Dans le petit matin calme, le quai était baigné de cette lumière si recherchée par les peintres séjournant à Pont-Aven. Pour ceux qui venaient d’embarquer, ce n’était pourtant pas le moment de saisir le motif sur une toile.
— Vous partez maintenant ? demanda Kerluen au groupe installé dans le bateau de l’officier des douanes.
— On va profiter de la marée descendante. Pas besoin de forcer pour rejoindre Rosbras ! annonça le capitaine Yves-Marie Jacob avec sa jovialité coutumière.
— Dommage ! Je ne peux pas vous accompagner aujourd’hui.
— Prépare bien ta fête nautique. Nous remonterons avec la marée de l’après-midi.
À bord du lourd canot, Paul Gauguin, Charles Laval et Henry Moret avaient pris place depuis quelques instants. Un panier à provisions d’où émergeait le goulot de quelques bouteilles trônait sur l’avant. Yves-Marie Jacob, la casquette cabossée vissée sur la tête, manœuvra l’embarcation en appuyant l’aviron sur le bord du quai. Le bateau s’écarta de la paroi de pierre et s’engagea naturellement dans le courant descendant. Le jusant s’activait déjà.
— Tu crois que nous y serons avant eux ? demanda Moret au capitaine.
— C’est pas sûr. À moins qu’ils aient tout à coup envie de batifoler !
Louise Lamour et son ami Ernest avaient loué une calèche pour rejoindre Rosbras par la terre. Ils étaient accompagnés par Henri Delavallée et sa femme Gabrielle. Ces derniers logeaient chez Julia depuis quelques semaines. Ils s’étaient joints à la joyeuse bande d’une façon toute naturelle.
Alors que le bateau passait au droit du dernier tas de sable, Pinkerton s’approcha du bord du quai. À cet endroit précis, le chenal longeait la rive maçonnée de très près, si bien qu’il était possible de converser en marchant d’une allure soutenue. Cependant il plaça sa main en cornet devant sa bouche pour être bien certain d’être compris.
— Serez-vous absents pour la journée ? demanda-t-il.
— Si nous en avons envie ! rétorqua Charles Laval.
— Je ne demandais pas cela pour vous espionner, rassurez-vous !
— C’était quoi alors ?
— Je voulais vous informer que l’oncle d’Henriette est convoqué pour dix heures à la gendarmerie. Il y aura peut-être du nouveau !
— Vous nous raconterez à notre retour. Nous remonterons avec la marée !
Pinkerton tenta d’ajouter quelques mots mais le canot avait déjà pris de la distance en suivant le chenal qui s’écartait du quai. À bord de la barque, on lui fit un signe et ce fut tout.
— Quel casse-pieds celui-là ! dit Jacob de sa grosse voix. Vous n’en avez pas assez de le fréquenter ?
— C’est lui qui s’accroche, pas nous, expliqua Gauguin. D’un autre côté, nous savons tout ce qui se passe avec lui !
— Ce doit être assez sérieux pour que les gendarmes l’entendent un jour chômé ! continua Jacob.
— Nous-mêmes ne devrions pas être sur l’eau à cette heure. Marie nous l’a reproché avant de quitter la pension.
— Et votre petite fête d’hier soir ?
— Pour son anniversaire, Marie-Jeanne Gloanec a été comblée mais j’ai été obligé de signer d’un autre nom la toile que je lui ai offerte.
— C’était quoi ?
— Une nature morte sur un plateau ! J’ai pris le nom de Madeleine Bernard, la sœur d’Emile qui s’est joint à nous depuis le début du mois.
— Mon cher Paul, ceci ressemble à un aveu. Cette jeune personne aurait-elle trouvé le chemin de ton cœur ?
— Elle ne me laisse pas indifférent avec ses cheveux fous et ses grands yeux qui lui donnent un regard captivant. Mais elle n’a que dix-sept ans et ses parents l’ont accompagnée !
— C’est bien ce que je disais ! Tu es tombé amoureux comme un collégien.
— Mais elle, elle a plutôt un faible pour Charles !
— Mais je n’ai rien fait moi ! s’excusa Laval. Les amis dialoguèrent encore un bon moment avant d’apercevoir le bas de la ria où se faisaient face les deux haltes pour les navires, Kerdruc en rive gauche et Rosbras sur la droite.
Yves-Marie Jacob plaça son grand aviron à la manière d’un gouvernail et le canot vint tranquillement atterrir le long de la cale encombrée d’engins de pêche. Les passagers rejoignirent le terre-plein tandis que le capitaine amarrait solidement la barque à la suite d’une yole à clins certainement apportée là par l’un de ces navires scandinaves livrant la rogue, l’appât pour la sardine. En quelques enjambées, il rejoignit ses amis qui passaient la porte de l’auberge.
L’intérieur restait sombre même par ce jour de grand soleil. Les boiseries et les panneaux de bois des portes étaient couverts de peintures et de dessins exécutés par les nombreux artistes fréquentant l’établissement au gré des marées.
Les deux couples partis en voiture à cheval de Pont-Aven arrivèrent peu après. Quand ils pénétrèrent dans la salle de l’auberge, leurs amis attablés devant une bouteille de vin blanc pratiquement vide ne ménagèrent pas les sous-entendus et les quolibets. Une autre bouteille fut commandée séance tenante et les conversations reprirent ponctuées des éclats de voix d’Yves-Marie Jacob et du rire clair des deux femmes du groupe.
Au bout d’un moment, Henry Moret profita d’une accalmie pour demander à Louise Lamour de raconter la visite qu’elle avait faite à Henriette peu après le drame. Louise raconta :
— Quand je suis arrivée, Henriette était dans son lit, une couette rebondie sur les genoux. Je lui ai dit qu’elle allait avoir trop chaud. Elle m’a répondu qu’elle grelottait. Sa chambre est grande et somptueuse. Elle dispose d’un grand lit à baldaquin. Il y a de lourdes tentures aux deux larges fenêtres qui donnent sur la place de l’église. Il y a aussi un balcon. L’ameublement est complet et riche.
— Quel est donc le prix de location de ce petit palais ? demanda Moret.
— Elle m’a dit qu’elle payait vingt francs par mois.
— Qu’est-ce qu’elle t’a dit d’autre ?
— Elle a raconté l’agression ? questionna Laval.
— Vous êtes bien pressés de tout savoir ! À vrai dire, il n’y a pas grand chose à apprendre. Elle n’a pas vu l’agresseur qui se précipitait sur elle par derrière. Elle a été plaquée au sol et elle n’a plus rien vu tant l’homme l’avait empaquetée dans la robe rabattue. Ce qui lui a fait peur c’est quand elle a senti une main moite lui serrer la cuisse. Ce qui pouvait alors se passer l’a pétrifiée. C’est pourquoi son voisin l’a trouvée dans cette posture légèrement incongrue.
— Elle a eu mal ? s’enquit Moret.
— Au cou, oui, quand il a serré. Le couteau l’a juste piquée.
— Il a dit quelque chose ?
— Non, elle ne se souvient que d’un souffle court. Rien d’autre.
— C’est bien maigre pour les enquêteurs.
— Détrompez-vous ! affirma Gauguin, Pinkerton ne lâche pas ses proies. Avec un rien du tout, il échafaude des pistes et des mobiles dignes d’un criminologue doué d’ubiquité.
Cette dernière répartie sembla apporter un point final à l’évocation de cette histoire. Jacob proposa que le groupe fasse une petite visite à son poste de douane installé à deux pas de l’auberge. Laval demanda s’il pouvait apporter à boire aux douaniers de service. Le capitaine répondit par l’affirmative. L’artiste retourna vers le canot. Il saisit le précieux panier dans lequel les bouteilles de vin blanc étaient protégées du soleil par un linge humide et rejoignit le groupe qui flânait au bord du quai.
Le poste des douanes était installé dans une chaumière basse aux murs blancs. Une plaque fixée au-dessus de la porte d’entrée voisinait avec la hampe du drapeau français. À l’arrivée de leur chef, la section sortit du local et se figea dans un garde-à-vous impeccable. Deux sous-officiers et trois marins en armes constituaient l’effectif.
Louise Lamour apprécia le bel aspect de ces hommes en tenue réglementaire. Elle leur fit montrer leurs chaussures à clous et insista pour toucher la baïonnette effilée passée dans la ceinture d’un marin au béret hésitant.
Ernest de Chamaillard apprécia moyennement cet intérêt soudain pour l’uniforme et s’empressa de prendre le bras de Louise pour la faire regarder autre chose. Charles Laval distribua les bouteilles aux douaniers, autorisés par Yves-Marie Jacob à rompre les rangs.
Après avoir trinqué avec les hommes du poste, la bande retourna vers l’auberge pour se restaurer. Poissons et terrines les attendaient, disposés sur la grande table de bois ciré. C’est avec appétit que les convives firent honneur aux victuailles proposées. Chants et rires émaillèrent le repas au point d’attirer des passants flânant sur le bord du quai. Un hurluberlu attifé comme un pêcheur de crevettes déclama quelques vers pendant un moment. Il se servait de son haveneau comme d’un accessoire de théâtre et, à deux reprises, il frôla la tête de Gabrielle Delavallée à la fin d’un moulinet trop appuyé.
Les tournées de muscadet allaient bon train quand le garçonnet du propriétaire de l’estaminet fit irruption, son chien efflanqué sur les talons.
— Elle monte, elle monte ! cria-t-il.
Yves-Marie Jacob lui avait promis quelques piécettes s’il venait les prévenir de la marée montante. Il venait de s’acquitter de sa mission avec fierté. L’officier des douanes le rétribua puis abandonna ses amis afin de se rendre au poste pour donner quelques consignes avant de reprendre le chemin de Pont-Aven.
Une heure passa encore avant que la force du flux se mette à ballotter les pinasses sagement rangées au bord du quai. La joyeuse bande s’était installée à l’ombre d’un bouquet d’arbres en attentant le retour d’Yves-Marie Jacob. Celui-ci les rejoignit en maugréant. Là-bas, dans la chaumière aux murs chaulés, c’était plutôt l’heure de la sieste. Le vin blanc et la chaleur avaient ramolli la vigilance des douaniers alors que c’était le moment d’ouvrir l’œil, les bateaux profitant de la marée pour s’introduire profondément à l’intérieur de la ria.
— Calme-toi Yves-Marie, dit Moret, tu es rouge carmin !
— Je fais comme je veux ! Ces garciers-là ont profité de mon absence pour vider toutes les bouteilles. À cette heure, ils ne sont plus guère capables d’assurer leur mission.
— Ce n’est pas si grave. Ramène-nous à Pont-Aven, la fête nautique va débuter sans nous !
Les effets de la digestion et de la boisson se faisant sentir, la remontée de l’Aven se passa calmement. Les passagers du canot auraient peut-être préféré revenir en calèche comme les deux couples qui avaient repris la route, le tangage du véhicule hippomobile étant moins accentué que celui du bateau.
Ils sortirent de leur torpeur quand leur embarcation parvint à l’amorce du coteau de Bourgneuf. Dans la partie évasée du port qui s’offrait à leurs regards, la fête battait son plein. Un gros chasse-marée ancré au bord de la rive gauche servait de tribunes pour une populace endimanchée. Gauguin crut un instant apercevoir Henriette.
Le bout-dehors du navire faisait office de plongeoir à des jeunes gens agiles qui se jetaient à l’eau pour tenter de saisir un canard dans la colonie caquetante lancée dans la rivière par les organisateurs. Plus tard, viendraient les joutes nautiques à la manière des galères romaines avant que le reflux ne vide le terrain de jeux de son essentielle substance.
Yves-Marie Jacob se mit à godiller pour louvoyer entre les embarcations surchargées de spectateurs accompagnant les sportifs de leurs encouragements sonores. Il longea la rive droite, ralentissant à plusieurs reprises pour laisser passer les canards et leurs poursuivants. Parvenu près de la cale Maréchal, Kerluen les héla :
— Yves-Marie, approche ton mouille-cul par ici ! Je vous attendais !
— Respecte un peu mon canot, espèce de marin d’eau douce. Je navigue, moi, monsieur !
Le capitaine des douanes ne fit pas davantage assaut d’amabilité. Il lui fallait approcher du bord de la cale sans esquinter les bordés des autres bateaux amarrés là en bouquet.
Le comité d’accueil se regroupa autour de la bitte d’amarrage. Il y avait là, outre Kerluen et Bouffar, son bretteur exotique, Emile Bernard accompagné de sa sœur et de sa mère.
Emile Bernard était venu de Saint-Briac à Pont-Aven au début du mois d’août. Il s’était installé chez Kerluen où logeait déjà Moret. Muni d’une recommandation de Vincent Van Gogh, il s’était présenté à Paul Gauguin qui l’avait volontiers accueilli, notant le ton plus déférent adopté par le jeune peintre. Les deux artistes s’étaient attachés à échanger sur la vision avant-gardiste de leur art. Bernard avait creusé la piste du cloisonnisme en étudiant les techniques de l’art religieux. Gauguin éprouvait une réelle fascination pour l’esprit synthétique de son cadet.
Madeleine Bernard apportait un brin de légèreté dans ces discussions sans fin où l’audace d’Emile rencontrait l’attente créatrice de Paul. Elle s’enflammait avec eux et elle laissait sa beauté apaiser l’un quand elle exaltait l’autre.
— Vous ne peindrez donc pas aujourd’hui, cher maître ?
— Et non, petit Bernard ! Nous avons régaté en guise de sieste. Elle n’aurait cependant pas été superflue ! Dommage que Madeleine n’ait pas pu nous accompagner !
— En ce jour de fête religieuse, elle avait ses dévotions à faire ! dit fermement sa mère.
Le trio quitta le canot maintenu fermement par Yves-Marie Jacob. On serra des mains en devisant tandis que Louise Maréchal apparaissait sur le seuil de son café.
— Installez-vous en terrasse. Je suis à vous tout de suite ! dit-elle d’une voix très gaie.
Gauguin fit assaut de prévenance en approchant les chaises pour Madeleine et sa mère. Celle-ci le rabroua du regard quand elle remarqua qu’il avait pressé discrètement la main de la jeune fille.
Une heure passa avant que la calèche ramenant les deux couples ne s’annonce bruyamment dans la rue du quai. On fit de la place autour des deux tables pour accueillir les nouveaux venus et Louise Maréchal apporta verres et bouteilles pour accompagner cette agréable fin d’après-midi.
Plusieurs tournées plus tard, alors que certains envisageaient de s’en aller, Samuel Pinkerton survint de son petit pas vif.
— Belle journée pour les oisifs, n’est-ce pas ? dit-il insidieusement.
— Allons, allons, monsieur Pinkerton, répondit Moret, c’est jour de fête !
— Pas pour les enquêteurs, non ! Le temps est trop précieux.
— Et votre moisson du jour, c’est quoi ?
— Nous avons retrouvé les papiers d’Andrew !