Chapitre 33

Les jumeaux attendaient ce moment avec impatience. Ils ont nettoyé leur bureau comme à la fin de chaque année, puis leur professeur les a libérés pour les vacances d’été aussitôt que la cloche a sonné. L’euphorie est à son comble dans les couloirs de l’école secondaire. On dirait une ruche d’abeilles en pleine production de miel. Nul doute que plusieurs adolescents s’ennuieront à un moment ou à un autre cet été, mais actuellement ils ont tous l’impression de sortir de prison. Fini l’obligation de se lever aux aurores pour se préparer pour aller à l’école. Fini les soirées passées à étudier et à faire ses devoirs. Fini les punitions imposées par les professeurs. Fini la fichue école !

— Je commençais à penser que la cloche ne sonnerait jamais ! s’écrie Dominic. Je suis tellement content de sortir d’ici.

— Et moi donc ! renchérit François. J’ai vraiment hâte de me retrouver dehors.

— On y est presque, l’encourage son frère.

Alors qu’ils vont franchir la porte, une voix qu’ils reconnaîtraient entre mille les interpelle :

— Hé, les Pelletier ! J’espère que vous passerez de belles vacances.

Les jumeaux donneraient le peu qu’ils ont pour ne plus jamais revoir cet homme. Par sa faute, ils n’ont jamais trouvé une année scolaire aussi longue. Ils ont averti leurs parents qu’il était hors de question qu’ils subissent ce professeur une année de plus. Michel leur a promis de faire le nécessaire pour les faire changer de classe si monsieur Greenwood devait leur enseigner l’année prochaine. « Je vous changerai même d’école, s’il le faut. »

Les deux frères poursuivent leur chemin sans prêter attention au professeur. Celui-ci ne vaut pas la peine qu’ils gaspillent leur salive pour lui.

Une fois sur le trottoir, François et Dominic respirent mieux. Ici, monsieur Greenwood ne pourra rien leur faire.

— Est-ce qu’on attend Luc ? demande François.

— Pourquoi on ferait ça ? proteste Dominic. Viens, j’ai hâte d’arriver à la maison.

Leurs sacs d’école remplis à pleine capacité mais le cœur léger, les jumeaux discutent en marchant.

— Tu ne peux pas savoir à quel point j’ai hâte de faire brûler mes notes de géographie ! s’exclame Dominic.

— Et moi donc ! renchérit François. On devrait arrêter acheter un sac de guimauves. As-tu de l’argent sur toi ?

— Un peu.

Dominic fouille dans ses poches. Il montre une pièce de 25 cents à son frère.

— Avec ce que j’ai, on devrait être corrects, dit François. Il faut fêter ça.

Dominic se met à chanter :

« Vive les vacances

Au diable les récompenses

Mettons l’école en feu

Et les profs dans le milieu »

Évidemment, François lui emboîte le pas. Les jumeaux chantent en boucle les quelques vers. Plus le temps passe, plus ils élèvent la voix. Lorsqu’ils s’engagent dans leur rue, Sylvie les entend de sa cuisine. On pourrait croire que cette chanson est usée vu le nombre d’années que les enfants la chantent ; toutefois, il n’en est rien. Tous l’apprennent rapidement et ne l’oublient jamais. Même L’école est finie de Joël Denis et C’est le temps des vacances de Pierre Lalonde, qui ont pourtant connu un certain succès, n’ont pas réussi à la supplanter.

Même si ses fils ont vieilli, Sylvie a préparé une collation spéciale pour eux comme lors de chaque fin d’année scolaire. Elle a acheté une grosse bouteille de boisson gazeuse aux fraises et deux boîtes de chips – une au vinaigre et l’autre au barbecue. Et aussi des pipes à la réglisse. Elle a même acheté un sac de peppermints roses pour les jumeaux.

Quand elle entend la porte s’ouvrir, elle va à la rencontre des arrivants.

— Fini le prof de géographie ! s’écrie François en voyant sa mère.

— Figure-toi qu’il nous a souhaité de bonnes vacances juste avant qu’on sorte de l’école, raconte Dominic.

— Il n’est peut-être pas si méchant que vous le prétendez, déclare Sylvie.

— Je t’en prie, maman ! proteste François. Ça fait deux ans que monsieur Greenwood nous enseigne et, crois-moi, il est tout sauf bon. Il a la rancune aussi grande que le fleuve Saint-Laurent. Depuis l’histoire de la poignée chauffée, il ne s’est pas passé un seul cours sans qu’il s’en prenne à nous. C’est le pire professeur que j’aie eu de toute ma vie.

Comme elle n’a nulle envie de relancer le débat sur ce sujet, Sylvie se dépêche de faire diversion avant que la discussion dégénère.

— OK ! OK ! Maintenant que vous êtes en vacances, vous n’allez quand même pas passer votre temps à parler de lui.

— Aucune chance ! s’exclame Dominic. Une fois qu’on aura brûlé toutes nos notes de géographie, on passera à autre chose.

Les jumeaux se gardent bien de révéler à leur mère qu’ils ont volé le livre de géographie de leur professeur ; ils le brûleront en même temps que leurs notes. Si Sylvie l’apprenait, elle les obligerait sûrement à rapporter le manuel à l’école. Pour elle, on ne vole pas et, surtout, il est sacrilège de brûler un livre.

Sylvie ne le criera pas sur les toits, mais elle se réjouit que cette année scolaire soit enfin finie. Elle en avait plus qu’assez d’entendre parler de ce vieux professeur de géographie capricieux qui se faisait un malin plaisir à tourmenter les jumeaux. Chaque fois que quelqu’un s’en prend à ses enfants, c’est un peu comme s’il s’attaquait à elle. Sylvie sait que François et Dominic sont loin d’être parfaits, mais elle déteste au plus point qu’on les prenne à partie sans qu’elle puisse rien faire pour les défendre.

— Wow ! s’écrie Dominic en voyant tout ce qu’il y a sur la table de cuisine.

— Tu nous as même acheté des peppermints roses ? s’extasie Dominic, le regard pétillant. Il me semblait que tu ne voulais plus en voir une seule dans la maison…

— Je vous demande juste une chose : gardez-les dans votre chambre, précise Sylvie.

Assis à la table, François et Dominic mangent autant qu’ils le peuvent. Il est si rare qu’ils aient deux pleines boîtes de chips pour eux seuls. En fait, la dernière fois que c’est arrivé, ils n’ont même pas eu la chance de goûter la moindre chip. C’était trop injuste. Leur mère avait donné leurs boîtes pas même encore ouvertes au reste de la famille, en interdisant à quiconque de leur donner une seule chip.

Sylvie regarde ses fils s’empiffrer. Elle commence à avoir mal au cœur pour eux. Alors qu’elle va parler, Dominic pousse une boîte de chips devant lui et se lève.

— Moi, je vais exploser si je mange une chip de plus ! indique-t-il en grimaçant.

— Je te l’ai déjà dit : tu devrais manger celles au vinaigre, déclare François. Avec la liqueur aux fraises, c’est parfait.

— Pouah ! gémit Dominic. Ne me parle pas de chips ou de liqueur aux fraises. Je m’en vais dehors. En t’attendant, je vais allumer un feu.

— Un feu ? s’étonne Sylvie. Qu’est-ce que tu as de si urgent à faire brûler ?

— Nos notes de géographie, répond Dominic. Il est hors de question que je dorme une nuit de plus dans la même pièce qu’elles.

Sylvie se retient de rire.

— Puisque c’est comme ça, dit-elle, je peux t’aider à faire le feu, si tu veux.

— Ce ne sera pas nécessaire, intervient François.

— Au fait, avez-vous vu Luc ? s’informe Sylvie. C’est bizarre, il n’a même pas appelé pour prévenir qu’il serait en retard. J’espère qu’il ne s’est pas laissé entraîner par son ami…

Sylvie cherche désespérément le prénom du garçon en question, mais elle n’arrive pas à se le rappeler. Ça l’enrage quand elle oublie le prénom de quelqu’un, surtout si celui-ci a tout fait pour qu’elle se souvienne de lui.

— Vous savez de qui je parle, ajoute-t-elle sur un ton impatient.

— Le gars en question s’appelle Jean, indique François. Mais comment veux-tu qu’on sache si Luc est avec lui ?

— On est revenus à la maison tout de suite après l’école, explique Dominic. Bon, tu vas nous excuser, maman, mais on va aller brûler nos notes de géographie.

Plus les minutes passent, plus Sylvie s’inquiète. C’est inhabituel que Luc ne soit pas encore rentré. Elle prie pour qu’il ne soit pas allé « sniffer » chez ce Jean de malheur. Alors qu’elle s’apprête à appeler Michel pour lui demander de faire un détour par le garage du père du garçon, la sonnette de la porte d’entrée retentit. Elle remet le combiné du téléphone à sa place et court vite répondre. Avant même que Sylvie n’ait le temps d’ouvrir la porte, celle-ci livre passage à une femme qu’elle n’a jamais vue.

— Suivez-moi, dit tout de go l’inconnue. Je m’appelle Hermance Poirier. Je suis la mère de Jean. Je vous ramène votre fils ; il était chez nous… enfin, dans le garage de mon mari.

Très nerveuse, Sylvie ne prend même pas la peine d’enlever son tablier. Elle suit la femme jusqu’à la voiture de celle-ci.

— Je ne sais plus quoi faire pour empêcher mon fils de « sniffer » cette saloperie. En plus, il en entraîne d’autres dans son délire. Vous devriez interdire à votre garçon de se tenir avec Jean. Je regrette de dire ça de mon fils, mais il n’a pas une bonne influence sur les jeunes qui le côtoient.

En temps normal, Sylvie aurait mis son grain de sel, mais elle est trop inquiète pour engager la conversation. Une fois près de l’auto de madame Poirier, elle ouvre la portière, puis elle agrippe Luc par le bras pour le forcer à la suivre. Comme celui-ci est amorphe, Sylvie doit beaucoup insister pour qu’il sorte de l’auto. Elle guide ensuite Luc jusqu’à sa chambre, lui enlève ses chaussures et se dépêche de retourner dehors pour remercier la mère de Jean d’avoir ramené son fils. Lorsqu’elle ouvre la porte de la maison, elle découvre que madame Poirier est déjà partie. Elle retourne voir Luc. Elle est furieuse contre lui. Comment a-t-il pu tomber aussi bas alors qu’il est si intelligent ? Elle pose sa main sur le front du garçon et soupire un bon coup. « Au moins, il est à la maison. » Si Sylvie se fie aux fois précédentes, tout ce qu’il lui reste à faire, c’est de venir vérifier régulièrement l’état de Luc – au moins jusqu’à ce qu’elle aille dormir. L’air découragé, elle retourne dans la cuisine et appelle Shirley. Elle a besoin de parler à quelqu’un.

Lorsque Michel rentre de travailler, Sylvie lui raconte comment Luc a fêté la fin de l’année scolaire. Il voit rouge.

— Non mais, ce n’est pas vrai ! hurle-t-il. Qu’est-ce qu’on devra faire pour lui mettre du plomb dans la tête ? Je te jure que Luc va avoir affaire à moi lorsqu’il aura repris son état normal.

Puis, Michel sort dans la cour. Il va rejoindre les jumeaux qui sont en train de faire griller des guimauves. D’un ton brusque, il demande à ses fils :

— Qu’est-ce qui vous prend de faire un feu à cette heure-là ?

En voyant l’expression de son père, François se dépêche de tendre à ce dernier la guimauve qu’il s’apprêtait à manger. Elle est grillée à point comme Michel les aime. Sans réfléchir, celui-ci la prend. C’est seulement en l’engloutissant qu’il prend conscience de ce qu’il vient de faire. Mais Michel est tellement furieux qu’au lieu de recracher la friandise, il se dépêche de l’avaler. « Malgré mon diabète, ce n’est quand même pas une guimauve qui va me tuer. » La seconde d’après, il tend la main pour avoir celle de Dominic. Son fils le regarde en fronçant les sourcils. Il n’est pas question que François et lui gavent leur père de sucre.

— À la quantité de sucre qu’il y a dans une guimauve, n’y pense même pas ! proteste Dominic.

Michel lui jette un regard noir, ce qui est loin d’impressionner le garçon.

— Au cas où ça t’intéresserait, intervient François pour faire diversion, si on a fait un feu c’était pour brûler nos notes de géographie… et même le livre de monsieur Greenwood.

François donne un coup de coude dans les côtes à son frère.

— Ben quoi ? demande Dominic en haussant les épaules. Ce n’est pas à toi que je parle, c’est à papa.

Michel sait que Dominic vient de révéler un secret. Mais comme le mauvais coup concerne le vieux professeur de géographie qu’il ne porte pas dans son cœur, il n’en fait pas de cas. Au contraire, il en rajoute :

— Vous auriez dû m’attendre. Je vous aurais aidés.

L’instant d’après, il prend la direction de la maison. Juste avant d’entrer, il dit assez fort pour que les jumeaux l’entendent :

— Nous irons à la pêche juste tous les trois.

Fous de joie, François et Dominic se tapent dans les mains. Ils ignorent ce qui a poussé leur père à prendre cette décision, mais l’essentiel est qu’ils se retrouveront entre pêcheurs – ce qui fait leur bonheur.

* * *

Après s’être assurée que l’état de Luc est stable, Sylvie va rendre visite à Marguerite. Il faut absolument qu’elle change d’air. Elle est tellement fâchée contre Luc qu’il vaut mieux qu’elle se tienne loin de lui le temps qu’il retrouve ses esprits. Comme elle n’a jamais touché à la drogue, elle ne comprend pas ce que les gens trouvent d’intéressant là-dedans. Même lorsque Irma lui parle de tout le bienfait qu’elle ressent en fumant de la marijuana, cela ne convainc absolument pas Sylvie. Déjà qu’elle trouve que le haschisch empeste, elle comprend encore moins lorsqu’il s’agit de « sniffer » de la térébenthine. Elle déteste particulièrement cette odeur-là. « Comment Luc peut-il faire une telle chose ? » Mais par-dessus tout, elle ne voit pas quel plaisir les jeunes trouvent à se geler le cerveau. Pour sa part, Sylvie a trop de doigts sur une main pour compter le nombre de fois où elle s’est enivrée ; d’ailleurs, elle n’aime pas se sentir molle comme de la guenille et avoir de la difficulté à aligner deux mots. Et que dire des lendemains de veille ? Pour Sylvie, tout ça c’est trop de souffrance pour trop peu de plaisir. Pourquoi certaines personnes aiment tant perdre la notion de la réalité ? Sont-elles malheureuses ? Ont-elles du mal à supporter toute la pression pesant sur leurs épaules ? Sont-elles trop faibles ou trop influençables ? Est-ce par lâcheté et refus de faire face à la réalité ? Certaines questions restent sans réponse. Pour Sylvie, tout ce qui touche à la drogue fait partie de cette catégorie.

Chaque fois qu’un de ses enfants s’écarte du droit chemin, comme c’est le cas de Luc aujourd’hui, Sylvie se demande où elle a failli dans son rôle de mère. Il y a sûrement une raison pour que son fils se drogue. « Je vais pourtant finir par mettre le doigt dessus. »

Perdue dans ses pensées, Sylvie arrive devant la maison de Marguerite. Elle se regarde dans le rétroviseur et grimace. L’image que lui renvoie le miroir n’est pas très belle : elle a les traits tirés et elle est pâle à faire peur. Sylvie se pince les joues et se remet du rouge à lèvres. Il n’est pas question qu’elle dérange Marguerite avec ses histoires de famille. Elle sort de la voiture, replace les pans de sa robe et emprunte le petit trottoir qui mène à la porte d’entrée. À peine a-t-elle posé le doigt sur la sonnette que Marguerite apparaît devant elle.

— Je t’attendais ! l’accueille joyeusement la vieille femme. Entre !

Pendant quelques secondes, Sylvie se demande comment Marguerite a deviné qu’elle viendrait la voir aujourd’hui. Elle ne l’avait même pas appelée pour annoncer sa visite.

— N’aie pas peur, je ne suis pas voyante ! plaisante la vieille femme. Je viens d’appeler chez vous pour t’inviter à venir au cinéma avec moi.

Sylvie ne se préoccupe même pas du film qu’elles iront voir. Elle fait pleinement confiance à Marguerite là-dessus. Et puis, cette sortie n’aurait pu mieux tomber ; ainsi, elle ne risquera pas de parler de ses soucis.

— C’est une excellente idée ! s’efforce-t-elle de dire d’un ton faussement joyeux. Êtes-vous prête ?

— Je prends une petite laine et j’arrive.

Après le cinéma, Sylvie se sent mieux. Fuir la lourdeur de son quotidien le temps d’un film lui a fait beaucoup de bien. Alors qu’elle raccompagne Marguerite à sa porte, celle-ci lui dit :

— Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais tu n’as pas l’air dans ton assiette. Aimerais-tu entrer quelques minutes ?

L’occasion est trop belle pour que Sylvie la laisse passer. Elle répond :

— Je ne voudrais surtout pas vous embêter avec mes histoires de famille.

— Viens, je vais faire du thé.