Chapitre 34

Marie-Paule rend visite à Irma régulièrement. Et depuis que Réjean vit avec celle-ci, il n’est pas rare que René l’accompagne. Les deux hommes ne se connaissaient pas du vivant de Lionel, mais ils ont tout de suite sympathisé. Comme ils aiment le golf tous les deux, ils vont jouer ensemble de temps en temps, ce qui permet aux femmes de passer la journée entre elles. Il arrive aussi à René de donner un coup de main à son ami pour des petits contrats de construction.

Depuis le départ d’Isabelle et de Jérôme, Irma trouve la maison bien calme. Le gazouillis du petit lui manque. Le voir courir vers elle pour venir se jeter dans ses bras aussi. Heureusement, Isabelle vient la voir de temps en temps. Mais avec tout ce que la jeune femme a à faire, elle ne peut évidemment pas venir aussi souvent qu’Irma le souhaiterait. Cette dernière lui rend visite chez elle, mais cela n’arrive pas à la satisfaire totalement. Le passage de Jérôme dans sa vie lui a fait prendre conscience qu’elle était faite pour avoir des enfants.

Irma coule des jours heureux aux côtés de son Réjean. Chaque matin, elle remercie Dieu de l’avoir mis sur son chemin. Elle le remercie aussi parce que son mari partage les mêmes passions qu’elle : Réjean adore la vie à la campagne, il aime les gens, il a un bon sens de l’humour et il est essentiel pour lui d’aider les plus démunis. De plus, les jeunes de la maison l’adorent. Il faut reconnaître qu’il sait s’y prendre avec eux. C’est en le regardant agir qu’Irma a repensé au projet que Lionel et elle nourrissaient lorsqu’ils ont acheté leur maison de campagne ; ils voulaient fonder un centre pour les jeunes dont personne ne s’occupe. La semaine dernière, Irma a pris son courage à deux mains et elle en a parlé à Réjean.

— C’est une excellente idée, a-t-il dit sans hésitation. Mais il faudrait d’abord agrandir la maison. On pourrait convertir la vieille étable en écurie. J’ai toujours rêvé d’avoir des chevaux. Et si on réaménageait le poulailler, on pourrait garder des poules, si tu veux. Je ne sais pas si je te l’ai déjà raconté, mais quand j’étais petit, j’allais ramasser les œufs avec mon grand-père paternel.

Les commentaires de son mari ont réjoui Irma, à tel point qu’elle en avait les larmes aux yeux. Surpris de sa réaction, Réjean l’a prise dans ses bras.

— Pourquoi pleures-tu ?

— Parce que je suis trop heureuse. Le jour où Lionel est mort, j’ai pensé qu’il était préférable d’oublier notre projet d’ouvrir un centre. D’une certaine manière, je l’avais enterré avec lui. L’autre jour, en te regardant avec les jeunes, l’idée du projet m’est revenue sans que je m’y attende le moins du monde. Tu ne peux savoir à quel point ça me fait plaisir de voir que tout est encore possible.

— Chère Irma, tu es tellement merveilleuse… a murmuré Réjean en lui caressant la joue.

L’instant d’après, il a embrassé sa femme avec passion. Ils sont restés serrés l’un contre l’autre un petit moment. Quand ils se sont séparés, Irma a déclaré :

— Il va falloir qu’on y pense à deux fois avant de se lancer. C’est loin d’être un petit projet.

— Je sais tout ça. Commençons par tout mettre par écrit. Après ça, on regardera qui peut nous aider à réaliser notre projet.

— On pourrait demander des subventions, suggère Irma.

— Non ! Si on attend après le gouvernement, on sera dans notre tombe avant qu’on ait pu seulement donner un premier coup de marteau. Déterminons d’abord ce que nous voulons faire et estimons les dépenses. Pour ce qui est des travaux de construction, je suis pas mal certain que ça ne nous coûtera pas grand-chose pour la main-d’œuvre. Plusieurs personnes m’en doivent une.

— Et pour l’ameublement, je peux en toucher deux mots à Michel. Mais malgré tout, on ne pourra pas y arriver tout seuls, toi et moi.

Irma vient de prendre conscience de l’ampleur du projet. Et ça lui fait peur.

— Chaque chose en son temps ! tempère Réjean. Tu t’inquiètes pour rien. Ce projet-là, c’est comme la construction d’une maison. On doit d’abord savoir ce qu’on veut et ce qu’on est prêt à investir. Après, il faut y aller étape par étape.

Depuis, enfermés dans leur chambre, Réjean et Irma ont planché chaque jour sur le projet sans en parler à personne, pas même aux jeunes qui habitent avec eux. L’idée de l’écurie leur plaît beaucoup. Ils pourraient se servir des chevaux pour amener les jeunes à se responsabiliser. Irma a d’ailleurs déjà lu un article sur ce sujet ; le hic, c’est qu’elle ne se souvient plus dans quelle revue. Évidemment, au fur et à mesure que le projet prend forme, plusieurs modifications lui sont apportées ; les coûts ne cessent donc d’augmenter.

— On n’aura jamais assez d’argent pour tout réaliser ! se décourage Irma un soir.

— Donnons-nous au moins le temps d’évaluer tout ce qu’on n’aura pas besoin de payer. Je suis pratiquement certain que si on va voir le curé de la paroisse, il acceptera de parler en chaire de notre projet. Si tout le monde met la main à la pâte, on va y arriver.

Autant Irma se réjouit que les choses avancent, autant elle s’inquiète à l’idée de ne pas pouvoir mener le projet à terme, faute de moyens. Bien sûr, elle est prête à y investir le peu d’économies qu’elle possède, mais il faut aussi que Réjean et elle s’assurent d’avoir les reins assez solides pour faire tourner l’affaire après l’ouverture. Elle refuse que le centre devienne un éléphant blanc. En soi, construire n’est pas le plus exigeant. C’est après cette étape qu’il faudra obtenir le maximum d’aide. Prendre trois jeunes en charge, c’est une chose ; en avoir quinze sous sa responsabilité, c’est une tout autre histoire.

— Je m’excuse, dit-elle. Je ne suis vraiment pas drôle. Une chance que tu es là pour me remettre sur les rails parce que toute seule je n’y arriverais pas.

— N’oublie pas que nous nous sommes mariés pour le meilleur et pour le pire, signale Réjean. Alors, il faut bien que tu me montres le pire de ta personne de temps en temps !

Hier soir, ils ont apporté la touche finale à leur projet. Réjean avait raison. En investissant une bonne partie de leurs avoirs personnels, ils pourront réaliser leur rêve à la condition de requérir toute l’aide disponible autour d’eux. Réjean et Irma ont déjà dressé la liste des personnes susceptibles de les aider avant, pendant et après la construction. Ni l’un ni l’autre ne se doutaient qu’ils connaissaient autant de gens.

Ce matin, avant que Réjean quitte la maison pour aller travailler, Irma et lui ont convenu de parler du projet à Marie-Paule et René. Irma a donc appelé son amie afin de l’inviter chez elle.

— Ça te dirait de prendre deux doigts de whisky, Marie-Paule ? demande Irma quelques minutes après l’arrivée de la visiteuse.

— Si tôt ? s’étonne Marie-Paule.

— Depuis quand y a-t-il une heure pour boire du whisky ? Je peux te sortir des chips, si tu veux.

À voir la grimace de Marie-Paule, Irma se contente d’aller chercher la bouteille de whisky et deux verres.

— Il y a certainement une raison pour que tu m’offres du whisky en plein cœur de l’avant-midi ! s’exclame Marie-Paule.

— J’espère que tu es bien assise, indique Irma en déposant les verres sur la table. Tiens-toi bien : Réjean et moi allons ouvrir un centre pour les jeunes.

Les yeux grand ouverts, Marie-Paule boit les paroles de son amie jusqu’à ce qu’elle connaisse tous les détails de l’affaire.

— Wow ! s’exclame-t-elle quand Irma prend une gorgée de whisky. Quel beau projet !

Marie-Paule a beaucoup d’admiration pour Irma et ne tarit pas d’éloges à son égard. Marie-Paule trouvait déjà que son amie faisait un travail exceptionnel avec ses trois jeunes, voilà maintenant qu’elle ouvrira un centre. Décidément, Irma ne cessera jamais de l’impressionner.

— Je vous envie tous les deux, poursuit-elle. Vous pouvez compter sur moi pour vous aider. Je ne peux pas m’engager pour René, mais je suis pas mal certaine qu’il va vous offrir son aide lui aussi.

— Réjean doit l’appeler ce matin pour lui en parler.

— Je lève mon verre à votre centre et je bois à son succès !

Les deux femmes vident leur verre d’un trait. Vive comme l’éclair, Irma saisit la bouteille de whisky et remplit les deux verres à moitié. Marie-Paule regarde le sien de travers.

— Ne t’en fais pas, la rassure Irma. Tu sais sans doute que le deuxième est plus facile à boire que le premier.

Les deux amies éclatent de rire. Aussitôt qu’elles se calment, Irma demande à Marie-Paule si tout va bien de son côté.

— Oui mais, comparativement à toi, je n’ai pas grand-chose à raconter. Mes petits-fils me rendent visite assidûment depuis que je les ai invités à manger, ce qui me fait très plaisir. Tu sais, on fait parfois des choses qui blessent ceux qu’on aime sans même qu’on s’en rende compte. Heureusement que Michel m’a parlé du problème.

— La dernière fois que j’ai vu ton beau Michel, j’ai eu l’impression qu’il avait maigri. Est-ce que je me trompe ?

— Tu ne te trompes pas ! Hier soir, quand il est passé me voir, il m’a dit qu’il avait perdu quinze livres seulement en diminuant la bière et le sucre. Je ne le reconnais plus : imagine-toi qu’aux repas, il prend un fruit plutôt qu’un morceau de gâteau comme dessert. C’est le monde à l’envers ! Et plus il vieillit, plus il ressemble à son père.

Il y a longtemps qu’Irma a un faible pour Michel. D’ailleurs, elle trouve que Sylvie est parfois dure avec lui. Certes, il arrive à celui-ci d’être bourru, mais il a un cœur d’or. Aussitôt qu’Irma lui demande un service, il accourt sur-le-champ.

— C’est un bel homme ton Michel.

— Encore plus maintenant, renchérit Marie-Paule. Mais il était plus que temps qu’il s’occupe de sa santé. On ne rit pas avec le diabète.

— Tu as raison. Mais les hommes de sa génération se croient invincibles. Ça leur prend un bon coup avant de comprendre qu’ils doivent prendre soin d’eux. Parlant de Michel, j’ai bien envie de le mettre au courant de mon projet afin qu’il prépare le terrain avec Sylvie.

— Tu n’aimerais pas mieux leur en parler en même temps ?

— Pour qu’elle me décourage ? Non ! J’aime beaucoup ma nièce, mais ni Réjean ni moi n’avons besoin d’un éteignoir en ce moment.

Depuis la réaction de Sylvie lorsqu’elle a appris son mariage avec Réjean, Irma prend ses précautions. Elle n’en veut aucunement à sa nièce, mais elle estime plus sage de se protéger. Ce que son mari et elle sont en train de mettre sur pied leur demandera beaucoup d’énergie et d’efforts.

— C’est vrai, je ne t’ai pas encore dit qu’André nous a invités à aller chez lui, déclare Marie-Paule.

— Tant mieux ! Il était grand temps que ton fils se rende compte qu’il agissait comme un enfant gâté.

— Ce n’est pas aussi facile que ça. Tu sais comme moi que les choses se font seulement quand le temps est venu. Même si on tire constamment sur un pissenlit, il ne pousse pas plus vite pour autant.