Chapitre 31

Édith avait raison. Rouler en moto jusqu’à Jonquière a permis à Junior de réfléchir à son avenir pendant les cinq heures du trajet. Néanmoins, c’est en discutant avec son parrain que tout s’éclaircit pour lui. Attablé avec sa tante, son cousin Gaétan et son oncle devant un repas bien arrosé, Junior leur raconte ce qui lui arrive.

— Écoute, dit son oncle Donald, ce n’est certainement pas moi qui vais te dire quoi faire. Je m’y connais en plomberie, mais pas en musique ni en photographie. Cependant, après t’avoir écouté, j’en déduis que tu aimes autant l’un que l’autre. Alors, qu’est-ce qui t’empêcherait de faire les deux ?

— Mais si je pars en tournée avec Renée Claude, je ne pourrai pas aller en Europe cet été. Et le contraire est vrai aussi.

— Étant donné que tu vas parcourir la province pendant la tournée, tu pourrais offrir au journal de faire des photos des régions. Ça ne me surprendrait pas que les responsables acceptent. Et en plus, tu serais payé doublement. Penses-y un peu ! Mais peut-être que ce que je dis n’a aucun bon sens.

Junior aimerait parcourir l’Europe avec son appareil photo à la main, mais il aura bien le temps d’aller là-bas plus tard.

— Non, au contraire, c’est une excellente idée ! Je pourrais offrir mes photos à des agences de voyages aussi. Franchement, votre idée est géniale !

L’instant d’après, Junior devient songeur. C’est bien beau, tout ça, mais s’il part en tournée il ne verra pas Édith très souvent – et c’est un de ses plus grands soucis.

— D’après ton expression, je vois qu’il y a quelque chose qui te préoccupe, dit son oncle.

— Ouais ! Si je pars en tournée, cela va changer ma vie du tout au tout. Non seulement je vais être obligé de mettre mes études en veilleuse, mais je ne verrai pratiquement pas ma blonde et les enfants.

— Au cégep, apprends-tu vraiment quelque chose qui te sert pour ton métier de musicien ou de photographe ? lui demande son parrain.

— En tout cas, pour ma part je n’apprends pas grand-chose au cégep, explique Gaétan. Il paraît que je vais trouver mes études plus intéressantes quand je serai à l’université.

Gaétan a toujours détesté l’école ; il se fait harceler depuis qu’il est tout jeune, à tel point qu’il a développé une aversion pour celle-ci. Malgré tous leurs efforts, ses parents n’ont pas réussi à la lui faire perdre. Le matin, sa mère doit aller le réveiller. Ensuite, il retarde autant qu’il le peut le moment de se lever. Pour lui, aller à l’école, c’est comme aller à l’abattoir. Heureusement, la vie est plus facile pour Gaétan depuis qu’il est au cégep, mais même lorsqu’il sera à l’université il n’étudiera que parce qu’il n’a pas le choix et non par plaisir, comme c’est le cas de plusieurs jeunes de son entourage. Et dire qu’il avait si hâte de commencer l’école quand il avait cinq ans…

Gaétan a passé son primaire et son secondaire à refuser son homosexualité. Plus que n’importe quoi, il voulait être comme ses amis. Plusieurs fois, il s’est fait battre à la sortie de l’école. Les choses ont changé le jour où son père a réussi à le convaincre de suivre des cours de judo. Mais le mal était fait : Gaétan n’a jamais réussi à faire sa place pendant ses études au secondaire. Il a quelques amis, mais ceux-ci n’étaient pas enclins à prendre sa défense. Au moins, depuis qu’il étudie au cégep, Gaétan n’est plus obligé de se cacher. Il est gai et il l’accepte. Que pourrait-il faire d’autre, de toute façon ?

— Sonia dit la même chose depuis qu’elle est à l’université, indique Junior.

Puis, en réponse à la question de son parrain, il ajoute :

— Eh bien, pour dire vrai, je n’apprends pas grand-chose au cégep dans mes domaines. La première année, j’ai suivi tous les cours en photographie qui étaient offerts, mais cette année j’ai eu l’impression de perdre mon temps. Je travaille fort pour faire des travaux sur des sujets qui n’ont aucun intérêt pour moi.

Junior prend une grande respiration avant de poursuivre :

— Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais ma mère tient mordicus à ce que tous ses enfants aillent à l’université. Je n’ose pas imaginer sa réaction le jour où je vais lui annoncer que j’arrête mes études.

— Je ne vois pas ce qu’elle pourrait faire de si terrible, dit sa tante. Tu n’habites même plus chez tes parents.

— Mais ma mère a la couenne dure, et une très bonne mémoire. Croyez-moi, elle est dure à battre là-dessus.

— Ma femme a raison, approuve Donald. Il ne faut pas que tu fasses tes choix en fonction de ta mère. C’est certain que ça ne fera pas l’affaire de Sylvie que tu abandonnes les études, mais à part le moment où tu vas lui apprendre la nouvelle, tu ne l’entendras pas chialer. Tu n’es plus un enfant, Junior, tu es un homme. Toutefois, c’est sûr que tes décisions vont demander des sacrifices à ta blonde. Prends juste mon exemple. Quand je suis parti en affaires, à part le fait que je venais dormir chaque soir, je n’étais jamais à la maison. Je travaillais jour et nuit. Tu sais, quand on commence sa vie, il faut souvent mettre les bouchées doubles. Il y a tellement de gens qui détestent leur travail que lorsqu’on a la chance de faire ce qu’on aime on n’a pas le droit de passer à côté. N’oublie pas, tu prépares ton avenir. Et puis, à ce que je sache, il y a le téléphone partout au Québec !

Tous éclatent de rire.

— Qui veut un peu de vin ? demande la femme de Donald.

Après le souper, Junior sort avec Gaétan. Ce dernier lui parle de son homosexualité. Junior était au courant, mais son cousin et lui n’avaient jamais abordé ce sujet ensemble. Dans le monde de la photographie, il y a de nombreux homosexuels ; pour Junior, cela ne fait aucune différence.

— Je ne sais pas comment tu as réussi à surmonter l’intimidation, dit Junior. Il y a des gens qui se suicident à cause de ça.

— Je ne suis pas meilleur que les autres. J’ai souvent pensé au suicide, mais va savoir pourquoi je suis toujours là. Mes amis étaient nuls pour me défendre, c’est vrai. Mais lorsque j’étais avec eux, ils m’encourageaient et, surtout, ils m’empêchaient de faire des bêtises.

— En tout cas, à mes yeux, tu as beaucoup de mérite pour avoir réussi à surmonter tout ça. Je ne sais pas ce que tes bourreaux t’ont fait endurer, mais à mon école, des jeunes se sont montrés sans pitié avec les gais. J’aurais pu prendre leur défense, mais je ne suis pas mieux que tes amis ; je me suis contenté de regarder. Pourtant, parmi mes amis, plusieurs sont homosexuels. Heureusement, chez nous, il y en a un qui rachète ma lâcheté. Le meilleur ami de Luc est gai. Mon frère prenait la défense de Jocelyn chaque fois qu’il se faisait harceler. Un jour, ils se sont inscrits tous les deux à des cours de boxe. À voir mon frère, personne ne pourrait se douter qu’il sait se battre. L’autre jour, il m’a raconté que plus personne ne s’en prend à son ami. Mais pour en arriver là, quelques coups de poing sur la gueule ont dû être donnés.

Avec toutes les crises d’asthme qu’il a subies, Luc a longtemps été considéré comme un garçon fragile, même à l’école. Personne n’aime les gens qui sont différents de la masse de quelque façon que ce soit. Trop grand, trop beau, trop laid, trop maigre, trop douillet, trop efféminé, trop raffiné… Tout ce qui est hors norme dérange, à un point tel que certains se font un malin plaisir à humilier et battre l’individu différent devant tout le monde et à se moquer de lui allègrement. Luc et Jocelyn ont eu droit à un tel traitement, comme bien d’autres pour toutes sortes de raisons.

— Personne dans la famille n’aurait cru qu’un jour Luc deviendrait si fort, ajoute Junior. Je suis vraiment fier de lui.

— Son ami a de la chance de l’avoir.

— Mais changement de sujet, étudies-tu toujours en sciences humaines ?

— Oui, répond Gaétan. J’attends désespérément que cela finisse pour enfin étudier dans quelque chose que j’aime. Je me suis inscrit en droit.

Comme bien des jeunes de son âge, Gaétan ne sait pas trop ce qu’il veut faire. Actuellement, c’est le droit qui l’intéresse. Pour le reste, il verra bien en cours de route.

— Il me semblait que tu devais reprendre l’entreprise de ton père…

— Je n’ai jamais eu envie de devenir plombier. Heureusement, mon père comprend ça. Mais tu le connais ; tout ce qu’il veut, c’est que je sois heureux. Il m’a même proposé d’aller étudier une année ou deux à l’étranger.

— Wow ! J’espère que tu te rends compte à quel point tu es chanceux !

Gaétan hausse les épaules avant de réagir.

— Nomme-moi quelqu’un qui est content de ce qu’il a. Tu as raison, je suis chanceux, mais moi j’aurais voulu naître dans une grosse famille, comme la tienne. Je ne te l’ai jamais dit, mais j’ai toujours été jaloux de toi.

— Mais ma mère n’est même pas bonne cuisinière ! Et mon père refuse de payer quoi que ce soit pour nous aussitôt qu’on commence à gagner de l’argent. De plus, mes frères sont loin d’être parfaits ; je t’aurais volontiers donné les jumeaux ! Même Sonia est bourrée de défauts. On n’a pas toujours été d’aussi bons amis, ma sœur et moi, tu sais. S’il y a quelqu’un qui m’en a fait baver à la maison, c’est bien elle.

— Tu ne comprends pas. Moi, chaque fois que je revenais de l’école, il n’y avait que ma mère. Je ne te parle pas du nombre de réveillons qu’on a passés juste tous les trois, mes parents et moi. C’est vrai, j’étais inondé de cadeaux, tellement que je ne savais plus quoi en faire. Mais ce que j’aurais voulu par-dessus tout, c’est avoir au moins un frère ou une sœur pour ne plus me sentir aussi seul.

— Et tu vois, pendant ce temps-là, moi je t’enviais. Parce que tu avais tout ce que tu voulais sans être obligé de lever le petit doigt. Parce que tu vivais dans une grande maison. Parce que tu partais en vacances chaque année avec tes parents. Tu menais la vie dont je rêvais.

— On n’est jamais content de ce qu’on a. Mais toi et moi, on avait pas mal plus que la moyenne des gens, quand on y pense.

Au retour, alors qu’il n’est même pas encore sorti du parc des Laurentides, Junior prend sa décision. Il partira en tournée avec Renée Claude et en profitera pour faire des photos des villes et villages où il passera. Il tentera également de s’entendre avec le journal afin de reporter son voyage en Europe d’une année.

Quand Édith voit le sourire de Junior, elle sait qu’elle a eu raison d’envoyer son chum faire un tour de moto. Ce dernier l’embrasse, puis il lui fait part du fruit de sa réflexion.

— C’est aussi ce que j’aurais choisi, dit-elle. Tu n’as pas à t’inquiéter, on va passer à travers.

* * *

Dans quelques minutes, Junior rencontrera sa mère. Comme il ne voulait pas courir le risque qu’elle lui fasse une crise, il lui a donné rendez-vous dans un petit restaurant du centre-ville. Au moment où il met sa moto sur sa béquille, quelle n’est pas sa surprise d’entendre la voix de Sylvie :

— Tu parles d’un hasard ! s’écrie-t-elle. On est arrivés en même temps.

Les yeux de Sylvie se posent sur une tache de couleur sur le bras de son fils. Sur un ton sec, elle demande à Junior ce qu’il a sur le bras.

— Hum ! Je ne pense pas que tu vas aimer ma réponse.

Junior lève la manche de sa chemise, puis il se place pour que sa mère puisse bien voir son tatouage. Dans les secondes qui suivent, le visage de Sylvie devient rouge comme une tomate. Junior voit les grands efforts qu’elle fait pour ne pas exploser. « Une maudite chance qu’on est à l’extérieur parce que j’y aurais goûté. J’avais complètement oublié mon tatouage. Je n’ai vraiment pas hâte de voir sa réaction quand je vais lui dire que je lâche l’école. »

Sylvie est incapable de parler. Elle n’a pas de mots pour décrire comment elle se sent. Elle mettrait sa main au feu qu’elle était la seule de la famille à ne pas être au courant. Non seulement ça l’enrage, mais ça la blesse aussi. Elle a beau détester les tatouages, jamais elle ne comprendra pourquoi Alain et Junior n’ont pas voulu lui montrer les leurs.

Pour Junior, le silence de sa mère est très difficile à supporter – encore plus que si elle avait exprimé sa colère. Il se dépêche de préciser :

— À part Sonia, personne de la famille n’est au courant.

Sans lui laisser le temps de réagir, il prend sa mère par le bras. Ensemble, ils se dirigent vers la porte d’entrée du restaurant. Une fois assis l’un en face de l’autre, Junior fait son plus beau sourire. Ensuite, il se lance :

— Plus vite je t’aurai dit pourquoi je voulais te parler, mieux je me sentirai.

Le jeune homme prend une bonne respiration avant de sauter à l’eau.

— Je pars en tournée avec Renée Claude pour au moins six mois. Je ferai aussi des photos des villes et villages où j’irai. Et je mets mes études sur la glace pour au moins une session.

Assommée par toutes ces nouvelles, Sylvie est prise d’un mal de tête soudain. Elle tourne et retourne les mots de Junior dans sa tête jusqu’à en avoir la nausée. « Junior ne peut pas me faire ça ! Il sait à quel point l’école compte pour moi. »

Junior surveille le moindre battement de cils de sa mère. Mais Sylvie reste de glace. Il en vient à se demander s’il n’aurait pas été préférable de tout lui dire à la maison. Elle aurait sûrement crié, mais au moins elle aurait réagi. Son manque de réaction l’inquiète.

— Maman, dis quelque chose, murmure le jeune homme en posant sa main sur celle de sa mère.

— Que veux-tu que je te dise ? émet-elle sur un ton résigné. Tu ne m’as pas fait venir ici pour me demander mon avis, mais pour me mettre devant le fait accompli. C’est inutile que je te répète à quel point c’est important pour moi que tu finisses tes études, car tu as déjà décidé d’arrêter pendant une session. Mais ne me demande pas d’être d’accord avec toi ! Ça non ! C’est la même chose pour ton tatouage. Peux-tu me dire quand tu me l’aurais montré si un coup de vent n’avait pas fait relever ta manche de chemise ? J’avoue que je me sens laissée pour compte. Tu vas m’excuser, mais je ne pourrai pas rester.

Puis, elle s’en va. Surpris par ce départ soudain, Junior ne fait aucune tentative pour retenir sa mère. Si Sylvie avait l’esprit un peu plus ouvert, non seulement il serait allé lui montrer son tatouage en sortant de chez le tatoueur, mais il en aurait discuté avec elle avant de passer à l’action. Il lui aurait peut-être même demandé son avis sur le dessin qu’il avait choisi. Si sa mère acceptait qu’il ne pense pas comme elle en ce qui a trait aux études, il aurait aimé parler avec elle des choix qui s’offraient à lui. Il adore sa mère, mais il ne veut pas être obligé de passer à côté de sa vie pour ne pas la décevoir.

Soulagé d’avoir parlé à Sylvie, Junior fait signe à la serveuse. Alors qu’elle lui tend le menu, il dit :

— Je vais prendre une grosse poutine avec un grand verre de Coke.

* * *

Une fois assise derrière le volant de son auto, Sylvie se demande où elle pourrait aller. Il y a longtemps qu’elle n’a pas ressenti une telle sensation ; elle ne sait trop comment réagir. Elle a l’impression d’être à la dérive, comme un bout de bois mort qui descend le courant malgré lui. Devrait-elle pleurer toutes les larmes de son corps parce qu’elle est déçue ? Devrait-elle en vouloir à Junior jusqu’à la fin de ses jours parce qu’il abandonne les études ? Quelques minutes plus tard, Sylvie prend la direction de la maison d’Irma sans vraiment s’en rendre compte. C’est seulement dans la cour qu’elle prend conscience de l’endroit où elle se trouve.

Elle appuie sur la sonnette deux fois plutôt qu’une.

— Bonjour, dit la femme d’un certain âge qui a ouvert la porte.

— Bonjour, répond Sylvie, l’air étonné.

Elle ne connaît pas cette femme.

— Entrez ! l’invite l’inconnue. Irma est à la cuisine. Elle ne pouvait pas venir à la porte, car elle a les deux mains dans la pâte. Au fait, je m’appelle Rita. Je suis une amie d’Irma. Je suis venue lui donner un petit coup de main aujourd’hui.

Si elle avait su que sa tante était occupée, Sylvie ne se serait pas présentée à sa porte. « Ça m’apprendra à débarquer chez les gens sans m’annoncer. » Mais il est trop tard pour battre en retraite.

— Et moi, c’est Sylvie. Je suis une nièce d’Irma.

— Je vous reconnais. Venez !

Irma nettoie rapidement ses mains et embrasse ensuite Sylvie.

— Je suis bien contente de te voir ! dit-elle d’une voix enjouée. Ça fait tellement longtemps que tu n’es pas venue que je pensais que tu avais perdu mon adresse !

— Comme vous le savez, j’ai été très occupée ces derniers temps. Mais là, je suis en vacances pour quelques semaines.

Irma voit tout de suite que quelque chose ne va pas. Comme Sylvie et elle ne sont pas seules, elle commence par demander à sa nièce des nouvelles des spectacles de Québec et de Montréal. Sylvie lui répond sans entrain.

— Tout s’est très bien déroulé ; les résultats ont même dépassé les espérances de Xavier. Et il a reçu des offres pour des spectacles à l’automne. De ce côté-là, tout va pour le mieux.

— Je suis allée vous entendre à Montréal, déclare Rita. Je vous ai trouvée très bonne. Je suis loin d’être aussi connaisseuse qu’Irma en matière d’opéra, mais j’ai adoré votre spectacle. Votre voix m’a transportée dès la première note, et votre présence sur scène m’a charmée. Vous avez un immense talent et vous irez loin.

À un autre moment, Sylvie aurait été ravie par les compliments de Rita. Mais aujourd’hui, ça ne lui fait ni chaud ni froid. Le regard vague, elle reste perdue dans ses pensées.

Irma décide de crever l’abcès au plus vite.

— Sylvie, je vois bien que tu n’es pas dans ton assiette, dit-elle. Tu peux parler devant Rita sans problème.

Confier ses tracas devant une inconnue, même si celle-ci est une amie de sa tante, n’enchante guère Sylvie. Cependant, si elle continue à ruminer, elle risque d’éclater. Elle respire à fond et vide aussitôt son sac. Les deux femmes l’écoutent sans l’interrompre. Dès qu’elle se tait, Sylvie respire beaucoup mieux. Le simple fait d’avoir parlé lui a enlevé un poids sur les épaules.

D’une voix ferme, Irma commente :

— Ma pauvre Sylvie, il faut que tu acceptes que les choses ne puissent pas toujours se passer exactement comme tu le souhaites. Il n’y a pas de quoi fouetter un chat même si Junior s’est fait tatouer le bras, s’il part en tournée ou, pire encore, s’il abandonne momentanément l’école. Ton fils a quel âge, déjà ?

— Dix-huit ans.

— Donc, il est majeur. Et à ce que je sache, il ne te demande rien d’autre que de respecter ses choix. Que tu le veuilles ou non, Junior n’est plus un enfant ; c’est un homme maintenant. Crois-moi, tu es chanceuse qu’il se confie encore à toi.

— Mais il m’a mise devant le fait accompli ! C’est avec ça que j’ai de la misère.

— Peut-être, mais ce ne sont plus tes affaires, déclare Irma. Il est fini le temps où Junior t’obéissait au doigt et à l’œil.

Les paroles d’Irma bouleversent Sylvie plus qu’elle ne le voudrait. Elle sait que sa tante a raison, mais elle refuse d’accepter que ses enfants aient vieilli et que, dans quelques années, ils seront tous des adultes.

Silencieuse jusque-là, Rita décide de mettre son grain de sel dans la conversation :

— Je ne voudrais pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais ma sœur aînée a vécu des choses semblables avec ses enfants. Croyez-moi, n’attendez pas qu’il soit trop tard avant de cesser de gérer leur vie. Vous avez beaucoup trop à perdre. Aujourd’hui, ma sœur voit ses enfants à Noël et à Pâques – et encore, pas chaque année. Il en manque toujours un ou deux aux réunions familiales. Et ces rencontres n’ont rien de commun avec celles du temps où ils étaient petits ; elles sont d’un ennui mortel. Tout ce que ma sœur réussit à savoir sur la vie de ses enfants, c’est ce que les autres lui disent. Alors que son mari et elle rêvaient de finir leurs jours entourés de leurs enfants et de leurs petits-enfants, ils sont tout fin seuls. Vous m’avez l’air d’une bonne personne, Sylvie. Changez d’attitude avec vos enfants pendant qu’il en est encore temps et concentrez-vous sur votre propre vie, surtout que vous avez bien d’autres choses pour vous occuper.

Sylvie réfléchit. Jamais une inconnue n’a osé lui parler ainsi. Prise entre l’envie d’envoyer promener Rita et celle de reconnaître que cette dernière a raison sur toute la ligne, Sylvie demeure silencieuse. Cette dernière sait à quel point elle peut être envahissante et comment elle aime tout contrôler.

D’après l’expression de sa nièce, Irma voit qu’il est inutile d’en rajouter. Tout ce qui devait être dit a été dit. Dans l’espoir de changer le cours de la discussion, elle dit à sa nièce d’un ton taquin :

— Si tu nous aides à trancher les pommes, tu pourras repartir avec une tarte.

* * *

Le lendemain, Sylvie téléphone à Junior pour lui dire qu’elle aime son tatouage, et aussi qu’elle se réjouit pour lui qu’il parte en tournée avec Renée Claude. Quand le jeune homme raccroche, il pousse un grand cri de joie.