Chapitre 3

Junior est installé sur la « chaise des tortures », comme il se plaît à l’appeler. Il tourne et retourne la petite croix de bois qu’Édith lui a offerte entre les doigts de sa main gauche. Pour le moment, c’est la seule main qu’il peut bouger. Si tout se passe comme prévu, ce sera sa dernière visite chez le tatoueur. Cela réjouit Junior : il n’en peut plus de se faire piquer à répétition, et il a bien d’autres choses à faire – comme passer un peu de bon temps avec sa petite famille. Même si les tatouages ne causent pas une douleur extrême, ça devient très irritant à la longue. Et puis, comme c’est la quatrième fois en autant de semaines d’affilée qu’il s’assoit sur cette chaise, il sait déjà ce qui l’attend : il sera impatient de déposer sa guitare après le spectacle que son groupe donnera ce soir à Montréal. Les deux dernières fois, son bras était aussi enflé qu’une guimauve et lui causait de terribles élancements. Mais ce soir, Junior sera prévoyant : il apportera avec lui la bouteille d’aspirines. Il prendra quelques comprimés pour calmer la douleur qui ne manquera pas de se faire sentir.

Le jeune homme est vraiment ravi du résultat ; le tatoueur a parfaitement reproduit ce qu’il souhaitait. Junior désirait une image qui représenterait chacun des quatre éléments : l’eau, la terre, le feu et l’air. Il voulait aussi un symbole illustrant ses deux passions, soit la photographie et la musique. Aussitôt qu’il a posé les yeux sur le dessin proposé par le tatoueur, Junior a su qu’il pouvait faire entièrement confiance à ce dernier. Le croquis incarnait exactement ce qu’il voulait et qu’il se montrait incapable de traduire lui-même en images. Même si Junior se défend très bien en photographie, il n’a aucun talent en dessin.

Sa première idée était de se faire tatouer le bras en entier, mais le tatoueur l’a convaincu que la moitié suffirait.

— Fie-toi à mon expérience. Ce sera beaucoup plus beau si le dessin est reproduit seulement sur le haut du bras. Il ne faut pas diluer les choses inutilement. Je pourrais par contre remonter un peu sur l’épaule, si tu veux. De cette façon, ton tatouage paraîtra juste un peu quand tu porteras des manches courtes, ce qui piquera la curiosité des gens – surtout celle des filles ! Tu m’en donneras des nouvelles. Je peux te dire que j’ai fait chavirer bien des cœurs avec mes tatouages !

Junior sourit. Le temps où il collectionnait les filles comme d’autres collectionnent les timbres est derrière lui. D’ailleurs, selon ses chums, il ne voit même plus les autres filles.

Le tatoueur poursuit sur un ton plus sérieux :

— Un tatouage, c’est d’abord pour soi qu’on le fait faire, parce qu’il représente quelque chose d’important pour nous. Et on doit le montrer seulement à qui on veut.

L’homme a raison. Quand Junior sortira d’ici, le haut de son bras illustrera une œuvre à la fois magnifique et unique… qu’il ne montrera pas à tout le monde.

Sa famille n’est pas au courant pour le tatouage, pas même Sonia. Il en aurait volontiers parlé à sa sœur, mais leur dernière vraie rencontre remonte au voyage à Paris. Sonia sait depuis longtemps que son frère veut se faire faire un tatouage, mais c’est tout. De toute façon, il n’aurait rien pu lui raconter là-bas à ce sujet puisqu’il ignorait encore quand il passerait à l’action. C’est seulement lorsqu’il a quitté l’aéroport au bras de son Édith qu’il a décidé d’appeler le tatoueur dès le lendemain. Depuis son retour, Sonia et lui se sont juste croisés chez leurs parents, au souper du dimanche. Et ce n’est certes pas l’endroit pour lancer des sujets qui risquent de susciter une réaction énergique de la part de Sylvie. Depuis le jour où Junior a quitté la maison de manière abrupte, les relations entre sa mère et lui ne sont pas encore revenues au beau fixe. Cette dernière vient tout juste d’accepter qu’Édith et ses enfants viennent souper le dimanche soir, alors il ne faut pas jeter de l’huile sur le feu. Le jeune homme a même pensé cacher son tatouage jusqu’à l’été prochain, soit jusqu’au retour des manches courtes. Du moins, en ce qui concerne sa mère. Bien sûr, il le montrera à son père à la première occasion. Il sait que Michel meurt d’envie d’avoir un tatouage.

Junior n’est pas près d’oublier son séjour à Paris. À part certains Parisiens avec qui il a eu maille à partir malgré son bon caractère, il a tout aimé de cette ville qui n’a vraiment rien en commun avec Montréal. Prendre des photos là-bas a été un réel plaisir. La ville transpire l’histoire de partout. Il n’avait qu’à tourner sur lui-même pour saisir image après image, sans jamais capter la même chose. Ce séjour lui a permis d’apprendre à faire de la photo autrement. Il a eu des professeurs très compétents, qui lui ont beaucoup appris. En mêlant sa façon de faire habituelle à ses nouvelles connaissances, Junior a réussi à réaliser une série de photos dont il est particulièrement fier. D’ailleurs, la qualité de celles-ci lui a valu bien des compliments – non seulement de la part de ses professeurs, mais aussi des gens du journal. Ces derniers ont même retenu ses services pour quelques événements à venir. Junior en a profité pour leur dire qu’il aimerait beaucoup aller couvrir des événements hors du Québec, voire à l’extérieur du Canada. La vie lui a appris qu’il faut saisir sa chance quand elle passe. Évidemment, il n’a encore rien dit à Édith à propos de ses rêves de photographe. Ils vivent ensemble depuis quelques mois seulement, et il ne s’est jamais senti aussi bien de toute sa vie. Mais il ne pourra pas se contenter de prendre des photos d’accidents ou de spectacles. Non, il vise bien plus haut. Junior veut parcourir le monde, mais il désire surtout que ses photos se démarquent. Il veut montrer le monde avec tout ce qu’il possède de beau… et de moins beau, aussi. Il veut arriver à saisir l’insaisissable.

— Dans moins d’une heure, j’aurai terminé, indique le tatoueur.

L’homme parle si peu souvent pendant qu’il travaille que Junior sursaute. Heureusement, le tatoueur venait de lever l’aiguille.

— Je suis désolé. Ce n’est pas que je n’aime pas votre compagnie, mais je ne serai pas fâché quand ce sera fini.

— Personne n’aime se faire piquer à répétition. Je sais à quel point ça devient difficile à la longue. Mais je suis vraiment fier du résultat. Si tu permets, j’aimerais bien prendre ton tatouage en photo. Je l’enverrais à un concours.

— Ce n’est certainement pas moi qui vais vous empêcher de participer à un concours. C’est grâce à des concours que je suis en train de me tailler une place comme photographe.

— J’ai vu certaines de tes photos dans le journal. Ça te dirait de prendre mes plus beaux tatouages en photo ? Je te paierai ce qu’il faut. J’ai toujours eu envie d’écrire mon autobiographie.

— Je suis votre homme ! Vous n’aurez qu’à me faire signe quand vous serez prêt.

Le sourire aux lèvres, Junior sort de chez le tatoueur. Il est tellement content que s’il ne se retenait pas, il montrerait son tatouage à toutes les personnes qu’il croise jusqu’à sa moto stationnée à quelques pâtés de maisons plus loin. Junior met son casque et enfourche son bolide. Il a hâte de montrer son tatouage à Édith. Elle l’adorera sûrement.

* * *

— Je ne te comprends pas ! s’écrie Lise, les baguettes en l’air. Comment peux-tu changer de chum aussi souvent ? Ce n’est certainement pas de cette façon que tu vas finir par trouver un mari.

Sonia observe son amie. Plus celle-ci vieillit, plus elle est tranchante et, en plus, elle a l’esprit étroit. En fait, Lise est pire qu’une vieille fille. Mais cette fois, c’est assez. Il n’est pas question que Sonia fasse comme si de rien n’était. D’une voix sifflante, elle riposte :

— Depuis le temps que je te répète que je ne veux pas me marier, il me semble que tu devrais le savoir !

Lise commence par hausser les épaules. Elle croise ensuite les bras sur sa poitrine et fait la moue. La seconde d’après, elle lance sur un ton dédaigneux :

— Pour moi, c’est impossible qu’une belle fille comme toi ne veuilles pas se marier. Tu sors avec les plus beaux gars, mais on dirait qu’ils ne sont jamais assez bien pour toi. Pour qui te prends-tu, à la fin ?

— Arrête ! ordonne Sonia. Ça n’a rien à voir avec la beauté.

Elle ajoute, en insistant sur chaque mot :

— Je ne veux pas me marier, un point c’est tout.

Certains jours, Sonia se demande pourquoi elle fréquente encore Lise. On croirait que cette dernière est venue au monde pour la contrarier. Si Sonia dit blanc, Lise se dépêche de dire noir. Et elle a toujours des critiques à formuler sur son compte. Pour cette fille, rien n’est jamais parfait. Il arrive même à Sonia de plaindre son chum. Louis n’est pas loin d’être un saint pour supporter Lise comme il le fait depuis si longtemps. Ce dernier prend toujours la défense de sa dulcinée : « C’est parce que vous ne la connaissez pas aussi bien que moi. À mes yeux, Lise est un ange et je remercie Dieu chaque matin de l’avoir mise sur mon chemin. » Franchement, Sonia a du mal à croire que le vilain petit canard puisse se transformer à ce point. C’est vrai que Lise est plus douce quand Louis est là, mais de là à croire qu’elle devient une autre fille, il y a une marge. Lise est une vraie peau de vache, un point c’est tout.

— Peux-tu te le mettre dans la tête une fois pour toutes ? poursuit Sonia sur un ton autoritaire.

Les deux filles se toisent sévèrement du regard. Lise sait très bien qu’elle se montre désagréable avec son amie, mais c’est plus fort qu’elle. Depuis que les deux filles se connaissent, Lise en veut à Sonia d’être ce qu’elle est : trop belle, trop intelligente, trop sexy, trop talentueuse, trop fine, trop sensible, trop généreuse… Pour elle, Sonia est la reine des trop. On dirait que Dieu s’est attardé sur son cas quand il l’a créée. Lise aime son amie, mais il y a des parties de Sonia qu’elle déteste de toutes ses forces. Le pire, c’est qu’elle aurait beaucoup de mal à s’en remettre si Sonia sortait soudainement de sa vie. Elle a besoin de celle-ci pour devenir meilleure. Mais Sonia a raison : il est temps qu’elle cesse de l’embêter avec ses histoires de chums.

Lise prend une grande respiration avant de répondre.

— Tu as raison, ça ne me regarde pas.

Puis, sur un ton plus léger, elle ajoute :

— De toute façon, à quoi ça servirait d’être aussi nombreuses si on était toutes pareilles ?

Sonia se déride un peu. Il s’en est fallu de peu qu’elle envoie promener Lise pour de bon. De nature indépendante, Sonia survivrait très bien si elle devait se passer de cette amitié, surtout que celle-ci n’est pas idéale. Les amies n’existent pas pour nous compliquer la vie, mais bien plutôt pour nous aimer comme nous sommes. Lise l’ignore, mais elle l’a vraiment échappé belle.

— Alors, il s’appelle comment, celui-là ? s’informe cette dernière d’un ton moqueur.

Mais cette fois, Sonia refuse d’entrer dans le jeu de Lise. Il est hors de question qu’elle lui donne l’occasion de la tourmenter.

— Parle-moi d’abord de toi. Quand Louis et toi allez-vous vous marier ?

Surprise par la question, Lise fronce les sourcils.

— Je ne savais pas que tu étais voyante ! s’exclame-t-elle. J’étais justement venue t’annoncer qu’on a enfin choisi la date de notre mariage.

— C’est vrai ? s’enquiert joyeusement Sonia. Alors, c’est pour quand ?

— Le samedi 22 mai !

— Allez-vous faire un gros mariage ?

— Tout ce que je sais pour le moment, c’est la date. Louis et moi, on est censés manger avec nos parents demain soir. Je suis tellement énervée que j’ai de la misère à tenir en place.

La seconde d’après, les deux filles se retrouvent dans les bras l’une de l’autre. C’est à ce moment qu’Isabelle fait son apparition au pied de l’escalier.

— Qu’est-ce qui vous arrive ? s’étonne-t-elle. À vous voir, on croirait que c’est l’amour fou entre vous deux.

En voyant qu’Isabelle est seule, Sonia lui demande d’un ton sévère :

— Qu’est-ce que tu as fait de mon filleul ?

— Tu sais bien que chaque fois que je passe devant ta mère, Jérôme lui saute dans les bras. Elle m’a dit d’aller en paix, qu’elle s’occuperait de mon fils.

— Mais tu n’es quand même pas venue à pied jusqu’ici ?

— Je ne te l’ai pas encore dit, mais j’ai mon permis de conduire depuis une semaine. C’est Paul-Eugène qui m’a montré. Et aujourd’hui, tante Irma m’a prêté son auto.

Depuis qu’Isabelle a eu son bébé, les rapports entre celle-ci et Lise sont loin de s’être améliorés. Cette dernière n’accepte pas qu’Isabelle ait gardé son bébé, même si ça ne la regarde aucunement, et en plus elle se fait un malin plaisir de juger la jeune femme. D’après Lise, Isabelle a eu ce qu’elle méritait. « Quand on joue avec le feu, on finit toujours par se brûler. C’était à elle de rester tranquille avant d’avoir la bague au doigt, surtout avec un homme marié. » En matière de sexe, personne n’est plus vieux jeu que Lise. Elle dit à qui veut l’entendre qu’elle se réserve pour son mari, le soir de leurs noces. Elle a répété si souvent son refrain qu’elle a fini par se convaincre que c’était la seule manière convenable d’agir. Alors, elle refoule toute envie d’aller plus loin chaque fois que l’occasion se présente. L’autre jour, Louis lui a avoué qu’il était inquiet de voir avec quelle fougue elle repoussait chacune de ses avances. « J’espère sincèrement que ça va changer le jour où on va être mariés parce que moi, je commence à avoir beaucoup de mal à me retenir. »

Lise décide de s’immiscer dans la conversation :

— Une maudite chance que tu as la tante de Sonia, Isabelle, lance-t-elle d’un ton acerbe.

Le regard d’Isabelle devient instantanément noir. Cette fois, Lise ne l’emportera pas au paradis. Isabelle pose les mains sur ses hanches et crie :

— Là, ça va faire, Lise ! J’en ai plus qu’assez de tes histoires de vieille fille frustrée. Que ça te plaise ou non, j’ai un bébé. Oui, j’ai couché avec un homme marié. Et si tu veux tout savoir, j’ai couché avec plusieurs hommes mariés. Oui, je suis une fille-mère, et j’’assume mon rôle du mieux que je peux. Au cas où ça t’intéresserait, je recommencerais tout. Et si je ne suis pas assez bien pour toi, tu n’as qu’à t’en aller. Espèce de sainte-nitouche ! J’espère que Louis va se réveiller avant qu’il soit trop tard. En tout cas, si jamais tu réussis à le traîner jusqu’à l’autel, une chose est certaine : je serai la première à me lever quand le curé va demander si quelqu’un s’oppose à ce mariage.

Isabelle est rouge comme une tomate quand elle se tait. La seconde d’après, elle se laisse tomber sur un fauteuil et se met à pleurer. Elle a crié si fort que, du haut de l’escalier, Sylvie demande sur un ton inquiet :

— Est-ce que tout va bien ?

— Oui, oui ! s’empresse de répondre Sonia. Il s’agit seulement d’une petite divergence d’opinion, ment-elle. Ne t’inquiète pas, maman.

Lise est si abasourdie par la sortie d’Isabelle qu’elle est incapable de réagir. Ce n’est vraiment pas sa journée. Elle vient de se faire apostropher comme ça ne lui était encore jamais arrivé. Elle voudrait bien riposter, mais elle ne trouve rien. Depuis le temps qu’elle agresse ses amies, il fallait bien qu’elle finisse par en subir les conséquences. Il vaut mieux qu’elle parte. Seul le temps estompera les mots qu’elle a dits, et ceux qu’elle a reçus en échange aujourd’hui. Elle doit faire un examen de conscience, et vite. Lise quitte les lieux sans se retourner. Sonia et Isabelle ne tentent pas de la retenir.

C’est seulement lorsqu’elles entendent fermer la porte de la maison que les deux filles respirent à l’aise. Quelques secondes plus tard, Sylvie lance du haut de l’escalier :

— Ça vous dirait de boire un grand verre de Coke ?

Sans même se consulter, Sonia et Isabelle répondent en chœur :

— Non, mais on prendrait bien une bière, par exemple.

Les deux amies éclatent de rire. Elles prennent rarement une bière, surtout en plein cœur de l’après-midi.

— Veux-tu bien me dire quelle mouche a piqué Lise, cette fois ? s’enquiert Isabelle.

— Je ne sais pas, répond Sonia en haussant les épaules. Elle m’a aussi asticotée juste avant que tu arrives. Il y a des jours où j’ai vraiment du mal à la comprendre.

— Moi, c’est toi que je ne comprends pas. Comment fais-tu pour l’endurer ?

— Je me le suis souvent demandé, reconnaît Sonia. En fait, j’aime Lise autant que je la déteste. Et aujourd’hui, je l’ai détestée au plus haut point, tellement qu’il s’en est fallu de peu que je lui donne son bleu… comme je le fais avec mes chums, ajoute-t-elle d’un ton ironique. Je commence sérieusement à penser qu’elle est jalouse de nous.

— Parle pour toi. Je doute fort qu’elle soit jalouse d’une pauvre fille qui vit dans le péché avec son bâtard.

— Ne répète jamais ça ou tu vas avoir affaire à moi ! Mon filleul est le plus beau petit garçon du monde et jamais je ne laisserai personne lui faire du mal. Il a beaucoup de chance de t’avoir pour mère.

Sylvie arrive sur les entrefaites avec deux bières. Elle a confié Jérôme aux bons soins de Michel pour quelques minutes. Comme son mari adore le bébé, il ne s’est pas fait prier. Sylvie n’a pas besoin de se faire expliquer ce qui vient de se passer ; la voix d’Isabelle a porté dans toute la maison. Elle sait à quel point Lise peut être déplaisante. Jusqu’ici, elle s’est toujours gardée de donner son avis sur le sujet, mais aujourd’hui elle a envie de faire exception.

— Tenez, les filles ! Prenez une bonne gorgée, ça va vous faire le plus grand bien.

Mais au lieu d’aller retrouver Michel, Sylvie tord le coin de son tablier. Sans plus de réflexion, elle se lance :

— Je n’ai jamais parlé en mal de votre amie Lise, et je ne commencerai pas aujourd’hui. Seulement, je pense qu’il serait temps de vous interroger sur votre amitié avec elle. Une amie doit nous apporter du bonheur et nous aider quand on a besoin d’une épaule ou d’un avis. Elle peut nous dire nos quatre vérités, mais pas n’importe comment et pas n’importe quand non plus. En amitié, l’autre est censé nous faire du bien et nous réconforter, pas nous détruire pour se remonter.

Sylvie s’appuie sur le bras d’un fauteuil et poursuit :

— Un jour, je devais avoir huit ans, je suis revenue à la maison en pleurant parce que mon amie Carole m’avait traitée de tous les noms. Même blottie dans les bras de ma mère, j’étais inconsolable. Quand je suis enfin arrivée au bout de ma peine, ma mère m’a dit de prendre une feuille de papier et un crayon et de faire une grande barre au milieu. Puis, elle m’a demandé d’écrire le signe + d’un côté et le signe - de l’autre. Ensuite, elle m’a priée d’inscrire tout ce que j’aimais de cette amie et tout ce que je détestais d’elle. Après avoir complété ma liste, j’ai réalisé que j’avais beaucoup plus d’éléments dans la colonne du moins que dans celle du plus. Ma mère a déclaré : « Souviens-toi que même l’amitié se mesure. Pour le reste, la décision te revient. Un vieux sage a dit que si on a seulement un ami qui soit vrai, on a beaucoup de chance. »

Sylvie se dirige ensuite vers l’escalier. Au moment de mettre le pied sur la première marche, elle se retourne.

— Il serait peut-être temps pour vous de faire un peu de ménage.

Les deux filles gardent le silence un moment. Les paroles de Sylvie les ont grandement impressionnées.

— Maman a raison, finit par reconnaître Sonia. Tout ça a assez duré.

— Je suis d’accord avec toi.

— Ce soir, j’écrirai un mot à Lise.

— Comme je ne la vois qu’en ta compagnie, je ne ferai rien, décide Isabelle. Bon, on a perdu suffisamment de temps avec elle ; passons aux choses sérieuses maintenant, ajoute-t-elle d’un ton joyeux. Il faut absolument que tu me parles de ton nouveau chum.

Le visage de Sonia s’éclaire instantanément.

— Eh bien, comme je te l’ai déjà dit, il s’appelle Jacques. Il est beau comme un dieu. Il est grand ; je pense même qu’il est plus grand que mon père. Il enseigne le français au cégep.

— Est-ce qu’il est marié ? Est-ce qu’il est plus vieux que toi ? Est-ce qu’il embrasse bien ?

— Non ! De dix ans. Très très bien !

— Est-ce que vous l’avez fait ?

Sonia rougit comme une adolescente.

— Pas tout à fait, répond-elle, l’air gêné. Mais c’est parce qu’on s’est fait déranger.

— Comment ça ? Ne me dis pas qu’à son âge, il habite encore chez ses parents ?

— Non ! Non ! Il habite avec deux de ses amis. Quand ils ont vu mes souliers dans l’entrée, ils ont voulu savoir avec qui Jacques se trouvait. Alors, ils ont tambouriné sur la porte de sa chambre jusqu’à ce que Jacques me présente à eux. Comme j’avais un cours, j’ai dû partir. Mais ce soir, on sort. Mon chum m’emmène voir un spectacle de jazz.

— Wow ! Je suis contente pour toi. T’entendre parler de tes coups de cœur me fait beaucoup de bien. Ça m’aide à me sentir vivante un peu.

— Mais j’y pense, tu pourrais venir avec nous. Ses amis doivent nous accompagner et, franchement, ils sont très beaux. Si j’ai bien compris, ils sont célibataires tous les deux. Je pense que Christian te plairait beaucoup. Alors, que penses-tu de mon idée ?

— Je te rappelle que j’ai un bébé.

— Et puis après ? Tu ne vas pas passer le reste de tes jours à te terrer parce que tu as un bébé. Je suis certaine que maman serait heureuse de l’avoir pour elle toute seule pendant quelques heures. Laisse-moi m’arranger avec ça. À moins, bien sûr, que tu n’aies pas le goût de sortir…

— Arrête ! Tu sais bien que j’en meurs d’envie !

— Mais je ne t’ai pas encore tout dit ! Figure-toi que j’ai reçu une lettre d’un Français que j’ai rencontré cet été. Donne-moi une minute, je vais aller la chercher.

* * *

Installées à la table de cuisine, Irma et Sylvie sirotent un café en discutant. Elles viennent tout juste de coucher Jérôme. Cet enfant a si bon caractère qu’il n’a même pas pleuré. Il a mis sa tétine dans sa bouche, a pris son doudou dans sa petite main, s’est tourné sur le côté et a fermé les yeux.

— Et comment ça se passe avec la jeune Suzanne ? demande Sylvie en tendant la main vers la boîte de biscuits au thé qui trône au centre de la table.

Irma en aurait long à raconter sur ce sujet, mais elle décide d’aller au plus court. Elle n’a aucune envie de se faire sermonner par sa nièce. Même si Sylvie a fini par baisser la garde avec Isabelle, il n’y a rien qui indique qu’elle en fera autant avec sa nouvelle protégée. À quatorze ans, Suzanne a déjà été éprouvée plus que la majorité des femmes le seront au cours de toute leur vie. Depuis ses cinq ans, son père l’agressait sexuellement. Elle est maintenant enceinte de lui.

— Les choses s’améliorent de jour en jour, répond Irma en pesant chacun de ses mots.

— Je vous ai déjà vue pas mal plus convaincante… émet Sylvie en regardant sa tante dans les yeux. Je trouve que vous vous en mettez beaucoup sur les épaules, surtout depuis que vous êtes toute seule.

Irma refuse d’entamer une discussion sur ce sujet avec Sylvie. Bien sûr, celle-ci ne veut que son bien, mais ce n’est pas une raison suffisante pour qu’elle s’empêche de faire ce à quoi elle tient le plus. Et Irma sait déjà ce que Sylvie désire pour elle : une vie tranquille et bien rangée. Il n’est pas question qu’Irma ne pense qu’à sa petite personne, parce que de la misère, elle en a trop vu pendant les années qu’elle a passées au couvent. Certes, elle ne travaillait pas directement auprès de la population, mais pendant qu’elle vaquait à ses occupations, elle sentait la misère pénétrer tous les pores de sa peau. Voir comment on traitait parfois les filles-mères lui donnait la chair de poule. Elle ne comprend toujours pas comment Dieu pouvait laisser les religieux qui prenaient en charge ces pauvresses manifester tant de méchanceté à leur égard. Les rares fois où Irma s’est risquée à poser des questions à ses supérieures, elle s’est vite fait remettre à sa place, et ce, sans ménagement. Ces filles avaient péché ; elles récoltaient ce qu’elles méritaient. Une fois, alors qu’Irma venait de lire le désespoir dans le regard d’une de ces jeunes filles qui était sa benjamine de quelques années, elle s’était fait la promesse d’aider un jour les filles-mères. Elle ne savait ni quand ni comment, mais cette pensée ne l’a plus jamais quittée. Plus tard, Lionel et elle ont décidé de faire leur part à leur manière. Tous deux étaient contre les pratiques de l’époque à l’endroit de ces pauvres femmes. C’est pour cette raison qu’ils n’ont pas hésité à accueillir Isabelle chez eux. Et, bien que les conditions soient totalement différentes, il en a été de même avec Suzanne. C’est plus fort qu’elle : Irma veut absolument venir en aide aux plus démunis. Les choses sont loin d’être faciles avec Suzanne, mais tant qu’Irma estimera qu’elle peut faire quelque chose pour la jeune fille, elle poursuivra sa mission, envers et contre tous.

— Je te remercie de te préoccuper de moi, répond Irma en posant sa main sur celle de Sylvie, mais tu t’inquiètes pour rien. Tu sais que Rome ne s’est pas bâtie en un jour. Et Suzanne progresse, lentement mais sûrement.

Irma n’a pas envie d’en dire plus. La vie est loin d’être facile depuis que Suzanne s’est installée chez elle. Non pas parce que Suzanne est indisciplinée ou qu’elle est impolie. Loin de là ! Mais l’adolescente est fermée comme une huître. À l’exception de l’heure des repas, les jours où il n’y a pas d’école elle reste dans sa chambre à regarder par la fenêtre. Chaque fois qu’il est temps de manger, il faut qu’Irma se batte avec elle pour la convaincre de venir à la cuisine. Les rares fois où Suzanne ouvre la bouche, c’est pour demander des nouvelles de son père. Il y a des choses qui dépassent l’entendement. Comment peut-on s’informer de son bourreau comme s’il s’agissait de son meilleur ami ? Comment peut-on continuer à l’aimer malgré tout ce qu’il vous a fait endurer ? Comment peut-on vouloir de toutes ses forces retourner entre ses griffes alors qu’on a enfin une chance de s’en sortir ? Autant de questions pour lesquelles Irma n’a encore aucune réponse. Tout ce qu’elle sait, c’est que Suzanne a besoin d’aide. Et c’est ce qu’elle essaie de lui donner, bon gré, mal gré.

Sylvie fixe son interlocutrice en souriant ; peu importe ce qu’elle dira, sa tante ne changera pas d’idée. Mais elle comprend Irma.

— En tout cas, je vous le répète : si vous avez besoin de quoi que ce soit, je suis là.

Puis, sur un ton plus sérieux, Sylvie aborde un autre sujet.

— Je m’inquiète pour Sonia.

Soulagée par le changement soudain de propos de Sylvie, Irma se détend un peu. Sa nièce poursuit :

— Depuis la mort de Martine, j’ai essayé plusieurs fois de la faire parler, mais elle m’a toujours envoyée paître gentiment. Est-ce qu’elle vous a parlé de quelque chose ?

Irma a la réputation d’être une tombe lorsque quelqu’un lui confie un secret. Mais là, elle ne risque pas de trahir quiconque puisqu’elle ne sait rien.

— Je lui ai tendu la perche à quelques reprises, déclare-t-elle. Chaque fois, elle s’est contentée de me regarder les yeux voilés de larmes avant de se dépêcher de ravaler et de changer de sujet.

— Mais ça n’a pas de bon sens ! s’exclame Sylvie. Sonia ne peut pas garder tout ça pour elle indéfiniment. Elle doit avoir une boule dans l’estomac en permanence. Je ne sais pas comment elle fait pour vivre comme si de rien n’était.

— On ne peut pas l’obliger à parler. J’imagine à quel point ça a dû être difficile pour elle. Et ça l’est sûrement encore. Perdre sa mère, ce n’est quand même pas rien.

— Surtout après la lettre qu’elle venait de lui écrire. J’imagine que Sonia s’en veut à mort. Même quand Martine a été inhumée, elle n’a pas versé une seule larme. C’est loin de lui ressembler. Elle m’inquiète vraiment.

Irma tente de rassurer sa nièce :

— Fais-lui confiance. Le jour où Sonia sera prête, elle parlera. En attendant, tout ce qu’on peut faire, c’est garder un œil sur elle.

Puis, sur un ton taquin, elle ajoute :

— Et puis, Sonia ne doit pas aller si mal que ça. Elle vient encore de changer de chum. Elle me fait tellement rire.

— Ne m’en parlez pas ! s’écrie Sylvie, outrée. Je ne comprends pas quel plaisir elle trouve à jeter les hommes ; on dirait qu’ils ne sont jamais assez bien pour elle. En tout cas, je suis loin d’approuver son comportement. Si elle continue comme ça, je me demande bien quelle réputation elle va avoir. Je n’ai pas envie qu’on traite ma fille de traînée.

— Là, tu vas trop loin ! s’insurge Irma. Ne sois trop sévère avec elle ! Ce n’est pas quand Sonia sera mariée que ce sera le temps pour elle de changer d’amoureux. Moi, je trouve que c’est une bonne chose qu’elle fasse sa vie de jeunesse. Chantal a agi exactement de la même manière ; aujourd’hui, elle est mariée avec un homme qu’elle aime et elle attend un bébé. Pourtant, elle prétendait qu’elle voulait faire une vieille fille, comme Sonia le dit elle-même aujourd’hui. Moi, je pense que lorsqu’on rencontre le bon, les choses se placent d’elles-mêmes. Regarde autour de toi ; il y a plein d’exemples.

Même si les propos de sa tante sont pleins de bon sens, ils ne suffisent pas à rassurer Sylvie. Pour elle, ce n’est pas bien pour une jeune fille de passer d’un homme à un autre, un point c’est tout. Surtout qu’aujourd’hui personne ne se prive pour faire l’amour hors mariage. La religion n’a plus aucun pouvoir sur les gens ; même la peur d’aller en enfer n’agit plus. Et Sylvie mettrait sa main au feu que Sonia ne fait pas exception à la règle. Même si elle n’en a jamais discuté avec sa fille, il faudrait être imbécile pour croire qu’elle passe son temps à dire non, surtout qu’elle prend la pilule depuis plusieurs années déjà. Il est révolu le temps où les femmes se réservaient pour le soir de leurs noces. Depuis que Sonia possède une auto, Sylvie n’a plus de contrôle sur les allées et venues de sa fille. Elle doit se contenter de ce que cette dernière veut bien lui raconter sur ses amours, c’est-à-dire très peu.

L’air gêné, Sylvie déclare :

— Je vais sûrement vous faire rire… Figurez-vous que les histoires d’amour de ma fille m’inquiètent tellement que chaque fois que je passe devant une église, j’allume un lampion… pour qu’elle ne tombe pas enceinte.

Irma s’esclaffe. Elle se tient les côtes tellement elle rit. Réveillé en sursaut, Jérôme se manifeste en pleurnichant quelques secondes – ce qui refroidit instantanément les ardeurs d’Irma. La main devant la bouche, elle fait de gros efforts pour contrôler son hilarité – ce qui n’est pas évident.

Surprise de la réaction de sa tante, Sylvie se défend :

— Mais quoi ? Je n’ai pas envie d’être grand-mère avant le temps, moi !

— Voyons donc ! réplique Irma. Ce n’est pas le fait d’allumer des lampions qui va empêcher Sonia de tomber enceinte. À l’âge que tu as, tu devrais savoir qu’il y a d’autres moyens pour ça.

— C’est plus fort que moi, avoue Sylvie en haussant les épaules. S’il fallait qu’elle tombe enceinte avant de se marier, je ne sais pas ce que je ferais.

— Tu ferais ton possible, comme chacun d’entre nous.

— J’aurais peur de réagir comme Shirley.

Irma regarde sa nièce et secoue la tête de gauche à droite.

— Non ! Tu n’es pas comme elle. Tu as la tête dure, mais tu as un cœur d’or. Jamais tu n’abandonnerais un des tiens, peu importe ce qu’il aurait fait. Il n’y a qu’à te regarder avec le petit Jérôme. Jamais je n’ai senti chez toi la moindre retenue à son égard. Tu l’aimes, un point c’est tout.

— Comment pourrais-je agir autrement avec ce petit bonhomme ? Après tout, il n’a pas demandé à venir au monde. D’ailleurs, je tiens à vous remercier une fois de plus pour tout ce que vous faites pour lui et pour sa mère. J’en parlais justement avec Paul-Eugène la dernière fois qu’il est venu chez nous. Il vous en est très reconnaissant.

— C’est moi qui devrais remercier Isabelle. Sans Jérôme et elle, je ne sais pas comment j’aurais surmonté mon deuil de Lionel. Chaque fois que j’avais le moral à terre, et crois-moi ça ne m’est pas arrivé juste une fois, j’allais regarder dormir Jérôme. Quelques secondes plus tard, je sentais une grande paix m’envahir. Cet enfant, c’est un trésor pour moi. Je m’explique mal que des femmes demeurent indifférentes à tant de bonheur.

— Moi aussi ! Je ne comprends pas l’attitude de Shirley ; je n’ai jamais connu quelqu’un d’aussi borné. Isabelle est tout de même sa fille.

— Mais ni toi ni moi ne pourrons changer ton amie. Seul le temps fera son œuvre… c’est du moins ce que j’espère pour Isabelle. Cette fille est vraiment très bien. Peu importe ce qu’en pense sa mère, je continue à croire qu’elle a fait le bon choix. S’il avait fallu que nous ne connaissions jamais son petit Jérôme !

Sylvie ne peut s’empêcher de sourire. Personne ne pourrait plus se passer de Jérôme. D’ailleurs, Sylvie prend de plus en plus plaisir à s’occuper du bébé. Elle a confié à Michel qu’il est beaucoup plus facile de jouer à la grand-mère que d’être mère. Dans quelques heures à peine, elle retournera chez elle les bras vides et se couchera l’esprit tranquille sans craindre de se faire réveiller par des pleurs de bébé en plein cœur de la nuit. Elle ne veut pas remplacer Shirley ; toutefois, si celle-ci ne voit pas plus souvent son petit-fils, Jérôme finira par l’appeler grand-maman, ou peut-être mamie, mais surtout pas mémé. Et ce jour-là, Sylvie sera la plus heureuse des femmes, même si Jérôme n’est pas son petit-fils. Malgré son emploi du temps chargé, elle s’est promis de s’occuper des gens qu’elle aime ; le petit garçon a conquis son cœur dès qu’elle a posé les yeux sur lui. Tout comme sa belle Hélène, d’ailleurs, qui vieillit un peu trop vite à son goût. Cette dernière adore jouer avec sa Barbie. Et quand Chantal aura son bébé, Sylvie s’arrangera pour le voir le plus souvent possible. Ce n’est pas d’hier que Sylvie aime les bébés ; elle a toujours eu un faible pour eux. Elle les aime particulièrement quand ils sont joufflus. À part Sonia qui a toujours été mince comme un fil, elle a été bien servie avec ses garçons. Tous sans exception étaient bien ronds jusqu’à ce qu’ils commencent à marcher ; ils perdaient alors leur graisse de bébé.

— Cela aurait été vraiment triste, acquiesce Sylvie.

— Mais dis-moi donc : as-tu eu la chance d’entendre le jeune chanteur…

— René Simard ? l’interrompt Sylvie sans aucune hésitation. Bien sûr ! On dit qu’il a une voix d’or, et je partage cet avis. Il a seulement dix ans. D’ailleurs, il vient de sortir son premier album : L’oiseau. J’ai l’intention de l’acheter.

— Je pensais justement aller me le procurer demain. Si tu veux, je peux t’en acheter un en même temps.

— Bonne idée !