VII

Le printemps était enfin là. La saison difficile avec ses pluies diluviennes semblait être terminée. Après crue et tempête, le climat affichait une nouvelle sérénité qui faisait preuve d’une certaine insolence face aux drames survenus.

Le soleil léchait le toit des chaumières et donnait de l’éclat aux cascades des moulins. Les rues avaient perdu cette apparence morbide accentuée par les mares d’eau croupie qui les jalonnaient. Les pavés réapparaissaient sous la croûte de boue se morcelant en mosaïque désordonnée. Avec les premiers beaux jours et les bourgeons, les rapins étaient revenus. Ils occupaient plusieurs chambres chez Julia et, à la pension Gloanec, ils étaient quelques-uns à fréquenter la table d’hôte. Au manoir de Lézaven, Marie-Perrine Berger et ses deux filles hébergeaient deux ou trois Américains venus à Pont-Aven découvrir cette lumière spéciale qu’ils avaient bien l’intention de capter afin de la fixer sur la toile.

Au plus fort de l’après-midi, quelques paysannes tricotaient sur le seuil de leur maison en s’amusant de l’accoutrement de ces artistes, parfois plus attachés à leur image qu’à l’inspiration qui parfois leur manquait.

Paul Gauguin allait beaucoup mieux. Les potions et les soupes montées par l’accorte Jeannette lui avaient redonné une meilleure santé. Les tendres attentions dont elle avait fait preuve sans la moindre retenue, pour la convalescence du peintre bien entendu, avaient certainement contribué au rétablissement de l’artiste.

Ces jours derniers, il s’était attaché à s’éloigner de la ville pour jouir du spectacle de la nature en train de se réveiller. Ce n’était pas encore la richesse chromatique des chaudes journées d’été qui lui aurait rappelé son séjour au Carbet, à la Martinique. Ce retour à la vie n’était qu’un balbutiement de couleurs pures qui ne demandaient qu’à éclore.

L’Aven l’avait attiré au point de lui arracher deux toiles où la même colline servait de décor. Il avait habillé les arbres sans feuillage d’un paysage d’ocres et de rouges comme si la lave en fusion sourdait sous les mousses.

Il se levait plus près de sept heures que de huit pour ne pas perdre de temps. Dans la matinée, il lui fallait choisir le motif et l’emprisonner sur la toile avant de revenir à l’auberge pour se restaurer goulûment des bons plats préparés par Marie-Jeanne Gloanec. Le vin était servi à volonté et il ne s’en privait pas. Il avait l’après-midi qui suivait pour travailler sur le motif et achever la toile pour le soir.

Ainsi, sa tâche terminée, il s’en allait, les mains dans les poches et la pipe au bec, refaire le monde en compagnie de Kerluen, le capitaine du port et de Jacob, l’officier des douanes. Le trio s’accaparait le comptoir du café Maréchal et chacun racontait jusqu’à plus soif ses aventures de mer puis s’attardait sur le récit des bonnes fortunes saisies lors des escales lointaines.

L’artiste reprenait, une fois encore, l’histoire de cette pulpeuse carioca qui avait été son initiatrice complaisante et appliquée aux jeux subtils de l’amour. La face rubiconde de ses deux compères s’éclairait alors et ils semblaient participer avec le récitant aux délices savamment ciselés. Ils avaient bourlingué tous les trois sur les mers du globe. Kerluen avait été second maître dans la Royale et Jacob, pilotin sur un trois-mâts tout comme Gauguin.

Le soir venu, il se sentait un peu seul et, s’il n’avait pas une soirée à tuer en compagnie de ses amis, il s’enfonçait dans son coin favori de la salle, pour sculpter, selon son habitude, un quelconque morceau de bois. Un peu plus tard, quand les conversations, qu’il écoutait sans y participer, ne l’amusaient plus, il sortait en faisant claquer ses sabots en guise de bonsoir. Les autres pensionnaires l’écoutaient se faire la voix dans le couloir puis ils l’entendaient refermer brutalement la porte de sa chambre et ne le revoyaient plus jusqu’au matin.

Levé de bonne heure pour profiter de la lumière rasante qui donnait aux choses un contour rappelant le japonisme cher à Louis Anquetin, il prenait de la hauteur pour apprécier les perspectives plongeantes et les larges horizons. Il arpentait les chemins creux pour contempler les calvaires et les chapelles. Il observait les jeunes Bretonnes vaquant à des tâches ordinaires et il s’amusait de leurs rires qui fusaient quand elles croisaient son regard d’aigle.

C’était le mois de Marie. À la fin du jour, femmes et filles se rassemblaient à la chapelle de Trémalo pour réciter le chapelet sous la houlette de la châtelaine propriétaire des lieux. Gauguin les regardait se hâter le long de l’allée de hêtres et il saisissait le mouvement des coiffes et des robes de quelques coups de crayon tracés sur son carnet. Puis il s’asseyait sur le talus recouvert de courtes fougères et il écoutait monter vers le ciel les incantations de l’assemblée tandis que des jeunes garçons s’amusaient sur les marches du calvaire encadré de deux chênes énormes.

Parfois, il s’appuyait contre la pierre du porche, à l’intérieur de la nef et il suivait discrètement le moment de prière, les yeux caressant la douceur laiteuse de la peau des jeunes filles tournées vers l’autel. Là, entre la nuque et le bord du col, la chair était tendre et l’échancrure du vêtement semblait comme une invite. Avant de quitter l’édifice déserté par les fidèles, il levait les yeux vers le crucifix où le Christ polychrome captait son regard.

Quand il se sentait moins mystique et que le désir charnel s’était apaisé, il plantait son chevalet au bord d’un champ s’ouvrant sur les vallons et il appliquait ses couleurs par touches verticales, presque sans appuyer sur la toile. Son geste bien personnel, souple et félin, se remarquait au premier regard. Il n’y avait pas la moindre brutalité dans son mouvement. Il ne luttait pas contre l’œuvre en devenir pour la dominer. Il s’unissait à elle pour n’être que l’exutoire de sa propre inspiration.

Un jour qu’il rentrait d’une longue marche à pied, il poussa la porte de la pension un peu brutalement. Il n’était pas en avance pour le déjeuner et les convives habituels, déjà attablés, levèrent la tête quand ils le virent faire irruption, harnaché de son havresac d’où dépassaient les pieds du chevalet d’extérieur. Une toile inachevée apportait la preuve du travail exécuté durant la matinée.

Il avança jusqu’à sa place attitrée et il se laissa tomber lourdement sur la chaise. Assis en face de lui, à une place près, un vieillard à barbiche qui logeait à la pension depuis le retour des beaux jours était en train de déjeuner. Ce peintre amateur avait pour nom Gustave de Maupassant, le père de l’écrivain. Il s’était découvert une passion tardive pour la peinture.

Depuis qu’il était arrivé à Pont-Aven, les repas n’étaient plus tout à fait les mêmes. Le nouvel arrivant entendait bien se faire remarquer en toute occasion et il mettait un point d’honneur à se mêler de tout. Il défendait un point de vue artistique très académique et il abhorrait toute velléité d’indépendance des artistes créateurs. Il n’aimait pas la peinture de Gauguin et il ne laissait pas passer une journée sans le lui dire.

Ce jour-là, il resta silencieux pendant tout le repas, feignant l’indifférence. Il paraissait absorbé par la clarté que le soleil diffusait au dehors. Il mastiquait machinalement les morceaux de viande qu’il portait à sa bouche et il ponctuait ses séquences de claquements de langue comme pour mieux affirmer la qualité du plat qu’il était en train de manger.

Quand il eut vidé le fond de vin qui restait dans son verre, il s’écarta un peu de la table et releva la tête. Sa peau très lisse et blanche semblait si mince qu’il aurait suffi d’une chiquenaude pour la déchirer. Constatant avec satisfaction qu’on le regardait, il ôta de son cou sa serviette de table qu’il roula avec précaution, laissant apparaître un foulard vermeil soigneusement noué. Une perle brillante rehaussait le tissu moiré, accentuant la blancheur de la chemise.

— Dites, monsieur Gauguin, lança-t-il brusquement d’une voix forte, avez-vous bien travaillé ce matin ?

— Comme d’habitude, répondit l’artiste, laconique.

— Voulez-vous nous montrer le motif !

Les visages se tournèrent vers la table d’hôte. La voix portante les attirait, les intéressait déjà. Certains comprenaient déjà que la joute oratoire allait s’amplifier.

— Pourquoi devrais-je vous soumettre mon travail ? protesta Gauguin sur le même ton.

— C’est juste pour vous donner davantage de notoriété, mon cher !

— Vous voulez être mon agent ?

— Je n’irai pas jusque-là, voyez-vous ! Je ne peux défendre le style de peinture dont vous avez la prétention de nous inonder.

Maupassant se leva et se dirigea vers le havresac de Gauguin. Il en détacha la toile inachevée et la présenta au public attablé.

— Monsieur Gauguin veut nous montrer ici, du moins je le crois, une scène champêtre. Un paysan et des cochons, me semble-t-il. Suis-je dans le vrai ?

— La toile n’est pas terminée, vous le voyez bien !

— Je l’ai cru un instant. Le motif est si emberlificoté, les couleurs trop crues, trop pures. On n’y voit goutte dans votre peinture, monsieur Gauguin savez-vous ? Que ne ciselez-vous sur la toile la dentelle de pierre des clochers de nos chapelles ? Que ne saisissez-vous le frais minois des jeunes bretonnes gardant les troupeaux ? Vos portraits de femmes nous montrent des bûcheronnes hommasses qu’aucun de nous ne voudrait dans son lit.

— Parce que vous avez encore le choix à votre âge ?

— Il me reste quelques qualités qui, peut-être, vous font déjà défaut !

— Pour la peinture également ?

— Ironisez, ironisez. Mes œuvres sont plus jolies à regarder que vos croûtes surchargées de couleurs si vives que l’œil s’y fatigue !

— Vous feriez un bon photographe !

— On peut reconnaître le sujet de mes toiles. Pour les vôtres, l’identification est exclue !

— Je ne prétends pas être un paysagiste !

— Ni un portraitiste manifestement. Je me demande ce que vous faites ici !

— J’y gagne ma vie tandis que vous mangez ce qui vous reste de rente !

— Rente que vous n’avez pas !

— Je n’ai pas non plus votre âge canonique !

— Décidément, vous ne respectez rien !

— En tout cas pas votre perception de l’art ! Quelle froideur impersonnelle dans ce respect maladif de la tradition et du bien fini !

— Mais vous, vous assassinez la perspective ! Le cadrage du motif est bizarre. Le travail n’est pas terminé. Il est même bâclé comme quelque chose qu’on n’aime pas. Tenez, pour tout vous dire : on devrait brûler vos toiles. Elles font injure à bon nombre d’artistes sérieux.

— Comme vous, je suppose ?

— Moi et d’autres qui sont ici ou ailleurs !

— Vous ne comprenez rien !

— Si, si, je comprends que vous encombrez, monsieur Gauguin, vous encombrez l’art et le paysage !

— Rendez-moi cette toile !

— Comme je vous l’ai dit, je préfère la détruire !

Gauguin se leva d’un bond et avança le buste au-dessus de la table devant laquelle pérorait le vieux beau sur le retour. Il étendit la main pour saisir le tableau tandis que Maupassant s’écartait un peu plus.

— Ne me faites pas passer de l’autre côté de cette table. Je n’ai pas envie de frapper un vieillard pour récupérer mon travail. Je n’ai pas l’amour de l’antique, moi ! Posez la toile sur la table et allez donc prendre l’air, cela vous fera beaucoup de bien. Vous avez la peau blanche des apprentis qui ne sortent jamais de l’atelier.

— C’est bien parce que je veux me préserver des outrances d’un mal dégauchi de votre espèce que je suis disposé à vous restituer votre chef-d’œuvre. Mais tout le monde ici aura saisi le sens de vos propos et les menaces à mon encontre. Vous aller perdre quelques admirateurs !

— Et gagner des amis !

Marie-Jeanne Gloanec se décida à intervenir, maintenant que l’altercation semblait se terminer. Elle bouscula quelques chaises et s’approcha des deux hommes :

— Vous n’avez pas honte de vous affronter ainsi. Il y a de la place pour tout le monde. Rendez-lui sa peinture, monsieur de Maupassant. Et vous, monsieur Gauguin, ne portez pas la main sur mes clients. Si cela arrivait, je devrais alors vous chasser ! Et vous autres, il est temps de vider les lieux. Vous empêchez les filles de débarrasser et la vaisselle est encore à faire. Allez, ouste !