Chapitre 29

Deux jours plus tard, Sylvie ne s’est toujours pas remise du mariage de sa tante Irma. Elle a pris sur elle devant tout le monde, mais ce mariage lui reste en travers de la gorge. Sylvie ne comprend pas comment une femme de l’âge de sa tante peut agir de la sorte. Alors qu’habituellement, l’originalité d’Irma lui plaît grandement, cette fois c’est bien différent. D’après Sylvie, on ne devrait pas avoir le droit de se marier en cachette. Évidemment, elle est la seule à défendre cette position. Le lendemain de l’annonce de la nouvelle, elle a appelé sa sœur Chantal. Celle-ci ne s’est pas gênée pour lui dire que leur tante était assez vieille pour savoir ce qu’elle faisait et de la laisser tranquille avec ses enfantillages. Les choses ne se sont guère mieux passées avec son père. Mais celui qui a été le plus dur avec Sylvie, c’est Paul-Eugène.

— Ce n’est pas de tes maudites affaires ! s’est-il écrié, rouge de colère. Reviens sur terre un peu. Ce n’est pas parce que tu chantes de l’opéra en solo que tout le monde est obligé de faire les choses comme madame le voudrait. Tu n’es pas la reine d’Angleterre, à ce que je sache.

Après cela, Sylvie s’est bien gardée de faire part de son opinion à Michel ou à qui que ce soit d’autre.

Alors qu’elle est en plein repassage, on sonne à la porte. Elle se dépêche d’aller répondre. Qui cela peut-il bien être ? Quand Sylvie ouvre, elle se retrouve nez à nez avec Irma.

— Comme tu ne m’appelles pas, j’ai décidé de venir te voir, explique cette dernière. Je prendrais bien un café, ajoute-t-elle en marchant d’un bon pas vers la cuisine.

— Pour une surprise, c’en est toute une ! Si j’avais su que vous alliez débarquer, j’aurais rangé la maison un peu.

— Je ne suis pas là pour vérifier si ton ménage est fait. Il y a quelque chose qui ne va pas et je veux en avoir le cœur net. Je t’écoute.

Déstabilisée, Sylvie tente de gagner du temps.

— Avant, je vais mettre l’eau à chauffer.

— Voyons donc ! Depuis quand tu n’es pas capable de faire deux choses en même temps ? Parle ! Je ne partirai pas d’ici tant que tu n’auras pas vidé ton sac.

Sylvie s’assoit à la table. Puis, tout de go, elle passe aux aveux :

— J’aurais aimé être invitée à votre mariage.

— C’est tout ? s’étonne Irma.

Sylvie tourne une mèche de cheveux entre ses doigts pour se donner une contenance. Elle s’interroge : devrait-elle exprimer le fond de sa pensée ? Après quelques secondes de réflexion, elle s’aperçoit qu’elle n’a pas le choix puisque, de toute façon, sa tante l’obligera à tout avouer.

— Eh bien, d’après moi, ça ne devrait pas être permis de se marier en cachette.

— Ma pauvre petite fille ! s’exclame Irma en posant sa main sur le bras de sa nièce. Je trouve que tu accordes beaucoup d’importance à des choses qui n’en méritent pas tant. Je peux comprendre que tu aurais aimé être là, mais Réjean et moi en avons décidé autrement. On a fait les choses exactement comme on le souhaitait, un point c’est tout. Et puis, ce n’est écrit nulle part qu’il est interdit de se marier en cachette. Moi, je ne te dis pas comment chanter, eh bien laisse-moi mener ma vie à ma guise, même si cela ne te convient pas toujours. C’est une simple question de respect.

C’est à cet instant que Sylvie prend conscience qu’elle est allée trop loin.

— Je suis désolée, dit-elle, la tête basse. Je me suis conduite comme une enfant gâtée.

— Je ne te le fais pas dire, réplique Irma. Bon, est-ce qu’il vient, ce café ?

Irma ne pouvait laisser traîner les choses. Elle savait pourquoi Sylvie boudait. Elle savait aussi que sa nièce lui garderait rancune aussi longtemps que toutes deux n’auraient pas eu une franche discussion.

Irma comprend mieux ce que Sonia subit quand Sylvie s’acharne désespérément sur elle. « La pauvre fille, elle doit prier pour que quelqu’un se porte à sa défense. » Devant l’autorité de sa mère, Sonia doit esquiver les coups jusqu’à ce qu’elle trouve une porte de sortie, ou que quelqu’un la délivre des griffes de son bourreau.

Pendant l’heure qui suit, Irma et Sylvie discutent allègrement de tout et de rien.

* * *

Au lieu de rentrer directement à la maison après l’école, les jumeaux sont allés voir leur père au magasin.

— Tiens, de la visite rare ! Que me vaut l’honneur ? s’informe Michel en les voyant.

— On est venus parler affaires avec toi, répond François.

Michel regarde ses fils avec des points d’interrogation dans les yeux.

— On veut prendre ta relève au magasin après ta retraite, explique Dominic. On te l’a dit l’autre jour.

Cela rappelle vaguement quelque chose à Michel. Mais les jumeaux sont si bavards que, la plupart du temps, il ne porte pas une grande attention à leurs paroles.

— Mais je suis encore loin de la retraite ! s’écrie-t-il.

— Et nous, on n’est pas près de finir l’école, indique Dominic. Si nos calculs sont bons, on devrait finir notre cégep l’année où tu auras soixante-cinq ans. Aujourd’hui, on est venus te voir pour savoir dans quel domaine il faut qu’on étudie pour pouvoir reprendre le magasin un jour.

— Attendez un instant ! réplique Michel. Ce n’est pas aussi simple. Je ne suis pas tout seul dans cette histoire.

— On le sait, déclare Dominic. Mais l’autre jour, tu as dit à oncle André au téléphone que vous n’aviez pas de relève, tes associés et toi. Eh bien, maintenant vous en avez.

Michel ne peut se retenir d’éclater de rire.

— Vous arrangez ça vite, les affaires, vous deux !

— Ben quoi ! s’exclame François. Veux-tu de la relève ou non ? Si la réponse est oui, tu l’as devant toi. Si c’est non, on va faire autre chose comme métier, Dominic et moi.

— Peux-tu nous dire ce que ça prend comme études pour travailler ici ? s’enquiert Dominic.

Michel regarde ses fils avant de répondre. Il trouve que ces derniers ont du cœur. Puisque c’est calme dans le magasin, il prend le temps de leur expliquer ce qu’il faut savoir pour gérer un commerce d’antiquités. Les jumeaux l’écoutent religieusement ; ils se contentent de hocher la tête de temps en temps.

Aussitôt que son père se tait, Dominic prend la parole :

— Si j’ai bien compris, il faudrait que l’un de nous sache compter et que l’autre soit un super bon vendeur. Étant donné nos habiletés manuelles à peu près nulles, ni François ni moi ne pourrons remplacer Fernand. Mais j’imagine qu’il y aura encore de bons ébénistes lorsque nous prendrons la relève.

Michel est étonné par l’analyse de son fils. En deux temps, trois mouvements, celui-ci a parfaitement résumé les besoins de l’entreprise.

— Reste à décider qui va étudier quoi, laisse tomber François.

— Il n’y a rien qui presse, déclare Dominic. On a encore un peu de temps devant nous.

François revient à la charge auprès de son père :

— Alors, c’est oui ou c’est non ?

— Donnez-moi une couple de jours et je vous reviens là-dessus.

— C’est parfait ! indique François. Tu vas nous excuser, mais il faut qu’on y aille avant que maman ne mette la police après nous. Tu la connais…

— Si ça peut vous rendre service, je peux l’appeler, propose gentiment Michel.

— Ce ne sera pas nécessaire, décide Dominic. Il faut qu’elle s’habitue à ce qu’on ne rentre pas toujours directement à la maison après l’école.

— Ouais ! approuve François. Dominic et moi, on en a plus qu’assez qu’elle nous prenne pour des bébés.

Après le départ des jumeaux, Michel va trouver Paul-Eugène et Fernand. Il leur parle du projet de ses fils.

— C’est une fichue bonne idée ! approuve Fernand. Ce serait vraiment dommage que notre commerce passe aux mains d’un inconnu quand on va arrêter de travailler.

— Je suis pas mal certain que les jumeaux seraient très bons dans notre domaine, commente Paul-Eugène. Et les bonnes femmes seraient folles d’eux, encore plus qu’elles le sont de toi, Michel.

Ce dernier ne prend pas la peine de relever la boutade de Paul-Eugène.

— Peut-être, mais il ne faut pas s’emballer trop vite, réplique-t-il. Les jumeaux sont encore bien jeunes. Ils ont le temps de changer d’idée plusieurs fois.

— On va les laisser vieillir un peu, dit Fernand. On verra bien ce qu’ils choisiront plus tard.

* * *

Sylvie a demandé à Sonia d’aller chercher une prescription pour elle chez le médecin. Après la commission, la jeune femme aperçoit une enveloppe bleue sous l’essuie-glace de sa voiture. Elle s’en empare et l’ouvre nerveusement.

J’espère que l’ours t’a plu.

Es-tu libre ce soir ?

Je t’attendrai au snack-bar de la rue Laurier, à huit heures.

À bientôt, j’espère !

Simon

XXX

Installée derrière le volant, Sonia relit le message. Elle sourit. Elle saura enfin qui est ce Simon. « J’espère de tout cœur qu’il n’est pas gros, ou petit, ou boutonneux. Mon Dieu, je vous en supplie, faites que ce soit un beau gars, intelligent, drôle, passionné, viril… »

Pendant le souper, Sonia ne peut s’empêcher de sourire, à tel point que ses frères la regardent d’un drôle d’air. Même Sylvie se demande ce qui rend sa fille d’humeur aussi joyeuse. Heureusement pour Sonia, personne ne lui pose de questions, car tous sont occupés à parler de la nouvelle lubie des jumeaux. Ces derniers veulent prendre la relève de leur père au magasin.

L’intérêt de Luc pour sa sœur croît de jour en jour. La seule raison pour laquelle il ne lui a pas demandé pourquoi elle était aussi joyeuse, c’est parce qu’il ne voulait pas la mettre dans l’embarras. Aussitôt sa dernière bouchée avalée, il propose de faire la vaisselle avec Sonia. Enchantée, Sylvie ne se fait pas prier pour accepter l’offre ; elle enlève son tablier et sort de la cuisine.

Une fois seul avec sa sœur, Luc demande gentiment :

— Sonia, il s’appelle comment celui qui te fait sourire autant ?

Sonia éclate de rire. Elle oublie parfois que son frère a vieilli.

— Jure-moi d’abord de garder cela pour toi, lui dit-elle.

— C’est juré !

Luc se réjouit pour sa sœur. Non seulement il la trouve très belle, mais elle est de plus en plus gentille avec lui. Et puis, il a l’impression qu’elle prend plaisir à sa compagnie. « Je devrais lui proposer de venir au cinéma avec moi. »

Même s’il ne lui faudra que cinq minutes pour se rendre à son rendez-vous, Sonia quitte la maison alors qu’il est à peine sept heures et demie. Elle meurt d’envie de connaître le fameux Simon. Elle se stationne de manière à voir entrer les clients dans le snack-bar. Plus les minutes passent, plus elle est nerveuse. Jusqu’à maintenant, elle n’a vu que des couples pénétrer dans le commerce. Alors qu’il est presque huit heures, un grand et élégant jeune homme arrive. La tête haute, il marche d’un pas assuré. À première vue, celui-ci a tout pour plaire à Sonia. Cette dernière se regarde une dernière fois dans le rétroviseur, relève son col et sort de sa voiture. Dans moins d’une minute, elle saura si Simon est l’homme de sa vie.

Lorsqu’elle entre dans le snack-bar, elle cherche le jeune homme du regard. Il lui fait face. Au moment où elle s’avance vers lui, il se lève et sourit. C’est seulement quand il passe à sa hauteur et qu’il l’ignore qu’elle comprend qu’il y a eu erreur sur la personne. En réalité, c’est à la fille qui est entrée après elle qu’il souriait. Sonia voudrait se retrouver à des lieues d’ici. Elle est si gênée que l’idée de vérifier s’il y a un homme seul dans le snack-bar ne lui effleure pas l’esprit. Lorsqu’elle tourne les talons, la jeune femme entend une voix cassée comme elle les aime :

— J’espère que tu ne seras pas déçue. C’est moi Simon.

Sonia plonge son regard dans celui de son interlocuteur. Instantanément, une bouffée de chaleur monte en elle, ses jambes deviennent molles comme de la guimauve et elle a les mains moites. Quand Simon se lève, elle pense s’évanouir. Elle n’a jamais vu un aussi bel homme. Tout lui plaît chez lui.

— Est-ce que ça va ? s’informe Simon. Tu es toute pâle.

— Je vais très bien, répond Sonia avec son plus beau sourire.

— Assieds-toi.

Ils entreprennent alors une longue conversation, qui ne s’arrête que lorsque Simon raccompagne Sonia à son auto.

— Quand est-ce qu’on se revoit ? demande Simon.

— Demain, après les cours.

— Parfait ! Est-ce que je peux t’embrasser ?

Sonia le regarde avec des yeux langoureux et répond :

— Ne me demande jamais la permission.

Ce premier baiser est divin et… interminable. Simon et Sonia n’arrivent pas à se séparer. Pendant le trajet de retour, la jeune femme sent encore les lèvres de Simon sur les siennes. Si elle ne se retenait pas, elle ferait demi-tour et irait le rejoindre chez lui. Il y a très longtemps qu’elle ne s’est pas sentie aussi bien. Et, à bien y penser, c’est la première fois qu’elle ressent des sentiments aussi forts pour quelqu’un. Simon a tout ce qu’elle attend d’un homme.

Il était tellement charmant quand il lui a raconté l’histoire de l’ourson.

— J’étais en train d’étudier. Comme la fenêtre de ma chambre donne sur la cour, je t’ai vue arriver. Je suis tout de suite tombé sous le charme. Il n’était pas question que je demande ton nom à mon père ; en bon docteur, il n’aurait jamais accepté de trahir le secret professionnel, même pas pour moi. Je disposais d’au plus une demi-heure pour me manifester. C’est là que j’ai décidé de t’offrir l’ours que j’avais acheté pour le fils de ma sœur. Après avoir déposé l’ours sur le capot de ton auto, je suis vite remonté dans ma chambre et je t’ai guettée. Quand tu as aperçu la peluche, tu t’es mise à regarder partout autour de toi sans comprendre comment l’ours s’était retrouvé là. Et moi, je m’en voulais terriblement : j’avais oublié d’indiquer mon numéro de téléphone dans le message. J’espérais vraiment que tu reviendrais voir mon père et que je te verrais. Chaque fois que j’étais à la maison, je gardais un œil sur le stationnement. Et hier, tu es apparue comme par enchantement. Heureusement que mon enveloppe était prête parce que je t’aurais manquée. J’ai juste eu le temps de la placer sous l’essuie-glace de ta voiture et de retourner dans ma chambre que, déjà, tu remontais dans ton auto. Mais nous voilà enfin réunis !

Simon termine son droit. Son père aurait bien aimé qu’il devienne médecin, mais il n’avait aucun intérêt pour ce domaine. Il aidera les gens en les défendant, et non en les soignant. Simon a deux sœurs plus âgées que lui et cinq neveux et nièces. Il n’a jamais connu le grand amour. Jusqu’à maintenant, il ne s’est jamais vraiment intéressé aux filles, et ce sont toujours elles qui ont fait les premiers pas. Tout comme Sonia, le jeune homme adore voyager, assister à des spectacles, se rendre à des expositions de peinture, aller au cinéma et lire. Dès qu’il a su que Sonia peignait, il lui a demandé où on pouvait voir ses tableaux. Quand il a appris qu’elle faisait du théâtre et qu’elle étudiait en histoire de l’art, il a déclaré qu’il fallait beaucoup de courage pour vouloir devenir un artiste.

— Je ne suis pas d’accord avec toi, a répliqué Sonia. Tout dépend comment on prend les choses. Moi, je refuse d’être une artiste pauvre, alors je m’organise en conséquence. Je travaille déjà dans une galerie d’art, je vends de plus en plus de tableaux et j’auditionne de temps en temps pour des rôles qui m’intéressent. Je vis encore chez mes parents, mais c’est temporaire. Jusqu’à présent, je me suis toujours débrouillée. Dans ma famille, il faut être autonome le plus vite possible. Ça peut paraître dur, et ça l’est, mais c’est la meilleure école pour devenir un adulte responsable.

Perdue dans ses pensées, Sonia sursaute quand elle entend sa mère :

— Tu rentres bien tard pour une fille qui a des cours à huit heures demain matin.

Trop heureuse, Sonia fait la sourde oreille. Elle indique d’un ton joyeux :

— Tu ne devineras jamais avec qui je viens de passer la soirée.

Sans laisser le temps à sa mère de répondre, elle poursuit :

— Eh bien, j’ai passé la soirée avec le gars qui m’a offert l’ours en peluche. Et je suis tombée en amour avec lui.

Sylvie se laisse tomber sur une chaise. Sa fille la décourage avec toutes ses histoires de cœur.

— Tu ne trouves pas que tu vas un peu vite en affaires ? Tu le connais seulement depuis quelques heures.

— Tu ne comprends pas, maman. Je l’aime !

Sur ces entrefaites, Sonia laisse sa mère en plan et file dans sa chambre. La jeune femme prend soin de fermer la porte avant de serrer l’ours blanc très fort contre elle. Certains jours, la vie vous fait oublier les trop nombreux moments où le soleil a refusé de briller, voire de se lever. Quand arrivent les jours heureux, il vaut mieux ne pas se poser trop de questions et foncer la tête la première au cas où ça ne durerait pas. « J’ai bien l’intention d’en profiter au maximum. »