IX

Comme tous les matins en semaine, le port débordait d’activité. Des sabliers profitaient de la marée montante pour rallier le quai où ils allaient se délester de leur marchandise. Des hommes en vareuse et portant le béret sur le côté attendaient à bord des petits navires les mains croisées sur le manche de leur pelle.

À la cale Maréchal, un dundee presque neuf était amarré. Il avait été construit quelques mois auparavant par un chantier de Palais à Belle-Ile-en-Mer et il faisait la fierté de son armateur qui arpentait le bord du quai, la pipe fumante. Ce bateau faisait maintenant partie des trente-cinq voiliers déclarés au bornage et au cabotage. Ce nombre conséquent situait le port de Pont-Aven en bonne place dans les activités maritimes de la façade atlantique.

Un attelage mixte, bœufs et chevaux, était en train de charger des marchandises. Le bateau, une fois délesté de sa cargaison, accueillerait peut-être ces volumineux blocs du granit de la Montagne Saint-Guénolé pour les transporter dans les îles. Les jetées des quais de bien des ports insulaires étaient construites avec cette pierre très prisée en provenance de Pont-Aven.

Un peu plus loin, vers la cabane des Douanes, de robustes charrois se partageaient une série de barriques identiques apportées par un navire remonté de Bordeaux, la semaine passée. Le mât de charge allait et venait du bateau jusqu’au quai et donnait de la gîte sur bâbord. Des éclats de voix émaillaient la manœuvre et ils portaient sur la rivière parvenue à son niveau d’étale.

Dans l’entrée du café Maréchal, on distinguait la silhouette de Louise, les mains sur les hanches, en train de regarder ses prochains clients occupés à la tâche. Tout à l’heure, ils délaisseraient les sacs de grain pour s’engouffrer avec plaisir dans le caboulot où ils referaient le monde le temps d’un casse-croûte avalé rapidement avec une chopine pour pousser.

Gauguin s’arrêta au milieu du petit raidillon descendant du moulin Simonou. Il chercha une place au milieu du chaos de roches formant la rive et s’installa de manière à embrasser le port d’un seul coup d’œil. Il hésitait sur le choix du format pour exécuter son motif. L’arbre situé sur sa gauche, un superbe saule aux branches nimbées de petites feuilles encore tendres, attirait son regard. Il pourrait, à l’arrière plan, suggérer les maisons de l’autre rive s’il décidait d’en faire un tableau vertical. Il pouvait tout aussi bien l’intégrer dans une vision large donnant un panorama plus ouvert. La grosse roche située en amont du saule l’intéressait également par sa rondeur évoquant la croupe d’une solide fermière penchée sur son ouvrage et il décida donc de se reculer afin de l’intégrer dans son paysage. Plus tard, il réaliserait un gros plan de l’arbre comme il en avait eu l’idée au premier abord.

Une série de traits obliques matérialisa le quai d’en face. Une bosse dans le coin gauche créa la montagne Saint-Guénolé. Gauguin travaillait vite et bien. Il avait dans la tête l’œuvre terminée. Il lui suffisait maintenant de la faire exister d’une manière concrète et physique par de la peinture sur un rectangle de toile.

— Vous avez abandonné la chapelle, monsieur Gauguin ? demanda une voix de femme derrière lui.

Il se retourna et il vit Henriette Deschanelles qui avançait avec précaution sur le chemin caillouteux. Elle portait une jupe gris perle lui masquant les jambes au point de ne laisser apparaître que deux mignonnes chaussures lustrées comme une fourrure de loutre. Elle portait un corsage serré au cou par un ruban, lequel voletait négligemment sur les pans d’un châle épais qui lui enveloppait le torse à la manière d’un madras dont on aurait détourné la destination.

— Je ne peins pas que des sujets d’église, expliqua-t-il. Approchez ! Vous pourrez mieux voir ce que j’entreprends aujourd’hui.

Elle fit quelques pas et s’immobilisa. Le peintre dut la rejoindre pour l’aider à descendre vers la petite plateforme qui lui servait de lieu de travail. Il savait bien pourquoi il s’était empressé. Il désirait absolument ressentir une fois encore cette pression délicate que les doigts de la jeune fille imprimaient sur son avant-bras.

Elle lui sourit franchement en le regardant dans les yeux. Sa main se crispa légèrement comme si elle voulait se retenir de peur de tomber. Quand elle eut retrouvé l’équilibre qu’elle n’avait pas vraiment perdu, elle laissa sa main errer encore un instant pour le plus grand bonheur de l’artiste qui n’en pouvait plus.

— Comme cela, dit-elle d’une voix enjouée, vous allez emprisonner tout le port sur ce morceau de toile ? J’ai peine à l’imaginer.

— Il y tiendra, n’ayez crainte ! affirma le peintre.

— Vous ne faites jamais de portraits ?

— Je ne suis pas très doué pour la ressemblance.

— Qu’importe si l’œuvre est originale !

— Dans ces conditions, je ferai peut-être le vôtre.

— Devrai-je rester immobile de longues heures ?

— Cela vous paraît insurmontable ?

— Epuisant, surtout pour quelqu’un comme moi qui ai besoin de repos !

— Nous ferons de longues pauses. Je ne serai pas si pressé d’avoir terminé !

La jeune fille sortit un mouchoir d’un petit sac de velours noir qu’elle tenait caché sous son châle et l’étendit sur une pierre plate. Elle s’assit délicatement sur le morceau d’étoffe.

— Vous allez avoir froid, protesta le peintre. Attendez, je vais vous prêter ma vareuse.

— Et c’est vous qui serez malade ! Non, merci. D’ailleurs, le soleil est sur nous et il va remplir sa mission avec beaucoup de sollicitude, vous allez voir !

Comme l’artiste semblait peu enclin à reprendre son ouvrage, Henriette l’y incita de la voix :

— Allez, allez ! Travaillez que je voie si vous avez le talent qu’on vous prête. Hier, je n’ai rien pu admirer puisque vous aviez rangé tout votre attirail !

— Je n’avais guère d’inspiration. Il y a des jours, vous savez !

— Je croyais qu’il suffisait de le vouloir pour que les portes du talent s’ouvrent largement comme un grand livre !

— Vous semblez vous intéresser à la peinture.

— L’art me fascine. Pendant ma maladie, j’avais de longues heures de solitude. Je les ai mises à profit pour lire et apprendre. Au début de ma convalescence qui continue ici aujourd’hui, je me suis mise à regarder. J’ai beaucoup appris, compris aussi.

— Ce n’est pas courant pour une jeune fille.

— Vous me verriez plutôt dans un ouvroir à broder de la dentelle.

— En quelque sorte, oui !

— Mes ennuis de santé, présents de longue date, m’ont exclue de tous ces endroits fréquentés par les jeunes filles qui se préparent à être de bonnes maîtresses de maison.

— Vos parents ne vous y ont pas menée de force ?

— Ils sont morts, les pauvres. Je n’ai plus qu’un oncle pour me servir de chaperon. Il me rejoindra bientôt quand ses affaires lui permettront de prendre quelques jours de repos.

Une sorte de voile passa dans le regard de la jeune fille et Gauguin perçut fort bien l’émotion rentrée et la tristesse que cette évocation suscitait. Il se retourna vers sa toile et se tut.

Le paysage prenait forme. Les constructions du quai allant de la chaumière à la maison Courant s’édifiaient peu à peu sous les coups de pinceau rapides. Cette partie droite du tableau était proche de son aspect définitif. Il n’en était pas de même pour la colline et la rivière qui ne connaissaient alors que leurs contours. Le peintre n’avait pas pour objectif de terminer son œuvre à cet endroit. La partie plus sensitive de son tableau s’exprimerait plus tard dans la journée, dans le calme de sa soupente.

— Je vais arrêter là pour le moment, décida-t-il.

— Mais vous n’avez pas fini !

— J’ai ce qu’il me faut sur la toile et dans les yeux pour faire la finition ailleurs. Nous procédons souvent de cette manière, vous savez !

— J’espérais voir l’œuvre terminée !

— Mais vous la verrez, ce n’est pas un problème. Vous pourrez même en voir une autre parce que je vais croquer cet arbre magnifique là sur votre gauche. Il mérite plus d’égards et je le ferai central d’une toile verticale. Cela vous plaira. Sauf, bien sûr, si mon style ne reçoit pas votre approbation.

— J’ai confiance, j’attendrai !

— Voulez-vous flâner un moment sur la rive droite ?

— Mais il n’y a pas de pont !

— Que vous croyez ! Après le moulin situé derrière nous, il existe une petite passerelle de bois qui peut nous faire traverser. Vous venez ?

— Pourquoi pas !

Gauguin ramassa ses pinceaux et ses couleurs. Il replia son chevalet, fixa la toile par une sangle de caoutchouc et il aida Henriette à remonter vers le chemin. Ils marchèrent jusqu’au moulin qu’ils contournèrent pour descendre vers la rivière.

Trois lavandières étaient au travail le long du canal d’amenée du moulin. Deux d’entre elles étaient agenouillées tandis que la troisième étendait le linge sur les branches des arbres bordant le bief. Les draps ainsi déployés séchaient plus rapidement et se chargeaient de cette odeur de frais que Gauguin aimait bien retrouver quand il se glissait dans des draps propres. Un peu plus loin, une vieille femme s’affairait devant une paire d’énormes chaudrons surmontés d’un nuage de vapeur. Elle s’occupait de « la buée » selon l’expression employée par les initiées.

Bouillir le linge était un savoir-faire, un art, que les vieilles lavandières gardaient jalousement. Avec de l’ancienneté, elles quittaient le bord du canal, où les mains rougies par la fraîcheur de l’eau ouvrait des crevasses qui faisaient souffrir, pour surveiller le feu et les marmites.

Les femmes levèrent les yeux vers le couple qui approchait. Le peintre et la jeune fille ne pouvaient laisser indifférents les gens du cru. Les lavandières enviaient la toilette de la jeune fille, son port gracieux et la délicatesse de ses traits. Elles auraient bien voulu, elles aussi, se promener au bord de l’eau au bras d’un bel homme, en ce beau matin de mai.

Gauguin salua les lavandières puis s’avança le premier sur la petite passerelle de bois qui surplombait le lit de la rivière. Celui-ci n’était pas bien large à cet endroit. Les canaux d’amenée des deux moulins se disputant l’Aven d’une rive à l’autre avaient rétréci le berceau naturel du cours d’eau. Les meuniers qui se vouaient une rivalité cordiale avaient accepté de s’unir par ce petit pont qui rendait bien des services à tout le monde. Au temps des oppositions plus saillantes, il suffisait de déposer la frêle construction pour la replacer plus tard une fois la trêve signée.

Une fois engagé sur le plancher de bois, l’artiste tendit la main vers Henriette qui hésitait encore. Son regard s’attardait sur les bouillons d’eau se bousculant sous l’étroit passage et elle ne se sentait pas rassurée d’employer ce chemin pour atteindre l’autre rive.

La main de Gauguin la rassura et il serra ses doigts autour des siens pour qu’elle soit bien certaine de ne pas lâcher prise pendant l’opération qu’elle croyait périlleuse. Puis, dans un élan courageux, elle posa le pied sur la planche et elle suivit son compagnon. Parvenus de l’autre côté de la passerelle, ils suivirent un instant le talus herbeux du canal puis empruntèrent le passage des vannes pour se retrouver dans la rue du quai.

— J’ai eu peur, dit-elle simplement.

— Ce n’était pas dangereux !

— Pas dangereuse, cette passerelle brinquebalante sur un flot tumultueux ? Je me demande bien ce qu’il vous faut pour avoir peur !

— Plus que cela en tout cas ! Nous empruntons souvent ce pont rudimentaire pour écourter le parcours. Venez, nous allons faire un saut chez Louise.

— C’est une amie à vous ?

— Elle tient ce café, là, tout près !

— Vous y allez souvent ?

— J’y ai des amis.

Sur le quai, l’activité n’avait pas faibli. C’était le plus fort de la matinée et il n’était pas encore question de déjeuner. Les charrettes se croisaient avec fracas, le chargement ballotté d’un bord et de l’autre contre les ridelles grinçantes. Les conducteurs hurlaient sur les chevaux de trait qui continuaient à exécuter placidement leur travail coutumier.

Louise accueillit ses visiteurs d’un grand sourire. Elle était seule dans la pièce du bas où l’on servait les boissons. La porte de la pièce d’en face était entrouverte et l’on apercevait les éclats d’un feu de bois que Louise allumait pratiquement toute l’année.

Dans ce petit salon, elle servait les messieurs accompagnés et les gens de la haute. Tous ceux qui souhaitaient un endroit tranquille ou qui n’affectionnaient pas la compagnie des soiffards du port trouvaient là un havre de paix, le temps de déguster une boisson chaude ou un alcool fort en conversant à voix basse.

Louise proposa au couple de s’y installer. Elle connaissait bien les habitudes du peintre et elle avait immédiatement compris qu’il ne venait pas rencontrer ses amis. Elle les fit asseoir sur un étroit canapé de velours rouge et se pressa de leur servir quelque chose. Un moment plus tard, Gauguin traversa le couloir pour lui demander :

— Tu as une chambre de libre, Louise ? Cette jeune personne aimerait bien se reposer un moment. Elle relève de maladie et elle est encore faible.

— La chambre de droite au premier est prête. La clef est sur la porte.

— Merci. Je vais lui montrer le chemin. Gauguin passa le premier et gravit les quelques marches de l’escalier. Le tapis grenat retenu par d’élégantes barres de laiton amortit le bruit de leurs pas jusqu’à la chambre où la porte se referma sur eux dans un chuintement discret.