XII

— Monte avec nous, Paul. Il reste de la place pour un artiste !

Yves-Marie Jacob s’esclaffa. Sa corpulence fit osciller le char à bancs sur lequel il était monté. Une belle paysanne portant le costume de fête lui faisait face. Son mari était le conducteur de la carriole.

— Viens, j’te dis ! insista Jacob.

Gauguin hésitait à se décider. Plusieurs charrettes s’ébranlaient. Elles allaient quitter le grand champ plat qui jouxtait la propriété de Lezaven pour rouler en direction du château du Hénan où une vente publique allait bientôt commencer.

— À la bonne heure ! claironna Jacob avec satisfaction quand l’artiste s’assit enfin sur le banc.

Tout au long du repas qui avait précédé, l’officier des douanes avait tenté de décider son ami Paul à l’accompagner à la vente. Des moyens de transport avaient été prévus sur l’initiative de Julia Guillou et les véhicules hippomobiles avaient été regroupés sur le plateau de Lesdomini pour épargner aux chevaux la dure côte de la route de Concarneau.

La petite calèche de Julia ouvrait le chemin. Derrière, à distance, suivaient les lourds chariots de ferme aménagés pour la circonstance. Henriette Deschanelles occupait le premier en compagnie d’une pléiade d’artistes étrangers dont elle semblait s’être entichée depuis quelques jours. Pinkerton était également du voyage et il jouissait du paysage campagnard, la main posée sur son chapeau de peur qu’il ne s’envole.

Le convoi ralentit en longeant les pins de la propriété de Kerangosker puis il reprit de la vitesse avant d’atteindre la croix de Kerrun. Pour s’amuser, un conducteur passa à gauche du calvaire tandis qu’une autre charrette respectait l’usage en empruntant l’autre côté. Le télescopage fut évité de justesse et les deux attelages avancèrent côte à côte à se toucher avant de s’immobiliser. Des invectives feintes fusaient d’un bord à l’autre. Il fallut que le fautif cédât le passage pour que la promenade puisse reprendre normalement.

En bas de la grande côte, la calèche de Julia marqua un temps d’arrêt avant de traverser, au pas, le pont séparant l’anse du Hénan de l’étang servant de retenue d’eau pour le moulin à marée. L’établissement était calme en ce jour chômé et la roue à aubes, privée de la force de l’eau, était au repos. Des enfants jouaient à jeter des petits cailloux dans le bassin. Quelques couples endimanchés flânaient au bord de l’anse.

Les charrettes remontèrent une portion de la route s’enfonçant dans l’ombre des arbres et menant au château. À mi-côte, elles se rangèrent sous les châtaigniers entourant la petite chapelle située en contrebas. Les occupants descendirent joyeusement des véhicules et se mêlèrent aux autres personnes déjà sur place. Les groupes s’avancèrent le long de l’allée en direction du château dont on apercevait les tourelles et les fenêtres à meneaux à travers les frondaisons élevées.

À l’intérieur de la grande salle du rez-de-chaussée, régnait un brouhaha désagréable. Les sabots de bois claquaient sur le parquet et le bruit se répercutait sur les parois lambrissées de bois précieux. Les organisateurs de la vente s’étaient installés derrière une table monumentale tirée devant une succession de croisées largement ouvertes sur le beau temps de ce mois de juin.

On approcha des chaises et des bancs mais en trop petit nombre pour faire asseoir toutes les personnes présentes. Plusieurs rassemblements se formèrent naturellement sur le pourtour de la grande salle.

Henriette Deschanelles portait un caraco rehaussé de dentelle et une jupe longue qui exprimait sa légèreté quand elle se déplaçait. Les couleurs pastel de son habillement accentuaient la douceur de ses traits tout en lui laissant un air de convalescente. Elle portait sur l’assemblée un regard en touches appuyées qui ne laissait personne indifférent.

Dissimulé par quelques paysannes portant la coiffe, Gauguin l’observait à la dérobée. Depuis qu’elle s’était liée au groupe des Américains, Henriette ne lui accordait plus le même intérêt. Certes, ils se voyaient encore et ils se parlaient parfois, mais les rencontres avaient tendance à s’espacer et elles duraient moins longtemps. De même, elle venait rarement seule. L’un ou l’autre des rapins d’outre-Atlantique l’accompagnait presque toujours dans ses déplacements.

— Ainsi vous connaissez Henriette Deschanelles ! lança Pinkerton qui s’était rapproché.

— Vous aussi, il me semble !

— Je l’ai croisée plusieurs fois à Paris. Vous savez, ce n’est pas si grand que cela, une capitale !

— Je connais Paris. Vous devez savoir des choses sur elle si je m’en remets à votre curiosité professionnelle !

— Elle a été malade, très gravement même, à ce qu’il paraît. Son séjour ici serait motivé par l’impérieux besoin de se refaire une santé loin des effluves néfastes de la grande ville.

— C’est curieux de voir une jeune fille comme elle toute seule ici !

— Vous voulez dire qu’elle s’y trouve comme une proie facile pour tous les appétits virils qui ne manquent pas de s’éveiller à la vue de sa réelle beauté ?

— Vous avez une sacrée façon de présenter les choses. J’ai l’habitude de penser et dire plus court !

— Mais c’est bien ainsi que nous les évaluons, n’est-ce pas ?

— Vous n’avez pas tort. Elle n’a pas de famille, cette petite ?

— Vous ne lui avez pas posé la question vous-même.

— Je n’ai pas voulu la contraindre à se dévoiler. Si elle avait eu envie de me raconter son histoire, elle l’aurait fait de son plein gré !

— Tout juste ! Elle n’a plus beaucoup de famille à part un vague parent, son oncle. Il ne devrait pas tarder à émerger, celui-là ! Elle ne reste jamais bien longtemps dans un endroit sans qu’il finisse par investir la place bien ostensiblement.

— Vous ne l’appréciez guère, apparemment !

— Je n’ai pas vraiment de sympathie pour les parasites de son espèce. Mais je ne porte là qu’un jugement tout personnel auquel je ne vous demande pas d’adhérer !

L’aboyeur réclama le silence qu’il ne parvint pas à obtenir complètement et la vente commença quand même. Gauguin recula de quelques pas afin de s’adosser au lambris. Il n’était pas directement venu pour la vente aux enchères. Seule l’ambiance l’intéressait. Mais pas uniquement cela. Les femmes, toutes les femmes, de l’assemblée avaient droit à un regard de sa part. Il se délectait de la profondeur de leurs yeux, de leur teint rose et pêche, de leurs mouvements délicats. Et, quand son rêve vagabondait, il s’insinuait sous leur robe et s’enivrait au contact de leur peau.

— Tu t’ennuies, Paul ? lui demanda Jacob qui tentait de trouver place auprès de lui en usant de sa forte corpulence.

— Non, non. Je les admire !

— Les donzelles ?

— Certaines sont appétissantes, tu ne trouves pas ?

— Le casse-croûte n’est pas servi pour autant !

— Parle pour toi. La mousse des sous-bois est idéale en cette saison !

L’aboyeur fit un signe d’agacement en direction de Jacob qui feignit de s’excuser d’une révérence grand siècle. Le mouvement de cet homme costaud parut comique et ridicule au peintre qui s’esclaffa. Une onde de réprobation parcourut les rangées des spectateurs. Quelques visages se tournèrent vers les fauteurs de troubles. Le commissaire-priseur posa son marteau rustique pour indiquer qu’il allait attendre la manifestation d’une réelle discipline avant de poursuivre.

Yves-Marie Jacob décida le premier de s’en aller et il fendit le groupe des spectateurs agglutinés sous le porche pour quitter la salle. Gauguin temporisa quelques secondes pour donner une touche théâtrale à sa sortie. Il avait belle allure dans son chandail de marin très près du corps sous son béret en pointe. Comme à son habitude, il fit claquer ses splendides sabots sculptés pour ponctuer la fin de l’entracte.

Jacob profita de se retrouver à l’extérieur pour satisfaire un besoin naturel contre le tronc d’un arbre de l’allée principale. Il eut quelques difficultés à se réajuster tant son pantalon de grosse toile marine acceptait mal son tour de taille.

* * *

À la fin de la vente, les spectateurs et les heureux acheteurs se répandirent dans la cour principale du château. Il y avait là des paysans endimanchés et de belles paysannes portant le costume traditionnel rehaussé de velours noir. Des bourgeois de la ville avaient fait le déplacement et leur accoutrement parfois très tape-à-l’œil jurait avec les toilettes plus simples des gens du cru. Les jeunes filles accompagnées marchaient un peu gauchement, ne sachant pas trop quelle contenance prendre devant tous ces gens.

Les artistes eux, ne s’embarrassaient pas des règles de la bonne société et ils s’amusaient franchement au détriment des dames patronnesses un peu guindées. Certains n’hésitaient pas à tourner autour des quelques jeunes filles pour leur arracher un rendez-vous ou la promesse d’une promenade en forêt. Quelques plaisanteries égrillardes conduisirent certains parents à apostropher les rapins trop entreprenants pour poser des limites à leur débordement verbal.

Appuyé contre un muretin de pierres sèches, Gauguin tirait sur sa pipe. Il s’amusait de cette agitation, de ces éclats de voix, de ces rires, que le soleil caressait comme une découverte.

Des peintres en herbe qui déjeunaient souvent chez Marie-Jeanne Gloanec se tournèrent vers lui. Il leur fit un petit signe amical de la main, dit quelques mots à l’officier des douanes revenu vers lui puis s’approcha des jeunes gens.

— Alors, dit-il d’une voix forte, vous avez trouvé ici matière pour vos œuvres à venir ?

— Certainement, répondit l’un d’eux, vous aussi ?

— Il y a toujours quelque chose à glaner dans l’aventure humaine mais il faut la transcender pour en extraire la création qui en résultera. Il faut s’éloigner autant que possible de ce qui donne l’illusion d’une chose !

— Pas si simple à traduire, monsieur Gauguin !

— Il vous faut chercher. Qu’est-ce que je fais moi ? Vous avez trop tendance à représenter les choses comme vous croyez qu’elles sont et non pas comme vous les voyez réellement. Elles doivent avoir la réalité que vous percevez et non pas l’image qu’elles véhiculent d’elles-mêmes.

— Il faut lire entre les lignes, voir à travers les couleurs ?

— Le tableau doit renvoyer à un monde caché derrière les apparences ! Sinon, il vaut mieux une bonne photographie.

Le peintre esquissa un geste comme s’il souhaitait maintenant s’en aller. Un jeune homme, masqué par les plus grands du groupe, voulut dire un mot.

— Monsieur Gauguin, je m’intéresse à la peinture depuis quelques jours seulement mais j’ai très envie de continuer quand je vous entends parler ainsi !

— Qui es-tu toi ? On ne te voit pas à Pont-Aven !

— Parce que je n’y suis pas encore.

— Tu te nommes ?

— Chamaillard. Ernest Ponthier de Chamaillard.

— Et tu t’es mis à la peinture.

— J’ai fait quelques essais pour me distraire de la morne carrière de légiste qui m’attend.

— C’est formidable d’avoir ce courage-là ! J’ai bien travaillé à la Bourse moi avant de franchir le gué. Au début, c’est un peu mouillé comme les premiers émois d’une vraie jeune fille puis l’on marche à pied sec ! Si tu veux être des nôtres, c’est facile ! Tu viens avec moi à Pont-Aven. Je rentre par le chemin forestier. Marie-Jeanne te trouvera une chambre.

— J’ai de l’argent pour payer !

— C’est encore mieux. Que fait ton père dans la vie ?

— Il est avocat à Quimper.

— Heureusement qu’il n’est pas juge. Je n’aime pas trop les juges. Viens Ernest. Allons d’un pas décidé vers ton avenir artistique !

Ils descendirent la côte d’un pas alerte en devisant de choses et d’autres.

Une charrette les dépassa dans un vacarme assourdissant. Henriette, assise à l’arrière, suivit des yeux les deux hommes qui empruntaient le raccourci longeant la rivière.

* * *

Devant la pension Gloanec, l’effervescence était à son comble. Le temps agréable, pas trop chaud avec une légère brise, était propice à la garden-party. Toujours originaux, les peintres avaient annexé la petite place pour rire, s’amuser et boire alors que d’autres se seraient retirés sur les berges herbeuses de la rivière pour y faire la même chose d’une manière plus privée.

Il n’était pas question de confidentialité pour ces barbouilleurs, de génie pour certains. Ils avaient besoin de cette extériorisation pour laisser s’exprimer les bouffées de création qui montaient en eux. Les étrangers, Américains pour la plupart, participaient au même titre que les autres à la franche rigolade qui était de mise en cette fin d’après-midi de juin.

Les charrettes qui avaient pris part à l’excursion au Hénan étaient rentrées de leur périple, débarquant sur la place leur flot de joyeux drilles. Les pensionnaires de Julia étaient rentrés à l’hôtel pour prendre une collation avec la ferme intention d’en ressortir le plus rapidement possible pour venir s’encanailler jusqu’au dîner en compagnie des fêtards de la petite pension.

Marie-Jeanne Gloanec avait sorti des paniers de victuailles. Rillettes et pâtés préparés en terrines de grès par la maîtresse de maison passaient de table en table. Les tranches épaisses de gros pain de campagne disparaissaient sous la charcuterie copieusement étalée et le vin épais habillait de grenat les gobelets de verre dépoli.

Quand Paul et Ernest passèrent le pont, une salve d’applaudissements les accueillit. Ils étaient les seuls à avoir fait à pied le chemin inverse. Ils approchèrent de la première table où des bras se tendaient vers eux. Ils eurent droit à un verre de vin rempli à ras bord. Chamaillard regarda son nouvel ami vider son verre d’un trait avant de s’exécuter de la même manière.

— C’est du bon, dit-il en claquant la langue. N’y aurait-il pas un fond de muscadet à suivre ?

— Bien sûr que si, dit quelqu’un qui s’avança, la bouteille verte à la main.

— Je préfère cela, avoua Chamaillard qui se versa une bonne rasade de vin blanc.

Gauguin approuva du menton. Décidément, son nouvel ami était pétri des qualités qu’il attendait.

— Vous dormez chez nous, ce soir ? demanda Marie-Jeanne debout sur le seuil.

— S’il y a une chambre pour moi !

— Ces messieurs se pousseront un peu si ce n’est pas le cas. Venez, je vais vous installer sur le même palier que votre camarade.

Gauguin s’assit à une table où l’on tartinait ferme. Il se servit à son tour très largement. Henriette riait fort en compagnie des Américains qui tentaient laborieusement de s’exprimer en français. L’un d’eux, passablement éméché, quitta la table et s’avança vers le bord de la rue où des passants déambulaient, intrigués par le charivari. Il se mit en travers du chemin d’un couple de paysans bien mis et il leur brandit un pinceau sous le nez.

— Bonjour madame, écoute monsieur, leur dit-il d’une voix pâteuse. Si tu veux, je peux faire ton gueule pour vingt francs !

Il essuya un refus poli mais il ne s’arrêta pas là et recommença son manège jusqu’à ce que Marie quitte son comptoir pour venir le prendre par le bras et le ramener à sa table. Henriette se leva pour approcher la chaise où se laissa tomber le trublion. En reprenant sa place, elle lança un long regard en direction de Gauguin qui ne faisait pas attention à elle. L’instant d’après, elle se remit à rire en écoutant ses deux voisins, Andrew et Jack, ses nouveaux chevaliers servants. À l’inverse de beaucoup de leurs compatriotes, ils s’exprimaient dans un français impeccable mais c’est leur accent qui la faisait rire.

* * *

La nuit était tombée. On avait sorti des chandeliers et des lampes à pétrole. Quelques artistes très fatigués avaient dû être retirés de la scène, mais d’autres les avaient remplacés. Le moment était aux chansons et à la musique. Gauguin avait emprunté une guitare et il se lançait dans des variations personnelles à partir d’un air connu que les spectateurs choisissaient à tour de rôle. Les tables étaient jonchées des restes du repas servi à l’extérieur par les dévouées servantes de Marie-Jeanne Gloanec. Celle-ci n’avait pas souhaité briser le charme de cette soirée festive en faisant rentrer tout le monde pour le dîner. Elle s’était démenée dans la cuisine pour concocter un menu s’adaptant au mieux aux contraintes d’un service en terrasse.

Pinkerton s’approcha de Gauguin qui reposait la guitare après une succession de virtuosités.

— Vous en avez des cordes à votre arc, dites !

— À ma guitare, les cordes !

— Quel humour, monsieur Gauguin. Ne serait-ce pas pour masquer votre déception de voir la jolie Henriette vous échapper ? Vous avez l’air d’un damoiseau du Moyen Age qui gratte sa guitare au clair de lune et qui se languit de sa mie se pâmant d’aise dans les bras d’un autre.

— Henriette n’est pas ma protégée. Elle a le droit de vivre ce qui lui plaît !

— Sous vos yeux, c’est un peu gênant !

— Vous vous intéressez beaucoup à elle, il me semble.

— Je vous l’ai dit, la vie des gens me passionne. Elle m’a intriguée. Comme vous, je suppose.

— Peut-être pas pour la même raison !

— Certainement pas pour le même résultat ! J’imagine bien qu’une belle jeune fille comme elle ne trouverait pas le moindre intérêt à me fréquenter. Je me contente donc de l’admirer de loin. Mais n’est-ce pas exactement ce que vous faites en ce moment ?

— Les jeunes filles accueillantes ne manquent pas dans le canton. Je ne cherche pas forcément l’histoire d’amour.

— La frivolité vous suffit donc ?

— Amplement ! Gourmandise n’est pas synonyme de boulimie !

— Tout juste !

Un bruit de charrette couvrit tout à coup les chants et les rires. Un char à bancs descendait vers le bas de la place. Il n’était pas tiré par des chevaux mais par deux hommes piaffant et tapant des sabots comme des animaux de trait. Sur la carriole, un homme enturbanné faisait tournoyer son fouet.

Quand l’équipage s’immobilisa le long des tables éclairées, on reconnut les participants. Il s’agissait de deux Américains issus de la même famille, associés à un Ecossais passablement éméché sous ses allures de prince arabe. Ce dernier sollicita la participation de volontaires pour faire une promenade au quai et deux ou trois artistes rigolards montèrent dans le véhicule.

Dans un bruit de ferraille accentué par les cris des spectateurs, la charrette s’ébranla, passa le pont dans un virage scabreux et s’engagea à bonne allure dans la rue menant au port. Quelques personnes couraient derrière et encourageaient les chevaux virtuels à accélérer. La lueur des lampes à pétrole éclairait la scène. Les ombres projetées sur les façades créaient un climat fantasmagorique.

Une centaine de mètres avant le dernier moulin, l’un des hommes de trait glissa et il chuta lourdement sur le pavé. La charrette tout à coup déséquilibrée quitta la chaussée pour aller frapper contre le mur d’une maison. L’axe se dégagea de l’une des roues et le pseudo arabe roula à terre. Tout le monde se mit à rire. Il y avait plus de peur que de mal.

Au premier étage de la maison, une lampe s’alluma et la silhouette d’un homme s’encadra dans la fenêtre ouverte violemment.

— Cessez donc ce vacarme ! ordonna-t-il. C’est pas une heure pour réveiller les chrétiens !

— Descends si tu es un homme ! dit une voix anonyme pour le provoquer.

— Attendez un peu que je vous caresse l’échine, tas de vauriens !

Aussitôt dit, aussitôt fait. L’homme se rua dans l’escalier, un pen-baz à la main. C’était un marin au cabotage qui ne souhaitait que le repos nocturne qu’il avait certainement mérité. Voilà qu’il était sorti de son sommeil par une bande de propres à rien. Ils allaient voir ce qu’ils allaient voir.

Quand il déboucha sur le trottoir, les autres l’attendaient de pied ferme, peu décidés à s’en laisser conter. Le pugilat inévitable commença.

Tout d’abord, des mains anonymes le bousculèrent sans intention de lui faire grand mal puis, quand il leva bien haut son redoutable bâton, des coups de poings, des coups de pied s’abattirent sur lui. Quelqu’un lui arracha le gourdin des mains et s’en servit contre lui.

— Il pisse le sang ! cria-t-on.

Le marin saignait de la bouche et du nez. Profitant du soudain désarroi de ses agresseurs, il battit en retraite et s’enferma chez lui, promettant à travers la porte de porter plainte. Les fêtards se dépêchèrent de revenir vers la place et d’y remiser le chariot. L’incident fut passé sous silence et chacun reprit sa place dans le groupe de noctambules qui s’était installé dans la salle de restaurant pour continuer la fête.

Les servantes avaient poussé les tables. Un orchestre et une chorale improvisés s’étaient assemblés près de la cheminée. Les bouteilles faisaient des allers-retours incessants et tossaient contre le bord des verres.

L’abus de boisson produisait des effets que l’organisme de certains n’appréciait guère. Il y avait un va-et-vient vers la rivière où il suffisait de se pencher pour se libérer l’estomac. Henriette dut sortir un moment pour prendre l’air. Les femmes elles-mêmes n’étaient pas exemptées de ces désagréments passagers. Ses compagnons américains, qui constataient douloureusement la virilité de quelques breuvages bretons, en avaient déjà abusé.

Il devait être quatre heures du matin environ quand Jack, l’un des Américains, rentra dans la salle comme un coup de vent. L’assemblée, noyée dans la fumée des pipes, s’était assagie. Des places vides montraient que tous n’avaient pas choisi de passer une nuit blanche.

Les visages se tournèrent vers lui et les conversations s’interrompirent. Il était livide. Son gilet aux reflets moirés était maculé d’auréoles nauséabondes qui ne faisaient aucun mystère sur leur nature. Il s’avança en titubant vers le centre de la pièce à l’endroit le mieux éclairé. Il écarquilla les yeux dans un élan d’incompréhension totale et dit :

— Andrew is dead !