Chapitre 2

Alors qu’elle retourne à la maison, Sylvie est sur le point de s’engager dans la rue où se trouve le magasin de Michel quand son auto connaît des ratées. Quelques pieds plus loin, le moteur s’éteint subitement. Prise au beau milieu de la voie, Sylvie se hâte d’allumer les feux de détresse du véhicule. Deux autos arrivent dans sa direction. « Il faut au moins que je réussisse à me ranger sur le côté. » Elle essaie de redémarrer sa voiture. Malgré plusieurs tentatives, rien n’y fait. De grosses gouttes de sueur commencent à perler sur le front de Sylvie. Heureusement, le magasin de son mari est tout près. « Je vais aller chercher Michel. Il va sûrement savoir quoi faire. » Elle traverse la rue et presse le pas jusqu’à ce qu’elle se retrouve enfin devant la porte du commerce. Elle entre en trombe. Sylvie crie suffisamment fort pour que Michel l’entende, où qu’il se trouve dans le magasin :

— Il faut que tu viennes m’aider ! Mon auto s’est arrêtée au beau milieu de la rue. Je n’arrive pas à la faire redémarrer.

Occupé avec une cliente au fond du magasin, Michel s’excuse auprès de celle-ci et vient à la rencontre de Sylvie. Il n’a pas tout compris, mais au timbre de voix de sa femme, il a deviné son désarroi. En voyant Michel, Sylvie déclare :

— Viens ! Il faut vite qu’on pousse mon auto sur le bord du trottoir.

Sylvie est si énervée que Michel se contente de dire le strict minimum.

— Donne-moi le temps de demander à Paul-Eugène de venir s’occuper de ma cliente et je te suis.

Du fond du magasin, une voix féminine douce mais ferme se fait entendre :

— Ce n’est pas la peine, je reviendrai demain. C’est avec vous que je veux traiter.

À un autre moment, Sylvie aurait sûrement relevé le commentaire de la femme. Mais là, elle n’y prête pas la moindre attention tellement elle est énervée. Pour l’instant, tout ce qu’elle veut, c’est que Michel et elle dégagent son auto de la rue. S’il fallait que quelqu’un emboutisse sa Mustang…

Lorsque Michel aperçoit la voiture, il donne ses instructions à sa femme :

— Va t’asseoir derrière le volant et mets l’auto au neutre. Je vais pousser la Mustang pour que tu puisses la stationner près du trottoir. Après, tu essaieras de la partir.

Aussitôt son auto garée sur le côté de la rue, Sylvie demande à Michel :

— Veux-tu que j’ouvre le capot ?

— Depuis le temps qu’on est ensemble, tu devrais savoir que je ne connais rien aux moteurs, répond-il promptement. Essaie de la faire démarrer. Si ça ne marche pas, il faudra appeler une dépanneuse.

Sylvie tourne et retourne la clé, mais rien n’y fait. Aucun son ne se fait entendre.

— La batterie est peut-être morte, indique Michel. Ou bien, le moteur a rendu l’âme. Bon, il faut que je retourne au magasin. Je peux téléphoner à une dépanneuse, si tu veux.

— Ce n’est pas la peine, je m’en occupe. Je vais aller appeler au petit restaurant de l’autre côté de la rue. On se revoit au souper.

Avant de tourner les talons, Michel embrasse sa femme sur la joue.

— Ne t’en fais pas avec ça, lui dit-il. Ce n’est que de la tôle.

— Pour toi peut-être, mais pour moi c’est bien plus que ça.

Tant qu’elle n’avait pas d’auto, Sylvie ignorait tout ce qu’elle manquait. Mais depuis qu’elle possède une voiture, personne – pas même Michel – ne pourra la faire renoncer à ce plaisir. Elle va où elle veut, et surtout quand elle le veut. Chaque fois qu’elle s’installe au volant de sa Mustang, elle se demande comment elle a fait pour se passer d’une voiture si longtemps. Ce n’était pas la première fois que son auto fonctionnait mal, mais celle-ci n’était jamais tombée en panne en plein milieu de la rue. Il faut reconnaître que la Mustang commence à avoir de l’âge. La dernière fois que Sylvie l’a conduite au garage, le mécanicien lui a dit qu’elle devrait penser à changer d’auto. C’est bien beau tout ça, mais elle s’est attachée à sa Mustang rouge.

Comme il doit passer devant la maison des Pelletier pour se rendre au garage, le conducteur de la dépanneuse propose à Sylvie de la déposer chez elle. Le garagiste lui téléphonera aussitôt qu’il aura eu le temps de jeter un coup d’œil à son auto, ce qui devrait aller au lendemain.

Ce n’est qu’une fois devant sa porte que Sylvie remarque l’heure qu’il est. Les jumeaux et Luc sont sûrement arrivés pour dîner depuis un bon quart d’heure. Elle a tout juste le temps de réchauffer une soupe Campbell. Pour compléter, un sandwich aux tomates fera l’affaire. Une fois dans la cuisine, elle découvre très vite que ses chérubins ne l’ont pas attendue pour manger. Le gros pot de beurre d’arachide et celui de confiture aux fraises trônent au milieu de la table. Un grand pain blanc repose à côté du pichet de Kool-Aid à l’orange. Trois couteaux, trois assiettes et trois verres reposent également sur la table, sur laquelle les trois garçons n’ont même pas pris la peine de mettre une nappe. Alors qu’elle s’empare du pain, Sylvie aperçoit un plein sac de peppermints roses. Une vague de colère l’envahit instantanément. Elle a interdit aux jumeaux d’entrer une seule peppermint rose dans la maison, et l’embargo n’a jamais été levé. Elle saisit le sac du bout des doigts et, quelques secondes plus tard, elle fait irruption dans la chambre des jumeaux sans même avoir frappé à la porte.

— Je pensais pourtant avoir été claire, siffle-t-elle entre ses dents en levant l’objet du litige pour que François et Dominic le voient bien.

Surpris, les jumeaux lèvent la tête de leur livre. Ils regardent leur mère avec des points d’interrogation dans les yeux.

— Pourquoi tu cries après nous comme ça ? demande Dominic. On n’a rien fait.

— C’est après Luc que tu devrais crier, riposte François. C’est lui qui a apporté les peppermints. On l’a même averti qu’il ferait mieux de les cacher avant que tu arrives.

Sylvie file à la chambre de Luc. Prête à exploser de nouveau, elle tourne la poignée. Au moment où elle s’apprête à larguer son fiel, la mère de famille entend la voix de Dominic derrière elle :

— Luc est parti tout de suite après avoir mangé.

Sylvie va vider le sac de peppermints dans la poubelle du garage. De retour à la cuisine, elle s’active à ranger alors que normalement elle aurait ordonné aux jumeaux de procéder. Aujourd’hui, elle choisit la facilité. Quant à Luc, il ne perd rien pour attendre. Elle se promet bien de lui faire la leçon aussitôt qu’il se montrera. « S’il me cherche, il va me trouver ! »

Alors qu’elle vient à peine de finir sa tâche, elle est soudainement prise d’une envie irrésistible de fumer. Elle se laisse tomber sur une chaise et, sans même s’en rendre compte, elle se met à tirer la peau autour de ses ongles. Quelques minutes suffisent pour que de petites gouttes de sang surgissent ici et là, ce qui a pour effet de secouer Sylvie. S’il y a une chose qu’elle déteste, c’est bien de voir ses mains après un de ses « exercices d’autodestruction », comme le dit Chantal. Chaque fois que les deux sœurs se voient, Sylvie passe immanquablement à l’inspection. « Vas-tu finir par arrêter de te mutiler ? Si ça continue, il va falloir que les manches de tes vêtements recouvrent tes mains en permanence. Je ne sais pas si tu es au courant, mais la première chose qu’un homme regarde chez une femme, ce sont ses mains. De quoi auras-tu l’air quand tu donneras un spectacle ? » Mais c’est plus fort que Sylvie ; quand elle est nerveuse, ou bien elle se ronge les ongles, ou bien elle tire les peaux autour d’eux. Il faut reconnaître qu’aujourd’hui, elle a eu sa dose d’émotion. Elle a commencé sa journée par une rencontre avec Xavier. Comme prévu il y a six mois, ils ont fait le point sur la suite des choses en ce qui concerne sa carrière. Sylvie se remémore leur conversation.

— Pour ma part, a indiqué Xavier, je crois plus que jamais que tu as tout ce qu’il faut pour faire carrière, et pour réussir. Tu as beaucoup progressé depuis six mois, bien plus que je ne le croyais possible. En réalité, tu as fait un travail remarquable.

Xavier l’a regardée quelques secondes avant de poursuivre. Il s’est passé la main sur la joue et sur le menton. Il connaissait l’importance de tout ce qu’il se préparait à dire. Le moindre petit faux pas pouvait tout faire basculer. Chantal avait eu beau le rassurer de toutes les manières, il n’aurait l’esprit en paix que lorsque Sylvie lui aurait confirmé qu’elle voulait continuer. Dans la situation contraire, il s’en voudrait de ne pas avoir été suffisamment convaincant.

— J’admets que je t’en ai demandé beaucoup, mais je n’avais pas le choix. J’aimerais te dire que les choses vont être plus faciles à compter de maintenant, mais ce serait bien loin de la vérité. D’une certaine manière, on peut considérer que le pire est fait. Tu as réussi à t’imposer une routine et celle-ci va te servir chaque jour. Certes, tu risques de la trouver de plus en plus facile au fil du temps, mais il n’en demeure pas moins que le métier de chanteuse d’opéra est très exigeant. Maintenant, j’aimerais savoir ce que tu penses des six derniers mois et ce que tu as décidé de faire.

Sylvie a souri à Xavier. Depuis plusieurs jours, elle retournait la question dans tous les sens. Elle en avait discuté avec Michel, avec son père, avec Chantal, avec tante Irma et aussi avec Marie-Paule. Elle leur avait tellement cassé les oreilles que c’était presque un miracle qu’ils lui parlent encore. Personne ne s’était permis de lui dire quoi faire. Tous s’étaient contentés de l’écouter et de l’interroger sur les avantages et les inconvénients, dans le cas où elle déciderait de foncer ou de simplement continuer avec l’ensemble lyrique dont elle fait partie. Sylvie a travaillé très fort ces derniers mois, c’est vrai, encore plus qu’elle s’en serait crue capable. Alors que tout le monde se la coulait douce autour d’elle, surtout pendant les vacances de la construction, elle a travaillé d’arrache-pied sans se plaindre. Ces derniers mois, elle s’est sentie vivante comme jamais auparavant. Aussitôt qu’elle ouvre la bouche pour chanter, elle se sent transportée dans un autre monde, ce genre de monde que l’on ne veut pas quitter tellement on s’y sent bien. Ce matin encore, avant que Michel parte travailler, elle lui a demandé ce qu’il en pensait. Il l’a prise dans ses bras et lui a dit que quelle que soit sa décision, il la supporterait.

Xavier a respecté le silence de Sylvie. Une grosse boule lui pressait l’estomac, mais il était hors de question qu’il influence la décision de sa belle-sœur d’une quelconque façon ; il la respectait trop pour agir ainsi. Il a soutenu son regard en essayant de rester neutre et il a attendu patiemment qu’elle se décide à parler.

— Eh bien, a commencé Sylvie, c’est la décision la plus difficile que j’aie eu à prendre de toute ma vie. Répondre à la demande en mariage de Michel, ce n’était rien à côté de ça ! Même si on a rêvé toute sa vie à quelque chose – et Dieu seul sait combien j’ai rêvé de devenir chanteuse d’opéra –, le jour où on nous offre enfin cette chance sur un plateau d’argent, la première idée qui nous passe par la tête c’est de prendre nos jambes à notre cou et de nous sauver le plus loin possible. C’est du moins ce qui m’est arrivé. Je ne pourrais pas t’expliquer pourquoi exactement. Peut-être est-ce par peur de ne pas être à la hauteur ou, pire, d’échouer. Ou encore par crainte de tout ce que cela va exiger de moi et des répercussions sur ma famille. En fait, tout ce que je sais, c’est que tant que tout ça demeurait un rêve, j’avais toutes les excuses du monde pour ne pas aller plus loin ; je pouvais ainsi dormir sur mes deux oreilles. Mais un jour, tu es entré dans ma vie et tu l’as complètement changée. Grâce à toi, je peux réaliser mon rêve de devenir une chanteuse d’opéra. Moi, Sylvie Belley, j’ai enfin la chance de faire ce que j’aime le plus au monde : chanter. Je t’en serai éternellement reconnaissante.

Sylvie s’est essuyé vivement deux larmes au coin des yeux. Elle a respiré à fond et a poursuivi :

— Je serais folle de passer à côté de tout ça.

Cette conclusion a enchanté Xavier ; son regard a été traversé par une étincelle de bonheur pendant une fraction de seconde. Mais il s’est retenu de montrer sa joie de peur d’avoir mal saisi les propos de sa belle-sœur. Il a froncé les sourcils. En voyant son peu d’enthousiasme, Sylvie s’est étonnée :

— Je viens de te dire que je veux être chanteuse et c’est tout l’effet que ça te fait ?

Xavier a pris Sylvie dans ses bras.

— Tu me rends tellement heureux ! s’est-il écrié. Tu ne le regretteras pas. Tu vas voir, nous irons loin tous les deux. J’ai hâte d’apprendre la bonne nouvelle à Chantal.

— On pourrait l’appeler. Qu’en dis-tu ?

* * *

Jusqu’à ce que son auto s’arrête en pleine rue, Sylvie flottait sur un petit nuage. Chaque minute qui passait augmentait son bonheur. Elle était fière d’elle. Elle avait réussi à dépasser tout ce qui, de près ou de loin, lui dictait de refuser l’offre de Xavier. Mais la panne de sa Mustang l’avait tellement dérangée qu’elle n’avait même pas pris le temps d’annoncer sa décision à Michel. Elle se sentait déjà énervée avant de rentrer à la maison. Quand elle a vu le sac de peppermints roses caché sous le sac de pain, elle a vu rouge. Elle en a tellement mangé quand elle s’est arrêtée de fumer que ça l’a ramenée instantanément au temps où elle fumait plus de vingt cigarettes par jour. Et depuis, elle n’a qu’une envie : en allumer une. « Ça va pourtant finir par me passer ! Il y a des jours où j’ai l’impression d’avoir cessé de fumer la veille. » Cette seule pensée active sa mémoire, à tel point qu’il s’en faut de peu qu’elle sente l’odeur de la fumée et qu’elle coure à l’épicerie pour s’acheter un paquet de cigarettes.

Sylvie est tellement prise par son envie de fumer qui augmente sans cesse que c’est à peine si elle entend les jumeaux la saluer avant de retourner à l’école. À peine ont-ils fermé la porte qu’elle prend son sac à main et se dirige vers la porte d’entrée. « J’en fumerai une seule ! Je jetterai le reste du paquet à la poubelle. Promis ! »

Heureusement pour elle, en ouvrant la porte, elle arrive face à Denise, la mère de Gérald – l’ami des jumeaux. Surprise, Sylvie sursaute légèrement.

— Je suis désolée, dit Denise. J’aurais dû appeler avant de venir. Je vois bien que je te dérange. Je reviendrai un autre jour.

— Non ! Non ! Tu ne me déranges pas du tout, bien au contraire. D’une certaine façon, on peut dire que tu me sauves la vie. Je ne suis pas fière de moi : j’allais m’acheter un paquet de cigarettes.

— Je ne savais pas que tu fumais ! s’étonne Denise.

— En réalité, je ne fume plus. Mais j’ai fumé pendant plus de la moitié de ma vie. Même si ça fait un petit moment que j’ai arrêté, il y a des journées – aujourd’hui, par exemple – où je donnerais tout ce que j’ai pour en allumer une. Mais dis-moi, tu as sûrement déjà dîné ?

— Pas encore ! La journée a mal commencé. Ce matin, j’ignorais où était passé Gérald. Une voisine l’a ramené juste avant le dîner. Elle l’a trouvé au petit parc en face de la coopérative ; il se balançait. Je t’avoue qu’il y a des jours où j’en ai plus qu’assez. Je viens de déposer mon fils à l’école, et je n’avais pas du tout envie de me retrouver seule à la maison.

Depuis le jour où leurs enfants ont fait connaissance, les deux femmes se sont liées d’amitié. Vu l’emploi du temps chargé de Sylvie ces derniers mois, leurs rencontres se sont faites plus rares, mais elles se voient toujours avec beaucoup de plaisir. Il leur arrive même d’aller jouer au bingo ensemble. Denise a initié Sylvie à ce jeu. Au début, Sylvie riait rien qu’à l’idée de se retrouver dans une salle enfumée remplie de gens tous plus sérieux les uns que les autres. La seule vue de tous les objets fétiches que ces derniers déposaient devant eux l’amusait énormément. Mais elle y a vite trouvé son compte. Maintenant, entendre crier les boules résonne comme une douce musique à ses oreilles. Quand elle joue au bingo, Sylvie ne pense à rien d’autre qu’à marquer les numéros sur ses cartes. La dernière fois, Denise et elle ont gagné 300 dollars à deux. Elles étaient si énervées qu’elles étaient allées au restaurant avant de rentrer à la maison. Sylvie a bien essayé de convaincre Shirley et Éliane de venir au bingo, mais sans succès. Ses deux amies lui rient au nez chaque fois qu’elles entendent le mot bingo.

— Ça tombe bien, car moi non plus je n’ai pas encore mangé. Si tu nous conduis, je t’invite au A & W. J’ai très envie d’un bon hamburger et d’une grosse Root Beer. Qu’en penses-tu ?

— J’accepte, à la condition qu’on prenne le service à l’auto, répond Denise. J’adore voir les serveuses se déplacer en patins à roulettes. Mais au fait, qu’est devenue ton auto ?

— Je te raconterai toute l’histoire en chemin. Allons-y !