblement perturbé par la situation de Ghislain, mais il n’en parle pas. La dernière fois que Sylvie a eu Suzanne au téléphone, celle-ci lui a confié qu’il avait du mal à dormir. « Un matin sur deux, Camil finit sa nuit dans le fauteuil du salon. »

— Parfait ! accepte Sylvie. Ça adonne bien, car je ne suis jamais allée à Sherbrooke. Je peux m’occuper du pique-nique, si vous voulez.

— Non ! On va s’en charger.

Sylvie a très peu visité le Québec, ce qui la désespère. Les seules villes qu’elle connaît sont Montréal, Longueuil, Jonquière, Chicoutimi, Québec, Gatineau, Ottawa et L’Avenir. Pourtant, ce n’est pas par manque d’intérêt, bien au contraire. De nature curieuse, Sylvie rêve de voir la côte gaspésienne, les forêts de l’Abitibi, les nombreux lacs du nord de Montréal… C’est à ce moment-là qu’elle prend une décision. « Je n’irai pas en Égypte tant et aussi longtemps que je n’aurai pas fait le tour du Québec. »

Elle pourrait se trouver bien des excuses pour expliquer pourquoi elle ne sort que rarement de son territoire habituel, mais elle n’a aucune envie de verser dans la facilité. Aussitôt qu’elle aura sa belle Mustang neuve, elle planifiera des petits voyages occasionnels pour Michel et elle.