La rumeur s’amplifiait. De grincements de charrettes en éclats de voix, le bruit passait de l’orchestre de chambre à l’ensemble symphonique sans pour cela en être plus agréable à l’oreille.
Gauguin se releva sur un bras. Sa chemise froissée l’entortillait au point de lui serrer le cou. Il bougea davantage pour remettre le tissu épais dans un ordre habituel. La lumière crue du jour tombait directement de la fenêtre sur son lit. Il se frotta les yeux qui lui faisaient mal.
La soirée de la veille avait été longue et copieusement arrosée. Les fameuses cerises à l’eau-de-vie de la pension avaient parachevé l’œuvre commencée en compagnie de peintres amis. Jacob et Kerluen, toujours prêts pour faire la fête, s’étaient associés aux libations. Une partie de la nuit avait ainsi été consommée en chants et en histoires ponctuées de toasts à la Royale et aux catins du monde entier.
Quand il était revenu vers la pension, Gauguin avait une démarche hésitante et chaloupée qui faisait rire aux éclats ses compagnons. Leur déplacement n’était pourtant pas plus orthodoxe. À croire que la stature du peintre prêtait davantage à sourire. Pour rejoindre sa chambre, il était passé par la petite cour dérangeant les volailles dans leur sommeil. Il avait poussé la petite porte derrière lui, tentant désespérément de faire le moins de bruit possible…
Son pied avait raté la première marche et il s’était affalé de tout son long dans le couloir. Jeannette avait accouru en chemise de nuit et en sabots. C’était à la plus jeune de bouger la première afin de ne pas troubler le repos des anciennes.
— Mais que faites-vous là, monsieur Gauguin ! avait-elle protesté.
— Mais je rentre me coucher, ma fille !
— Ce n’est pas sur le sol que vous allez vous reposer. Attendez que je vous relève.
La bonne avait saisi le pensionnaire par un bras et elle l’avait tiré de toutes ses forces en se penchant en arrière pour faire balancier. L’artiste s’était alors mis en position assise et avait profité de la situation pour laisser s’égarer une main experte sous la chemise.
— Tu as la peau douce et chaude, ma Jeannette !
— C’est bien le moment ! Vous ne perdez jamais une occasion. Seulement, vous n’êtes pas en état. Montez vous coucher maintenant avant que Marie vienne voir ce qui se passe ici. Vous risquez un bon coup de balai pour finir !
Il s’était remis sur ses pieds en bougonnant. La bonne lui avait fait saisir la rampe pour trouver un appui et elle l’avait accompagné quelques marches. Ensuite, elle lui avait laissé reprendre son autonomie en l’encourageant de la voix jusqu’à ce qu’elle entende la porte de la chambre se refermer brutalement.
* * *
Il quitta le lit péniblement et il s’approcha de la fenêtre en traînant les pieds. Un coup d’œil circulaire lui fit prendre la température du marché hebdomadaire qui s’animait en bas. Les bruits qui avaient troublé son repos provenaient de ce grouillement de gens affairés qui espéraient faire une bonne journée, d’autant qu’elle s’annonçait radieuse.
Elle l’était beaucoup moins, du moins en son début, pour le peintre qui tentait de dissiper les miasmes d’un sommeil de plomb. Il s’approcha du broc d’eau trônant sur le petit guéridon surmonté d’un miroir piqué dans sa partie inférieure. Son image de lendemain difficile ne l’enchanta guère et il s’ébroua comme un jeune chien sous le jet de l’eau froide qu’il se déversa copieusement sur la tête et le cou. Il se sécha avec application puis il s’assit devant sa table où traînait la lettre reçue de Vincent Van Gogh. Il la prit en main pour la relire. Vincent écrivait :
« Tu sais que mon frère et moi, nous estimons beaucoup ta peinture et que notre grand désir serait de te savoir un peu tranquille. Or, pourtant mon frère ne peut pas t’envoyer de l’argent en Bretagne à toi et encore de l’argent à moi en Provence. Mais voudrais-tu partager avec moi ici ? »
Non, il n’avait pas très envie de faire le voyage maintenant que les beaux jours étaient revenus. Il arrivait tant bien que mal à régler sa pension de cinquante-cinq francs par mois et il savait bien que Marie-Jeanne Gloanec lui ferait crédit s’il n’y parvenait pas régulièrement.
Non, non, il n’avait pas envie de s’en aller maintenant alors que la chaleur l’avait rejoint. Il serait bien temps, à l’automne, de descendre en Arles pour goûter encore des bienfaits du soleil. En plein été, ce devait être la fournaise même si Vincent vantait la fraîcheur de la maison qu’il avait préparée pour le recevoir.
Il descendit l’escalier lentement, faisant sonner ses sabots cerclés de fer sur chaque marche. Quand il ouvrit la porte donnant sur la salle, il fut assailli par un brouhaha qui acheva de le réveiller. Les tables étaient occupées par des clients venus à la foire. Ils échangeaient des promesses de vente devant un verre ou se restauraient d’un en-cas coupant leur longue matinée commencée bien avant l’aube.
Des femmes avec des paniers de victuailles papotaient gaiement tandis que des marmots, la goutte au nez, jouaient avec des bouts de bois devant la cheminée.
Gauguin s’approcha du comptoir où il se fit servir une soupe de lait pour se donner du tonus. Marie ricana en poussant devant lui le large bol de faïence fleurie.
— Vous êtes peu loquace ce matin, hein ! Vous avez encore présumé de vos forces !
— Ne dis donc pas de bêtises. J’ai veillé un peu tard, c’est tout.
— Et vous avez réveillé la petite. Elle aurait pu attraper du mal !
— Je t’assure qu’elle n’avait pas froid, j’ai vérifié !
Par coïncidence, Jeannette poussa la porte de la cuisine et s’approcha.
— Bonjour, monsieur Gauguin ! Je vois que vous allez mieux que cette nuit !
— J’allais tout à fait bien. La preuve, je me souviens de tout !
D’un geste enveloppant, il caressa le bas du dos de la servante. Celle-ci s’esquiva mais sans brusquerie excessive.
— En effet, je vois que vous n’avez rien oublié !
— Tu as la fesse ronde et ferme, Jeannette. Passe donc me faire une petite visite à l’heure de la sieste !
* * *
Gauguin sortit dans la rue. Il fut immédiatement happé par l’ambiance coutumière et si particulière du marché. Depuis la nuit des temps, il avait toujours lieu un mardi. Le trottoir de la pension servait de présentoir pour une femme en noir qui vendait de la basane. Elle avait aligné côte à côte des bandes de ce cuir très souple issu de peau de mouton tannée. Les riches cavaliers allaient en acheter pour protéger l’entrejambe de leur culotte de l’usure due au frottement répété contre la selle.
Un peu plus loin, juste devant la mairie, une femme replète proposait des étoffes déployées sous une toile tendue. Les couleurs des tissus apportaient une touche de gaieté contrastant avec les vêtements sombres de la plupart des ménagères qui déambulaient.
En face, installées au milieu de la chaussée, d’autres femmes proposaient des pains et des gâteaux disposés artistiquement sur des linges d’un blanc éclatant. Celles-ci n’utilisaient pas de présentoir. Elles se servaient simplement de quelques planches posées sur des chaises paillées.
Un attelage bruyant tentait de se frayer un passage au milieu de la populace indifférente aux injonctions du conducteur qui vociférait sans relâche après ces piétons indisciplinés. Un jeune garçon vêtu d’une longue blouse de serge bleue faillit être entraîné sous les sabots du cheval qui manifestait quelque énervement. Il ne dut son salut qu’à l’intervention d’un costaud rubicond qui avait levé sa badine sculptée devant les yeux de la bête rebelle.
Gauguin avait observé la scène. Il marcha en direction du pont. Le passage était encombré d’éventaires bâchés, installés sans le moindre ordonnancement qui aurait permis de discipliner les acheteurs dans leur cheminement. Une fois qu’il eut traversé le pont, les effluves des étals des poissonniers s’imposèrent. Ils étaient tous regroupés sur la petite place formée par l’angle rentrant de la maison Guillou. Plus loin, à l’amorce de la vieille route de Concarneau, le marché du beurre, des volailles et des œufs battait son plein. Il est vrai que les pondeuses confinées dans les paniers à claire-voie protestaient à intervalles réguliers.
Le peintre n’avait pas l’intention d’aller plus loin. Des charrettes encombraient le passage et formaient autant de chicanes qu’il fallait passer pour progresser au cœur du marché. Il fit demi-tour et, les mains dans les poches, il vint s’appuyer contre la pierre du pont.
Il ralluma sa pipe éteinte et il se mit à attiser le brûle-gueule en tirant de longues bouffées grises. Le petit homme à redingote qui l’avait abordé hier, s’approcha.
— Bonjour, monsieur Gauguin ! Avez-vous passé une bonne nuit ? demanda-t-il d’une voix affable.
— Parfaite, monsieur…
— Pinkerton, Samuel Pinkerton. Enquêtes et filatures, vous vous souvenez ?
— Puisque vous me rafraîchissez si aimablement la mémoire !
— Tout juste !
— Ainsi, vous êtes en vacances ?
— Un séjour au calme me permet de me reposer. Pas vous ?
— Certainement, mais moi je suis venu ici pour travailler.
— Et la peinture nourrit son homme ?
— Je m’arrange pour que ce soit vrai !
Pinkerton s’appuya au parapet de pierre.
— Ainsi, c’est là qu’on l’a trouvée ? dit-il en regardant la rivière.
— Mais qui donc ?
— Manda. Vous savez bien, celle que tout le monde surnommait la Louve !
Gauguin se retourna et posa ses larges mains sur la pierre arrondie.
— C’était là-bas, derrière cette vanne ouverte. Vous voyez ? dit-il en poussant le menton.
— Elle était blessée à la tête, je crois.
— Par une des aubes de la roue probablement !
— Mais vous n’en êtes pas certain !
— Comment le savoir ! Je n’étais pas présent quand c’est arrivé.
— Mais elle était morte quand vous l’avez vue ?
— Elle ne donnait pas signe de vie, en tout cas. Sa tête balançait d’un bord et de l’autre, sans réaction.
— Pour vous, c’était quoi ? Un accident, un suicide ou un crime ?
— Oh, oh ! Là vous allez un peu vite en besogne. Je n’en sais rien moi, de ce qui a conduit à la mort de cette pauvresse. Et pour tout vous dire, c’est le cadet de mes soucis. Vous êtes chargé de l’enquête ?
— Pas du tout, je m’intéresse, donc je m’informe.
— Comme cela vous chante ?
— Tout juste !
— Vous êtes bien curieux pour un homme qui se dit en vacances !
— J’ai toujours l’esprit en éveil, voilà tout ! Ce n’est tout de même pas interdit de s’intéresser au destin tragique de cette pauvre femme. Quelqu’un a pu l’assommer et la pousser à l’eau. À moins qu’elle ait décidé d’en finir et qu’elle se soit jetée volontairement dans la rivière !
— Elle a pu tout aussi bien glisser, être saisie par l’eau froide et partir d’une commotion !
— Vous voyez ! Vous-même, vous avez une idée sur la question !
— Forcément, avec vous…
— C’est comme ce pauvre gars mortellement esquinté par la coque du dundee, le jour de la tempête !
— Vous avez appris cela aussi !
— Tout juste. Il faut bien parler avec les gens. Ils ont tellement envie de raconter, vous savez !
— Là au moins, c’était un accident !
— En êtes-vous certain, monsieur Gauguin, en êtes-vous certain ? Allez, je vous souhaite la bonne journée.
Le petit homme ôta son chapeau pour saluer son interlocuteur et s’éloigna. Gauguin, perplexe, le regarda avancer dans la foule et disparaître.