Gauguin marchait d’un bon pas. Il avait embouqué la rue du Gac sans un regard pour un groupe de rapins qui discutaient devant la boulangerie. Il avait même baissé la tête pour être bien certain de ne pas être interpellé par l’un ou l’autre. Il n’avait pas envie qu’on lui demande des nouvelles de la jeune Henriette devenue en quelques heures le sujet principal des conversations locales.
Depuis quelques mois, il était devenu une sorte de référence pour les artistes séjournant à Pont-Aven. Pour certains, il était un peintre original dont les théories disparaîtraient avec le temps. Pour d’autres, il représentait un nouveau courant pictural encore marginal et incompris. En fait, il ne laissait personne indifférent et ses joutes verbales avec Maupassant s’alliaient à ses coups de gueule pour faire de lui un personnage haut en couleurs.
Les jeunes peintres auraient bien voulu converser avec lui et s’intéresser au sort de cette jolie personne injustement inquiétée, du moins le pensaient-ils, pour la soutenir et l’épauler.
N’avait-elle pas accompagné quelques-uns de ces artistes en herbe depuis qu’elle résidait à Pont-Aven ? Les aventures réelles ou supposées qu’elle pouvait avoir vécu faisaient languir les nombreux prétendants.
Gauguin imaginait tout cela. Il n’en avait cure. Il n’avait pas envie d’être le champion de la dame comme au Moyen-Âge. Il voulait simplement la soustraire à tout débordement policier et tenir ses engagements. N’avait-elle pas payé d’avance ?
Il s’engouffra dans le couloir sombre du bureau de poste. Derrière la porte de droite, se situait la pièce où officiait mademoiselle Baron. Il entendait quelques bruits de conversation qui filtraient à travers le panneau de bois. La responsable avait la réputation, non usurpée d’ailleurs, d’être très bavarde. La pièce de gauche servait de dépôt pour les activités postales et la clef ne quittait pas la poche de la blouse bleu passé que mademoiselle Baron portait comme un uniforme. Dans le fond du couloir s’élevait un escalier de bois non ciré. La rambarde de fer forgé commençait par un curieux pilier ouvragé surmonté d’une grosse boule d’un blanc laiteux usé et sali par les caresses répétées des passants.
Au premier étage, c’était le fief de mademoiselle Baron. Elle avait sa cuisine d’un côté et sa chambre de l’autre. Un minuscule cabinet de toilette séparait les deux pièces.
Le pratique de la chose était qu’elle pouvait passer d’une pièce à l’autre en traversant cet étroit boudoir. Elle pestait toujours quand sa nièce s’y enfermait alors qu’elle voulait emprunter le passage. Elle s’enhardissait alors à sortir sur le palier en frissonnant comme s’il y avait un risque qu’elle fit de mauvaises rencontres. La maison n’avait pourtant pas d’autre occupant qu’elle-même et sa nièce.
Depuis quelques semaines, cette intimité était parfois bousculée par le passage dans l’escalier des artistes qui venaient rendre visite à Louise Lamour, sa nièce. Elle s’était amourachée de cet hurluberlu à la barbe sauvage qui déclamait des poèmes en barbouillant les murs de la chambre. Il la saluait bien bas cet Ernest Ponthier de Chamaillard dont elle appréciait davantage les manières que l’accoutrement. Les amis de ce dernier se donnaient rendez-vous dans la chambre, même quand la gentille Louise était au lavoir pour laver du linge durant tout l’après-midi.
Gauguin gravit les marches de son pas régulier en appuyant sur chaque marche. Les deux tourtereaux allaient l’entendre venir !
Quand il poussa la porte, Chamaillard rajustait les bretelles de son pantalon sur un maillot de corps froissé. Dans le lit défait en vagues de draps et de couvertures, Louise Lamour souriait. Sa peau rose pâle et d’un aspect fragile contrastait avec la bordure brune de la couverture qu’elle avait tirée sur sa poitrine. Elle n’avait pas cherché à se masquer tout à fait à la vue de l’ami de son amant. Elle connaissait trop son goût pour le corps des femmes pour ne pas le priver totalement de cette émotion passagère qu’elle aimait voir traverser son regard. Elle appréciait ses yeux caressants qui lui faisaient allégeance d’une façon si fugitive qu’elle prenait plaisir au renouvellement.
— Je ne vous dérange pas trop ? demanda Gauguin.
— Nous t’avons entendu monter, dit Chamaillard.
— Et je t’ai coupé tous tes effets ?
— Pas de risque. On somnolait dans un moment d’accalmie.
Chamaillard montra du doigt une toile inachevée.
— Dis-moi ce que tu en penses Paul !
— Je reconnais bien le moulin Ty-Meur et son chaos !
— C’est tout ce que tu trouves à dire ?
— J’aime bien ce sentiment d’inachevé qu’on peut lire dans ta toile. C’est la marque de ta dissidence avec l’académisme de monsieur de Maupassant et de ses amis. Je déteste ces angelots roses, imberbes, léchés, que ceux-là nous donnent à voir.
— Tu pourrais nous peindre un Cupidon sur le mur de la chambre. Ce me semble tout indiqué !
— Je lui ferai la tête de Maupassant !
— Alors, tu peux t’abstenir. Je préfère essayer de le peindre moi-même.
— Si je t’en laisse le temps ! chuchota Louise en remontant la couverture jusqu’à ses yeux.
Chamaillard avança deux verres et une bouteille de muscadet. En silence, il versa une copieuse rasade.
— Alors, demanda-t-il, Henriette est toujours là-bas ?
— Il paraît qu’ils viennent de la relâcher. Son oncle est arrivé pour prendre les choses en main. C’est Julia qui l’a prévenu.
— Il a fait vite, dis donc !
— En tout cas, il est là. Je n’ai plus à m’en mêler maintenant. Ces gendarmes commençaient à me porter sur le système. Et le maire ne s’en occupe pas autant qu’il le devrait.
— Il a peur de ce Samuel Pinkerton !
— Ce fureteur nous empoisonne avec ses insinuations mais il dispose d’un blanc-seing pour agir au nom de la famille du défunt. Difficile d’aller contre !
— Tu crois qu’il a des atouts dans sa manche ?
— Il met son nez partout, discute avec les mégères. Je parle de celles qui te passent devant quand tu marches dans la rue pour vider leur seille dans la rivière en te narguant.
— Elles ont envie d’être un sujet de toile tout simplement !
— L’odeur en moins, évidemment !
— Tu crois qu’il les cuisine un peu ?
— Il cherche à tout savoir et il ne doit pas beaucoup aimer les artistes.
— Ni Henriette, apparemment !
— Tu dis vrai. Il semble y avoir un lien entre eux que nous ne connaissons pas.
— Une aventure ?
Gauguin se mit à rire en se tenant les côtes.
— Tu plaisantes ! Imagine-la un instant au lit avec ce nabot. Elle, si fraîche et si fragile, besognée par un nain à redingote.
— Il doit bien l’enlever, son habit !
— Quand bien même !
Gauguin s’assit sur le bord du lit que Louise Lamour n’avait toujours pas quitté. Il la contempla un court moment, trouvant dans cette vision de femme au lit des réminiscences de « l’Olympia » de Manet. Elle ne s’affichait pas nue comme le modèle de Manet mais il la devinait ainsi sous la couverture qui la masquait pudiquement.
— Tu rêves ? demanda Chamaillard.
— Non puisque je regarde Louise ! Elle est bien réelle.
— Je m’en assure tous les jours !
— Et de bien agréable façon ! conclut la jeune fille en souriant.
* * *
Il avait juste fait quelques pas dans la rue qu’il rencontra Pinkerton, marchant dans l’autre sens.
— Bonjour, monsieur Gauguin ! Vous aviez un courrier urgent à déposer ?
— Pas du tout et vous vous en doutez bien !
— Je ne voulais pas entrer de plain-pied dans votre intimité en mentionnant Louise Lamour.
— Qui est la maîtresse de mon ami Ernest, pas la mienne !
— N’ayez crainte, je l’avais bien noté ! Henriette Deschanelles rallie davantage vos suffrages.
— Entre autres !
— Vous saviez que son oncle était arrivé à Pont-Aven pour la secourir et l’épauler ?
— On me l’a appris.
— Enfin, on dit son oncle. La parenté doit être très lointaine. Si elle existe vraiment !
— Cela vous gêne ?
— Pas moi, monsieur Gauguin. Vous, peut-être ?
— Henriette peut avoir ou se forger la famille qu’elle veut. Pourquoi voulez-vous donc que ça me fasse quelque chose !
— Parce que vous l’appréciez au point de venir la défendre au sein même du dispositif policier !
— Elle était retenue à tort. Du moins, c’est ce qu’il me semblait. Il était de mon devoir moral d’apporter mon concours à sa libération. Je vous l’ai dit. Si elle est coupable dans cette affaire, vous pourrez toujours l’embastiller le moment venu.
— La police n’y manquera pas, monsieur Gauguin. Si elle est la meurtrière, bien sûr…
Deux femmes en noir les croisèrent. Elles parlaient à voix haute et en breton sans s’occuper des autres passants. La première dodelinait de la tête dans un geste machinal tandis que l’autre semblait asséner des vérités irréfutables. Interjections et soupirs ponctuaient leur dialogue incompréhensible pour les deux hommes qui se turent le temps de les laisser passer.
— Il est arrivé à point nommé, celui-là ! avoua Pinkerton.
— Henriette avait besoin d’être défendue !
— Elle n’est pas sauvée pour autant. Elle a été remise en liberté sous réserve qu’elle ne quitte pas Pont-Aven le temps de découvrir la vérité. Elle reste le témoin principal dans cette affaire. Il est là pour s’en porter garant, l’oncle !
— Vous ne l’aimez pas non plus, celui-là ?
— Je ne suis pas sur ce registre affectif, monsieur Gauguin. Je ne fais pas de sentiment. Un jeune homme de bonne famille a été assassiné dans des conditions que nous connaissons à peine, par quelqu’un qui n’est pas identifié. Henriette semblait accorder ses faveurs, entre autres, au défunt. Il est bien normal que je m’intéresse à elle dans ce cadre précis. Certes, l’oncle arrive ici au bon moment pour réclamer la libération de la jeune fille mais il n’apporte pas de preuve irréfutable de son innocence. Je n’ai pas à l’apprécier ! Ce qui continue à m’importer c’est la manifestation de la vérité.
Un attelage bruyant s’engagea dans la rue alors que les deux hommes parvenaient devant l’échoppe du boucher. Le vacarme des roues cerclées de fer emplit l’espace et s’amplifia au fur et à mesure que la charrette progressait. Pinkerton et Gauguin pressèrent le pas pour s’extraire au plus vite de l’endroit faisant caisse de résonance.
— Elle va quitter l’Hôtel des Voyageurs, précisa Pinkerton.
— Ah ! dit simplement Gauguin sans manifester davantage d’intérêt.
— Son oncle a loué, pour eux deux, un logement qui donne sur la place de l’église. C’est plus spacieux qu’une chambre d’hôtel. Et ce sera plus discret. Ils doivent y séjourner le temps que nous mettrons à découvrir l’assassin d’Andrew.
— Vous êtes bien confiant !
— Je crois toujours à ce que je fais ! À propos, j’ai découvert l’arme du crime.
— Vous avez été bien discret sur ce sujet.
— Je ne voulais pas ébruiter la nouvelle avant de l’avoir exploitée.
— Et alors ?
— Andrew a été frappé par un pied de chevalet semblable à celui que vous utilisez à l’extérieur. Rassurez-vous, il s’agit d’un morceau du chevalet appartenant à Andrew lui-même. Un incident l’avait endommagé. Un bricolage de fortune avait réparé l’ensemble. La nuit du crime, le chevalet et bien d’autres choses étaient empilés à l’extérieur de la pension dans un coin du trottoir. L’assassin n’a eu qu’à se servir pour armer son bras. La longue vis et le gros écrou ont été parfaits pour porter un coup fatal qui n’avait finalement pas besoin d’être si violent que cela pour percer l’endroit fragile situé à la base du crâne et provoquer une mort instantanée.
— Mais cela ne vous indique pas l’identité du meurtrier !
— Pas encore, pas encore !
Ils arrivaient devant le Café des Arts. Autour d’une table de fer forgé placée sur le trottoir, quelques artistes devisaient en ponctuant leurs propos d’éclats de voix. L’échange verbal s’estompa à l’approche des deux hommes que l’on savait impliqués dans l’affaire. Les oreilles se tendirent pour tenter d’intercepter quelques bribes essentielles de l’enquête. Ils en furent tous pour leurs frais puisque les deux hommes se séparèrent alors sans prononcer la moindre parole.
Gauguin regarda Pinkerton traverser la rue en direction de la place puis il tourna son regard vers la rue du Gac. Il aperçut Chamaillard qui venait vers lui d’un pas alerte. Il l’attendit sous le regard insistant des artistes attablés qui espéraient encore apprendre quelque chose.
Il entra au Café des Arts en compagnie de Chamaillard pour boire un verre. Quelques minutes plus tard, ils sortirent de l’estaminet et se dirigèrent vers la venelle menant à la montagne Saint-Guénolé. Là, derrière l’Hôtel de Bretagne, des acharnés se mesuraient au jeu de boules. Les grosses sphères de bois roulaient sur un lit d’argile et de sable jaune pour s’approcher d’une petite balle de couleur. Les boules frappaient parfois le rebord de bois mal dégrossi délimitant l’aire de jeu puis frottaient la planche un instant avant de trouver une nouvelle trajectoire suscitant des mouvements divers dans le groupe des spectateurs.
Une femme en noir, silencieuse et inconnue, était assise tout près de la baraque jouxtant l’escalier extérieur. Elle regardait le jeu sans sembler le voir. Elle ne bougeait presque pas, laissant son regard fixé sur le centre de la partie. Un curieux chapeau cachait ses cheveux que l’on devinait aussi noirs que sa toilette. Elle avait les mains posées sur les genoux d’une manière bien particulière. Elles ne se touchaient pas et formaient chacune de leur côté un cercle avec le pouce qui rejoignait l’index. Personne ne lui adressait la parole et personne ne semblait la connaître. On pouvait même croire qu’elle n’apparaissait pas dans le champ de vision de chaque personne présente. Comme un rêve ou plutôt un cauchemar !