Chapitre 28

Lorsque Sonia se stationne dans la cour, elle se réjouit de voir que la voiture de sa mère n’est pas là. Avec la journée qu’elle vient de passer, la jeune femme n’a aucune envie de se faire interroger par Sylvie, même si les intentions de celle-ci sont louables. « Il y a un tas d’enfants qui donneraient tout pour que leur mère s’intéressent à eux. Moi, je paierais pour le contraire. Il y a des jours où je n’en peux plus de devoir surveiller toutes mes paroles, et même mes pensées. J’ai l’impression d’être scrutée à la loupe chaque fois que je croise le regard de ma mère. »

Bien que Sonia ait vieilli, Sylvie n’a pas baissé sa garde pour autant. Parfois même, la jeune femme a l’impression d’être encore plus surveillée qu’avant. Avec sa mère, tout prend des allures d’enquête policière dès que Sonia est impliquée de près ou de loin dans une affaire. Quand Sylvie a appris qu’Isabelle avait décidé de s’installer avec Christian, Sonia a eu droit à une série de questions en rafale et à une multitude de commentaires. « Isabelle serait mieux d’y penser à deux fois avant de s’en aller de chez Irma. Et puis, si ça ne marche pas avec son chum… comment fera-t-elle faire pour vivre ? Elle ne travaille même pas. Et son fils dans tout ça ? A-t-elle seulement pensé à Jérôme ? J’espère que tu n’as pas l’intention de partir de la maison, ma fille… » Le téléphone a sonné ; heureusement, l’appel était pour sa mère. Jamais une sonnerie n’avait paru aussi mélodieuse à l’oreille de Sonia. La jeune femme en a profité pour filer en douce dans sa chambre.

Sonia aime beaucoup sa mère et toutes deux passent de merveilleux moments ensemble. Seulement, chaque fois que Sylvie dérape, Sonia met des jours à s’en remettre. À son âge, la jeune femme devrait être traitée d’égale à égale par sa mère, mais cela n’est visiblement pas au programme.

Lorsqu’elle laisse tomber son sac sur son lit, Sonia voit que deux lettres se trouvent sur son oreiller. Celles-ci viennent d’Edmonton. Sonia ouvre d’abord celle de son amie Lucie. Une photo tombe sur le lit : Lucie y apparaît en compagnie d’un très beau jeune homme. Sonia sourit. « Il fallait bien que ça arrive un jour. »

Salut Sonia,

Comme tu peux le voir sur la photo, les choses vont bien pour moi. Eh oui, je suis en amour ! J’ai rencontré John chez ton oncle ; c’est le neveu de ta tante. Il est vraiment charmant et je l’aime beaucoup. Il étudie en droit. À part le fait que je ne sois pas aux études, on a beaucoup de points en commun tous les deux. Et sa famille est très gentille avec moi. Ses sœurs m’ont demandé de leur apprendre à parler français. C’est tellement drôle de les entendre ! Je ne sais pas pourquoi, mais certains mots français ne passent pas bien dans la bouche des Anglais. C’est quand même bizarre. De mon côté, mon anglais s’améliore chaque jour. D’après ton oncle, je n’ai pas d’accent – à tout le moins, pas un « accent du maudit » comme il dit. J’ai beaucoup de chance de l’avoir. André est comme un père pour moi.

J’ai changé de travail le mois dernier. Je suis maintenant réceptionniste dans une agence de voyages. J’adore ça. L’autre jour, la propriétaire m’a demandé si j’aimerais devenir agente de voyages. Elle m’a promis de me montrer tout ce qu’il faut savoir. Tu t’imagines : je vais enfin avoir un métier, et je vais pouvoir voyager aussi !

La lettre de Lucie comporte deux autres feuilles bien remplies. Comme dans chacune des missives précédentes de Lucie, il y a la sempiternelle question : Quand viens-tu me voir ? Sonia aimerait bien aller à Edmonton, mais actuellement ses finances ne lui permettent pas cette dépense. Elle a si peu d’argent dans son compte qu’elle devra travailler fort pendant tout l’été pour se renflouer. Même si Irma a insisté pour assumer les frais du voyage à New York, Sonia a tenu à payer son avortement – ce qui l’a obligée à emprunter de l’argent à sa tante. Dans moins d’un mois, elle devrait s’être acquittée de sa dette. Ces derniers temps, elle a l’impression de toujours compter le moindre cent. Irma lui a répété maintes fois qu’elle n’était pas obligée de la rembourser rapidement, que rien ne pressait. Mais pour Sonia, plus vite ce sera fait, plus vite elle pourra passer à autre chose. Heureusement que Simon paie pour elle chaque fois qu’ils sortent ensemble, sinon tout ce qu’elle aurait les moyens de s’offrir c’est un verre de Coke au snack-bar.

Sonia aime voir Simon, discuter avec lui, aller danser en sa compagnie, mais pour ce qui est d’être intime avec lui, très peu pour elle. Même l’embrasser ne la fait pas vibrer. Elle ignore pourquoi, mais il ne l’inspire pas du tout. Pourtant, Simon est beau garçon et il lui est tombé dans l’œil dès qu’elle l’a vu. La semaine dernière, Simon et elle sont sortis avec Isabelle et Christian. Quand les deux filles sont allées se repoudrer le nez, Isabelle a dit à Sonia qu’elle trouvait Simon vraiment beau. Cette dernière a répondu : « Que veux-tu que j’y fasse, je l’aime comme un ami. Et il est au courant. Je lui ai dit qu’il n’avait aucune chance avec moi, que même sur une île déserte après dix ans il serait encore seulement un ami. »

— Ayoye ! s’est exclamée Isabelle. Tu n’y es pas allée de main morte. Pauvre gars ! Il faudrait être aveugle pour ne pas voir à quel point il t’aime.

— Je sais tout ça, mais ça ne change rien. Comme je viens de te le dire, je l’aime bien mais je ne l’aime pas.

— Telle que je te connais, ça signifie que ses heures sont comptées ! a plaisanté Isabelle.

— Pas vraiment. Tant et aussi longtemps que Simon ne se montrera pas trop entreprenant, je vais continuer à sortir avec lui de temps en temps. Je trouve sa compagnie très agréable même si je ne suis pas amoureuse de lui.

Sonia se réjouit pour Isabelle. Tout se passe bien entre son amie et Christian. Ce dernier aime tellement Isabelle qu’il la voit dans sa soupe. Et puis, il adore Jérôme. Il serait même prêt à l’adopter, si Isabelle le voulait.

— Et alors, qu’en penses-tu ? a demandé Sonia à son amie.

— Je ne sais pas, a répondu Isabelle, l’air songeur. Tante Irma m’a conseillé d’attendre un peu.

Chaque fois que Sonia entend Isabelle dire « tante Irma », elle a un petit pincement au cœur. Depuis que son amie habite chez sa tante, Sonia a parfois l’impression de s’être fait voler sa place – même si elle sait très bien que tel n’est pas le cas. La preuve, c’est que tante Irma n’a pas hésité à l’accompagner à New York. Elle a même proposé de tout payer. Sonia peut se montrer très possessive avec ses tantes Irma et Chantal ; s’il n’en tenait qu’à elle, elle ne laisserait personne les approcher. C’est du moins ce que souhaiterait son cœur. Heureusement pour Sonia, sa raison prend le dessus dans ces moments-là. Et puis, sans Irma, qui sait où Isabelle aurait échoué ?

Demain soir, tous sont invités chez Irma pour fêter Jérôme. Malgré ses maigres ressources financières, Sonia a essayé de trouver le cadeau idéal pour son filleul. Elle a même songé à lui offrir l’ours en peluche qu’elle a trouvé sur le capot de son auto, mais après réflexion elle a changé d’idée. Au fond d’elle-même, Sonia nourrit encore l’espoir de trouver le dénommé Simon qui lui a offert l’ours ; elle refuse de croire que la peluche a atterri sur sa voiture par erreur. Mais Sonia a eu beau consulter la liste de suggestions de cadeaux qu’Isabelle a préparée, rien ne l’inspirait. C’est alors que l’idée de faire une toile lui est venue à l’esprit. Elle a peint un petit train très coloré. Sonia range le tableau dans sa garde-robe chaque fois qu’elle finit de travailler dessus. À moins que sa mère suspende un vêtement dans le placard, même elle n’en saura rien. Sonia ajoutera quelques balais en guimauve au cadeau et le tour sera joué. Bien sûr, Jérôme est encore trop petit pour apprécier une toile, mais Sonia sait qu’Isabelle sera contente. Et puis, ça fera un peu de couleur dans la chambre du petit. D’ailleurs, Sonia proposera à Isabelle de faire deux autres toiles de son choix pour Jérôme.

À l’instar de plusieurs filles de son âge, Sonia pourrait être jalouse d’Isabelle, ce qu’elle n’est pas. Même si la jeune femme a de plus en plus envie de vivre en appartement, surtout quand sa mère l’embête, elle n’a pas encore rencontré un homme qui lui plaise suffisamment pour faire le grand saut. Il lui arrive de se demander si cela arrivera un jour.

Sonia remet la lettre de Lucie dans l’enveloppe. Elle ouvre ensuite l’autre lettre. Celle-ci a été envoyée par la galerie où elle exposera ses toiles. Quelle n’est pas sa surprise de voir que le message a été rédigé en français.

Madame Pelletier,

La présente est pour vous confirmer que nous avons reçu vos toiles. Nous sommes totalement séduits par votre œuvre. Votre oncle nous avait dit que vous étiez talentueuse, mais jamais nous n’aurions cru que vous l’étiez à ce point. D’ailleurs, nous avons décidé d’acquérir l’un de vos duos pour notre collection personnelle.

Nous vous recevrons à notre galerie avec un immense plaisir. Nous savons que le voyage jusqu’à Edmonton est dispendieux. C’est pourquoi nous vous offrons de payer la moitié de votre billet d’avion. Bien sûr, si vous nous honorez de votre présence, nous organiserons un vernissage de vos œuvres en bonne et due forme…

Sonia se laisse tomber sur son lit. Elle est folle de joie. Certes, tout le monde ici a adoré sa nouvelle production, mais elle ne pouvait pas prévoir que les gens de la galerie aimeraient autant ses œuvres. Ça non ! Demain, à la première heure, elle téléphonera à son oncle André pour lui apprendre la bonne nouvelle. Avec un peu de chance, elle devrait être capable de le joindre avant qu’il parte travailler. Mais là, il faut absolument qu’elle parle à quelqu’un. Qui pourrait être encore debout à une heure si tardive ? Quand Sonia entend grincer la porte d’entrée, elle saute de son lit. Pour une fois, elle va au-devant de sa mère.

* * *

Depuis quelques jours, Junior se sent comme un lion en cage. Les choses bougent si rapidement dans sa vie professionnelle qu’il ne sait plus où donner de la tête. Une longue série de spectacles vient de s’ajouter à celle déjà très longue de Renée Claude. Junior adore partir en tournée. Toutefois, il prend conscience que dans les mois qui viennent, il ne passera à la maison que de temps en temps. Mais le vrai problème, c’est que cette course effrénée ne s’arrêtera qu’avant Noël, alors il ne pourra pas entrer à l’université comme prévu – en tout cas, pas en septembre prochain. Il entend d’ici sa mère pousser les hauts cris. Et en plus de la tournée, Junior vient de se faire offrir par La Presse d’aller couvrir plusieurs événements en Europe pendant tout l’été. Cette proposition l’enchante ; il irait en France, en Belgique, au Luxembourg et en Allemagne. À lui, une vie de rêve pendant deux longs mois !

Junior réfléchit intensément depuis une semaine. Il essaie de prendre une décision, mais il n’y arrive pas. Il pèse le pour et contre des propositions qu’on lui a faites. Chaque fois, elles arrivent à égalité, ce qui est tout à fait normal puisque chacune représente ce qui le pousse à se lever le matin. Sur le plan professionnel, la musique et la photographie constituent ses deux grandes passions. L’offre du journal le tente énormément ; si Junior veut faire carrière comme photographe, il faudrait qu’il l’accepte. Ensuite, il pourrait entrer à l’université comme prévu. Sa mère a raison : les études, c’est ce qu’il y a de plus important. Mais certains jours, Junior se demande pourquoi il n’abandonne pas l’école ; au stade où il est parvenu, en photographie comme en musique, celle-ci n’a plus grand-chose à lui apprendre. Il pense parfois que c’est pour ne pas déplaire à sa mère qu’il persévère malgré son peu d’intérêt. Bien sûr, Junior s’amuse encore au cégep, mais il n’a plus le temps d’user son fond de culotte sur les bancs d’école ni de faire ses travaux. Il n’a pas envie de mener sa vie actuelle éternellement. Courir n’a jamais été son fort. Et puis, depuis qu’il fait partie du band de Renée Claude, il se bâtit tranquillement une renommée comme guitariste professionnel, ce qui n’est pas à dédaigner.

Junior a discuté de son dilemme avec Édith. Mais celle-ci n’a pas tenté de faire pencher la balance de son côté.

— Ce n’est certainement pas moi qui vais décider pour toi. Je refuse que tu m’en veuilles un jour de t’avoir influencé. Fais le meilleur choix pour toi. C’est ton avenir que tu prépares.

Si Junior avait cru qu’Édith l’aiderait à trancher la question, il se serait trompé complètement. Il ne voulait pas qu’elle décide pour lui, mais il aurait aimé qu’elle l’aide à y voir plus clair.

— Mais tu comprends, a dit Junior, je veux avoir du temps pour toi et pour les enfants.

— Écoute, tu sais à quel point je tiens à toi. Cependant, je n’ai pas le droit de t’empêcher de faire ta vie comme tu le veux, même si je risque de ne plus en faire partie. C’est une décision trop importante pour toi pour que je m’en mêle.

— Mais je ne veux pas te perdre… et les enfants non plus. Si je choisis de partir en tournée, je ne vous verrai pratiquement pas pendant plus de six mois.

— Si j’étais à ta place, je sauterais sur ma moto et je roulerais jusqu’à ce que tout soit clair dans ma tête.

Junior a eu beau insister, Édith est restée sur ses positions. En désespoir de cause, le jeune homme a appelé Sonia. Il a dit à sa sœur qu’il devait absolument lui parler après la petite fête chez tante Irma.

* * *

Personne ne manque à l’appel chez Irma. Même Marie-Paule et René sont de la partie. Irma et Réjean rayonnent. Tous les invités arrivent les bras chargés de cadeaux pour Jérôme. Isabelle aide son fils à ouvrir le cadeau offert par Sonia. D’après le format, la jeune mère se doute qu’il s’agit d’une toile. Quand elle soulève enfin le papier d’emballage, les commentaires fusent. Le train impressionne les grands comme les petits. Attirée comme un aimant, Hélène s’approche. Elle prend la toile dans les mains d’Isabelle ; celle-ci n’a pas le temps de réagir.

— Le train est à moi, dit la petite fille en retournant à sa place d’un air décidé.

Surpris par le geste de leur fille, Alain et Lucie lui enlèvent la toile. Cela provoque chez Hélène une crise de larmes magistrale. Pour consoler sa nièce, Sonia lui souffle à l’oreille :

— Je vais te faire une toile plus belle. Je pourrais même te peindre une princesse, si tu veux.

Les pleurs de l’enfant cessent instantanément. Elle s’essuie les yeux et, sans crier gare, elle saute dans les bras de Sonia. L’impact est si soudain que la jeune femme manque de perdre pied à cause de ses talons aiguilles. L’accolade d’Hélène à sa tante dure longtemps. Touchée par le geste de la petite, Sonia est toute chamboulée. L’enfant la serre tellement fort que pendant une fraction de seconde, Sonia pense à son avortement. Elle attendait peut-être une fille…

Aussitôt qu’Hélène met fin à l’étreinte, Irma se racle la gorge. D’une voix forte, elle déclare :

— Avant de manger le gâteau, Réjean et moi avons quelque chose à vous annoncer.

— Je gage que vous allez vous marier ! s’exclame Michel.

— Tu n’es pas tellement loin de la vérité, mon Michel, réplique joyeusement Irma. Figurez-vous que Réjean et moi, nous nous sommes mariés hier dans la plus stricte intimité.

— Il n’y a que vous pour faire des choses comme ça, dit Michel. Décidément, vous ne cesserez jamais de m’impressionner. Est-ce que je peux embrasser la mariée, au moins ?

— Pourquoi penses-tu que je me suis mariée, sinon pour avoir des becs de toi ?

À part Michel, tout le monde est sous le choc.

— On dirait que vous venez d’apprendre une mauvaise nouvelle ! commente Irma. Je vous rappelle que je me suis mariée avec l’homme que j’aime et qu’il ne vous reste plus qu’à être heureux pour moi.

Sylvie fait un effort pour sortir de sa léthargie. Elle va féliciter sa tante et Réjean.

— Je ne savais même pas que vous vouliez vous remarier, indique-t-elle du bout des lèvres.

Les autres invités offrent à tour de rôle leurs vœux de bonheur aux nouveaux époux.

— Mais qui vous a servi de témoins ? demande Marie-Paule, une fois les félicitations terminées.

— Tout s’est passé en famille, répond Réjean. Isabelle et Renaud ont été nos témoins, et Suzanne et Jérôme, nos invités.

Quelques personnes marquent leur désapprobation : des visages se renfrognent un peu, Sonia croise les bras, Chantal baisse les yeux et Sylvie se rend en vitesse aux toilettes. Irma se doutait bien que leur façon de faire, à Réjean et elle, ne ferait pas l’unanimité. Mais en voyant la réaction de certains, elle décide de s’expliquer avant d’aller chercher le gâteau.

— Écoutez-moi. Il ne faut pas nous en vouloir. Notre intention n’était pas de vous blesser, loin de là. Réjean et moi, nous voulions un petit mariage et c’est ce qu’on a décidé de faire.

— Ne vous en faites pas, personne ne vous en veut, commente Michel. Mais on vous aime tellement qu’on voudrait être là chaque fois qu’il vous arrive quelque chose de beau.

Pendant que les femmes s’essuient le coin des yeux, Michel porte un toast :

— Je lève mon verre d’eau aux nouveaux mariés !

Tout le monde éclate de rire, même Sylvie qui vient de rejoindre le groupe.