Il pleuvait sans discontinuer depuis des jours. La nuit, c’est le vent qui se levait, titillant les ardoises du toit situé juste au-dessus de la mansarde où logeait Gauguin. Quand il ne dormait pas, il pensait à Mette et à ses enfants puis, pour ne pas céder à la mélancolie, il visionnait à nouveau les séquences passionnées vécues avec cette superbe noire, friande de sortilèges autant que de caresses. Il gardait en mémoire l’odeur poivrée de sa peau sombre encore moite de l’amour décliné sous toutes les facettes. Il défaisait les plis du madras, explorait le corps comme un fruit dépouillé de son enveloppe protectrice et se laissait aller au hasard des voluptés si naturelles sous les tropiques.
Lorsqu’une bourrasque plus musclée semblait vouloir arracher le toit, l’artiste se mettait à rire aux éclats comme s’il voulait faire un pied de nez aux éléments déchaînés. D’aucuns ne manquaient pas, le matin venu, de lui faire remarquer qu’il troublait la quiétude de la pension.
— Balivernes, balivernes ! répétait-il aux rouspéteurs. Parce que vous, vous dormiez peut-être avec tout de ce vacarme !
Et il s’en allait dans un coin de la salle où il se plantait devant une fenêtre pendant de longs moments avant de trouver un morceau de bois qu’il se mettait à sculpter, négligemment assis dans un coin.
* * *
Le 27 avril, il écrivait à Schuffenecker : « Pont-Aven disparaît sous la pluie et la boue. C’est vous dire que je ne fais rien ou presque ».
C’est vrai qu’il pleuvait de plus en plus et que les rues en pente charriaient de la terre arrachée aux coteaux environnants. Devant la pension, une flaque brune soulignait le bord du trottoir. Les bonnes passaient régulièrement un coup de balai pour évacuer l’eau sale qui s’écoulait ensuite dans le passage menant au moulin de Rosmadec. De là, elle rejoignait la rivière dont le niveau avait dangereusement monté depuis quelques jours. Sur les canaux d’amenée, les meuniers avaient ouvert les vannes des déversoirs. Malgré cela, la quantité d’eau qui déferlait vers les roues était suffisante pour actionner le mécanisme sans la moindre faiblesse. Dans la rue de Rosporden, où le flot du Penanros passait sous les maisons, on entendait gronder les vagues au parcours contrarié par les fondations de pierre.
— Cette fois, c’est la crue ! annonça Yves-Marie Jacob, l’officier des douanes, en entrant brutalement au rez-de-chaussée de la pension Gloanec.
— Comment cela ? demanda Marie qui trônait derrière son comptoir comme d’habitude.
— Mais tu ne vois donc pas que l’eau monte devant la porte !
— On balaie et on balaiera, un point c’est tout ! En voilà une histoire pour de l’eau. C’est bien la première fois que cela te préoccupe !
— Tu es une vieille bête, Marie. Tu feins de ne rien y comprendre. Je suppose que c’est pour mieux conjurer le sort. Tu espères bien que le chagrin qui tombe du ciel n’envahira pas ton domaine !
— D’abord, c’est pas le mien, Yves-Marie Jacob. C’est à Marie-Jeanne et à son bonhomme cette affaire. Je ne suis qu’une employée et…
— Qui ferait quoi s’il n’y avait plus de travail ici ?
— Bah, j’irai travailler dans les champs du côté de Lesdomini ou de Miniou comme bien d’autres !
— En attendant, monte sur un tabouret !
— De peur que l’eau mouille mes bas ?
— Et que les rats musqués se faufilent sous ta robe !
La servante ne put réprimer un cri qui fusa. D’un geste leste, elle attira vers elle un petit trépied vernis.
— Jésus Marie ! Tu crois qu’elles viendraient jusqu’ici, ces bêtes-là ?
— Elles fuient l’eau qui envahit leurs nids. Elles se sentiraient très bien au chaud contre tes jolies cuisses dodues !
— Tu es un malandrin, Yves-Marie Jacob. File donc d’ici avant que je ne te casse un solide balai sur les reins !
— Gauguin est là ?
— Dans sa chambre, et ce n’est pas dans la mienne !
— Appelle-le et dis-lui de nous rejoindre au moulin de Rosmadec. Il faut des hommes pour lutter contre ce flux qui va tout dévaster. La chance risque de passer son chemin.
— Et pourquoi donc ?
— La marée monte. Et on se situe dans une période de hautes eaux. La réunion des deux phénomènes va faire du vilain, c’est moi qui te le dis !
* * *
Gauguin se hâtait dans la venelle menant au moulin. Sur son côté droit, il voyait la rivière bouillonner comme dans un chaudron surchauffé. Le flot débordait du canal d’amenée du moulin de la Porte-Neuve et rejoignait le lit de la rivière passant sous les maisons du pont. L’eau formée en arceau large de deux mètres sortait du déversoir et s’écrasait sur les pierres du bief.
Il passa l’entrée matérialisée par deux pierres de granit plantées de chaque côté du chemin. Une charrette à bras avait été poussée dans un coin mais le vent qui la secouait faisait décoller l’arrière du sol puis la laissait retomber dans un claquement de bois martyrisé.
Gauguin poussa la porte basse qui n’était pas complètement fermée et s’avança dans la pièce éclairée par une lampe à pétrole accrochée à une grosse poutre traversière. Il passa entre les deux installations de taille inégale, l’une pour le froment et l’autre pour le sarrasin. Il évita la corde du treuil servant, une fois par an, à relever les meules pour en assurer le polissage d’entretien.
Il descendit les quelques marches recouvertes d’une croûte de farine. Plus bas, des sacs rebondis attendaient dans un angle. Il se baissa pour passer au-dessous d’une courroie de cuir qui pendait d’une poulie immobile. Ses sabots claquèrent sur d’autres marches.
Au fond du puits logeant le mécanisme d’entraînement de la roue, des hommes s’activaient. Gauguin reconnut tout de suite le meunier et son aide, épaulés par Yves-Marie Jacob, l’officier des douanes, et Kerluen, le capitaine du port.
— Viens nous aider, Paul ! lança Kerluen. On a besoin d’hommes ici !
— Qu’est-ce qui se passe ?
— L’arbre de la roue s’est déplacé sous la force de la rivière et des pierres ont été descellées. Si on ne fait rien, l’eau envahira le puits et se déversera dans la partie basse du moulin.
— Et le plus grave, ajouta Jacob en se relevant, c’est que la roue va finir par arracher l’axe de son berceau ! À plusieurs, on doit pouvoir stabiliser le tout, le temps de replacer les pierres et de colmater les brèches. Et il faut faire vite, la vanne ne ferme plus !
Gauguin retroussa ses manches et entra dans l’eau noire. La scène était éclairée par une lampe à pétrole et un chandelier tenus par la femme et la fille du meunier qui avaient pris position de chaque côté du réduit de pierre. Engrenages et poulies proposaient suffisamment de sièges aux deux femmes pour que la clarté soit au plus près des travailleurs.
Puis, il n’y eut plus que le bruit des sabots raclant le sol de pierre et les onomatopées ponctuant les efforts des hommes attachés à réussir leur ouvrage.
Au bout d’un long moment, la délicate opération fut terminée. L’eau ne coulait plus dans le puits et la dangereuse vibration qui agitait l’axe de la roue avait disparu. Toute l’équipe forma une chaîne afin de vider le fond de l’excavation évacuant dans la rivière le trop-plein de l’eau qui s’était émancipée. L’endroit retrouva un semblant de normalité, rassurant le meunier et sa famille. Les sacs de blé et de farine entreposés plus loin bénéficiaient d’un nouveau répit. Chacun espérait que la crue irait en s’amenuisant au fil des heures.
Tout le monde se rassembla devant un feu de bois pour boire quelque chose de chaud ou de fort en attendant que les vêtements perdent un peu de leur humidité. Il n’était pas encore question de les sécher complètement tant ils avaient baigné en pleine eau.
— Tu pourrais peindre la scène, Paul ! lança Kerluen.
— C’est plutôt un sujet pour Delacroix ! rétorqua l’artiste.
— C’est pas un peintre qui fréquente Pont-Aven !
— Il aurait bien du mal. Il est mort depuis un quart de siècle.
— Mais alors, notre sauvetage de tout à l’heure ne sera pas immortalisé ?
— Dans nos mémoires, tout juste…
— Buvons un autre verre dans ce cas.
Pendant le silence qui suivit, on n’entendit plus que le grondement régulier de l’eau se frottant aux fondations du moulin comme font les bœufs dans les vergers, avec constance et application.
Les flammes du chandelier vacillèrent sous un courant d’air venu de nulle part. La fille du meunier leva les yeux vers sa mère. On y lisait quelque crainte ancestrale. La tradition populaire affirmait que c’était un ange ou l’âme d’un mort qui, en passant, faisait se courber la flamme de la bougie.
— Je peux éteindre, mam ?
* * *
Quelques minutes plus tard, un homme entra brusquement.
— Je vous cherchais, monsieur Kerluen !
— Qu’est-ce qui se passe ?
— C’est l’Agréable. Il a arraché ses haussières et il va se drosser sur la Roche-Forme. Il n’y a plus une minute à perdre.
L’Agréable était un gros dundee armé au bornage. Il avait été construit par un chantier du Morbihan, il y avait maintenant plus de dix ans.
— Il y a quelqu’un là-bas ? demanda Kerluen d’une voix où perçait l’inquiétude.
— Léon, le capitaine est sur place. C’est lui qui m’envoie vous chercher.
— Bon, on y va. Paul, tu es des nôtres ?
— Pourquoi pas ! Je ne crois pas que je vais peindre aujourd’hui !
— Je pars par la rue du Quai, dit Yves-Marie Jacob.
— Nous, on passe par le chemin de Saint-Guénolé, décida Kerluen. Tu viens avec nous, dit-il au messager qui attendait.
Ils sortirent rapidement du moulin pour retrouver la pénombre de la nuit tombante. Jacob tourna vers le pont tandis que les autres pressaient le pas vers les halles qu’ils traversèrent pour gagner quelques précieuses secondes.
Le chemin vers la rivière était boueux et de grosses flaques submergeaient les sabots déjà gorgés d’eau. Kerluen avait emprunté une lampe au meunier, mais les autres avaient du mal à le suivre tant il avançait vite vers le port. Quand il atteignit la déclivité sise au niveau du moulin Simonou, il se retourna pour que Gauguin et le messager puissent le rejoindre. Puis il reprit sa route un peu plus lentement.
Parvenus au Soulier de Gargantua, la roche en forme de chaussure de géant abandonnée au bord du chenal, ils purent constater le travail conjugué de la mer et de la crue. Le port était plein d’eau et la marée léchait le bord du quai. Plusieurs bateaux évoluaient sans amarres au gré du vent remontant de l’estuaire.
Du côté du café Maréchal, des silhouettes s’affairaient. On entendait des éclats de voix et des ordres donnés à des équipages fantômes. Les propriétaires tentaient tant bien que mal d’amarrer plus solidement leurs navires. Jacob arriva parmi eux et vint se poster juste en face du dundee qui dérivait de travers vers l’autre rive. Au premier coup d’œil, il lui sembla que le navire accusait une gîte légère mais inquiétante.
Kerluen, Gauguin et le messager parvinrent en face de la grosse roche. Le capitaine du port évalua la situation.
— Il dérive lentement, heureusement. Ce qui m’inquiète, c’est qu’il se présente de travers. Quand il va heurter la roche, la proue risque de s’ouvrir et le reste va suivre.
— Et il est chargé ! indiqua le messager.
— Je le vois bien et la cargaison est mal arrimée. Il gîte de plus en plus. Dommage qu’on n’ait pas de quai sur la rive gauche ! On va approcher le ponton pour le bloquer vers l’aval.
Les trois hommes s’approchèrent du bord de l’eau. Kerluen détacha l’amarre d’une sorte de chaland carré servant à apporter les pierres de carrière vers les bateaux de transport. Le ponton mit du temps à commencer à bouger. Il n’avait pas l’aisance d’un vrai bateau et le flot n’aidait pas la manœuvre.
— Il y a quelqu’un à bord ! Un homme à bord !
Jacob voulait les prévenir. Le capitaine du dundee était près de lui et il venait de lui apprendre que le mousse dormait dans une soute à voiles depuis que son père l’avait frappé un soir de beuverie.
— Sors de là, Yvon, sors-toi de là ! cria Kerluen, les mains en porte-voix.
Une silhouette se leva sur le pont du dundee. Les hommes reconnurent le béret trop grand que le mousse affectionnait de porter en toutes circonstances. Il se déplaça vers l’arrière, s’approchant ainsi de Kerluen et de ses deux compagnons.
— Qu’est-ce que je fais, capitaine ?
— Fais attention à toi surtout. Tiens-toi bien. Il va heurter et probablement embarquer par l’avant.
— Je saute ?
— Pas dans cette eau ! On ne te retrouverait pas. Tu sais nager ?
— Pas bien… Euh, pas du tout. J’ai peur !
— Panique pas mon gars. Nous sommes là. On va te tirer d’affaire !
Le ponton vint se placer à proximité du navire qui commençait à gîter franchement. Un coup de vent puissant souleva une vague bousculant le caboteur. L’amarre du ponton fila entre les mains des hommes déstabilisés par le coup de tabac. Le cube de bois vint heurter le dundee au moment où sa proue s’écrasait sur le rocher dans un bruit de bois martyrisé.
Il y eut un grand cri puis le bruit de la chute du mousse tombant dans l’eau noire. De la rive, Gauguin et Kerluen, impuissants, avaient observé la scène. Le messager courait déjà vers le Roche-Forme qu’il escalada. D’un saut, il fut sur le pont oblique de l’Agréable et fila vers l’arrière où il enjamba le bordé.
— Venez vite, cria-t-il à ses compagnons. Je vais le chercher !
Et il disparut à son tour de leur champ de vision. Les deux hommes se déplacèrent rapidement vers la roche où arrivaient des hommes d’équipages rameutés par leur capitaine. Kerluen passa sur le ponton tandis que Gauguin resta à l’arrière du bateau. Il tendit une gaffe au messager qui nageait difficilement en soutenant le jeune Yvon qui semblait sonné.
Le sauveteur engagea le crochet de laiton sous la vareuse du jeune homme afin qu’il soit maintenu hors de l’eau par la traction exercée par l’artiste-peintre. Kerluen agrippa le mousse et le hissa sur le plancher du ponton. Gauguin tendit la gaffe au messager.
Mais celui-ci avait rendez-vous avec son destin.
Une partie de la cargaison de l’Agréable se déplaça brusquement vers la poupe, faisant basculer le bateau sur tribord. Gauguin qui ne se méfiait pas faillit perdre l’équilibre. Il entendit le cri effroyable du messager. La coque du dundee venait de l’écraser contre celle du bâtiment de servitude.
Kerluen s’allongea sur le plancher et saisit la vareuse de l’homme blessé avant qu’il ne coule. Un marin descendit sur le ponton pour l’aider à sortir le malheureux de la rivière. Yvon pleurait en silence assis sur une caisse vide.
Avec d’infinies précautions, ils descendirent le blessé sur la berge. Il râlait et sa vareuse se mouillait de sang. Une tache noire s’agrandissait sur sa poitrine. On l’allongea sur une civière de fortune faite d’un tamis à sable sentant le goudron.
— Nous passons par le bief Simonou ! ordonna Kerluen. On va emprunter la passerelle de fortune et le porter chez Louise. Le docteur viendra le voir là. On ne peut le transporter plus loin.
— S’il y avait eu un pont ici, même un petit ! soupira Gauguin.
Le groupe gagna doucement la petite côte, descendit vers le jeu de vannes, à l’endroit où les lavandières se retrouvaient souvent, et traversa la rivière. L’opération fut difficile surtout à cause de la civière improvisée qui n’était vraiment pas adaptée à ce genre de transport. Ensuite, d’un pas régulier et plus rapide, les porteurs marchèrent jusqu’au café Maréchal où le blessé fut allongé sur une table.
À la lumière du feu de bois et des lampes, la gravité des blessures apparut à tous. La tache de sang dessinait comme un plastron et le blessé ne pouvait plus parler malgré les efforts douloureux qu’il faisait. Une mousse teintée de sang lui coulait aux commissures des lèvres et la terreur se lisait sur son visage sali par l’eau boueuse. Il était conscient que l’issue fatale approchait à grands pas.
Louise-Marie distribua des boissons chaudes puis des petits verres de lambig. Elle venait de resservir une généreuse tournée quand le médecin entra. Il s’approcha du blessé et chaussa ses lorgnons.
Au bout d’une minute d’examen, il fit une moue appuyée qui fit remonter sa moustache en buisson de tabac.
— Alors docteur ? questionna Jacob.
— Il a perdu beaucoup de sang.
— Il lui reste une chance de s’en sortir ?
— Pas la moindre. Il a les poumons perforés de part en part, par les côtes cassées. Il ne faut plus le bouger. Malheureusement, ce ne sera pas bien long maintenant.
— C’est de ma faute, dit le jeune mousse assis dans un coin.
— Mais non, mon gars, dit Jacob. C’est le destin. Tu n’as pas la prétention de commander au destin ?
— Non, bien sûr, mais si j’étais pas tombé…
— C’était son heure et rien ni personne n’avait le pouvoir de changer le cours des choses. Va te changer et dormir. Louise va te prêter un lit.
Il s’approcha du comptoir.
— Louise, tu peux coucher le petit ?
— Bien sûr. N’empêche que nous en sommes à deux !
— Deux quoi ?
— Ben, deux morts dans l’Aven en quelques jours. Jamais deux sans trois !