— Laissez-moi tout d’abord vous relater l’interrogatoire de l’oncle !
Pinkerton voulait soutenir l’intérêt de son auditoire en différant l’explication très attendue sur la découverte des papiers d’Andrew. Curieusement, cet homme qui gardait jalousement l’écheveau de l’enquête en cours, semblait ressentir le besoin de livrer des éléments du cheminement policier à des simples témoins du drame. En retirait-il tout simplement une satisfaction personnelle ou était-ce une manœuvre ?
— Il est arrivé en retard, poursuivit le détective. Avec le brigadier, nous avons craint un moment qu’il ne se soit évanoui dans la nature. Cela ne m’aurait pas étonné outre mesure. Figurez-vous qu’on se trompait lourdement. Juste après dix heures, le gendarme en faction a annoncé que l’oncle d’Henriette était arrivé et qu’il attendait dans le couloir. Nous l’avons fait venir sans délai.
— Qui menait l’interrogatoire ? questionna Charles Laval.
— Il n’y avait que le brigadier et moi-même, répondit Pinkerton avec une certaine satisfaction dans la voix. Il faut vous dire que nous n’avons pas eu la main pour commencer. Le témoin s’est indigné de l’infamie qu’on lui faisait subir en le convoquant ainsi, en plein jour, au vu et au su de toute la population. Il voulait s’ériger en victime innocente de la vindicte policière.
— Il était sur la défensive ?
— C’est bien simple ! Il est passé de la protestation à la gêne pour finir dans une inquiétude mal dissimulée.
— Vous avez réussi à le confondre ?
— Nous n’y sommes pas parvenus, hélas !
— A-t-il fourni un alibi ?
— Bah ! Il a commencé par annoncer qu’il n’en avait pas, qu’il était en train de se promener dans les bois au moment de l’agression contre sa nièce. Il a insisté sur le fait qu’il ne se souvenait plus très bien de son emploi du temps. Mais permettez-moi de m’interrompre. Je ne vous retarde pas au moins avec mes élucubrations ?
— Les habitués du sujet aiment bien vous entendre distiller un à un les éléments de l’enquête, avoua Louise Lamour, en soupirant. Ce n’est pas vraiment ce qui me touche. Aussi, je vous prie de m’excuser si je dois partir.
Bouffar et Kerluen se proposèrent comme chevaliers servants sous l’œil amusé de Chamaillard qui éprouvait quelque difficulté à se détacher de sa jolie maîtresse. Le couple Delavallée et la famille Bernard, qui n’avaient pas suivi le fil de tous les événements, emboîtèrent le pas. Louise Maréchal, qui restait attentive, profita de l’intermède pour enlever verres et bouteilles vides. Elle replaça également la table supplémentaire un peu plus loin sur la terrasse et lui attribua les chaises abandonnées par les consommateurs venant de partir.
— Point d’alibi ! continua Pinkerton. L’oncle d’Henriette ne se décidait pas à apporter quelque lumière que ce soit sur ses activités. C’est quand le brigadier lui a annoncé qu’il risquait fort de coucher en prison qu’il a cherché à se dédouaner.
— Comment a-t-il fait ? continua Laval.
— Tout simplement, en nous racontant une sombre histoire de relations passionnelles et adultérines avec une femme mariée à un costaud jaloux. Il nous a dit sa gêne de devoir évoquer ce sujet tant il ne voulait pas froisser une grande dame et surtout risquer de subir le courroux bien concret d’un mari violent.
— Et vous l’avez cru ?
— Il fallait bien accorder quelque crédit à son aveu. Il semblait tellement venir du cœur !
— Vous vous moquez, Pinkerton ! lança Gauguin.
— Oui, je l’avoue. Il a continué en nous disant qu’en plus, il exigeait une grande discrétion à cause de sa nièce qui pourrait en prendre ombrage.
— Il demandait vraiment qu’on laisse Henriette dans l’ignorance de l’alibi avancé ?
— C’est cela même. Henriette ne devait rien savoir !
— Curieuse façon de la protéger ! laissa tomber Chamaillard, toujours soucieux du devenir des femmes.
— Ensuite nous avons continué à le cuisiner. Nous sommes passés au mobile possible de l’agression. Nous lui avons demandé s’il avait une raison de la tuer. Il a juré ses grands dieux qu’il n’y était pour rien. Il ne voyait pas pourquoi il aurait dû la supprimer ni ce qu’elle pouvait savoir de fâcheux pour lui. Il nous a rappelé aussi qu’il ne connaissait pas Andrew, qu’il n’avait donc aucune raison de lui en vouloir.
— Il se défendait bien, dites donc ! constata Moret.
— Mieux encore en nous disant qu’il ne pouvait être responsable de l’agression contre sa nièce. Venant d’insister pour la faire sortir de prison, il n’allait pas en profiter pour l’éliminer. Il en aurait été mieux débarrassé si elle avait été inculpée d’homicide volontaire.
— Et s’il n’avait que fait mine de la tuer ?
— Nous lui avons également posé cette question. Il ne voyait pas le pourquoi de cette mise en scène scabreuse. Je lui ai suggéré qu’il pouvait avoir besoin de cette action pour faire revenir la jeune femme dans son giron. N’avait-il pas peur qu’elle vole de ses propres ailes, le privant ainsi d’une complice idéale pour d’autres méfaits ? Cette dernière éventualité a provoqué chez lui une si grande colère que le brigadier a été forcé de le maîtriser afin qu’il ne me saute pas dessus. C’est certain que je n’aurais pas été de taille !
— Que s’est-il passé ensuite ? demanda Moret qui suivait l’affaire pas à pas.
— Monsieur le maire est arrivé avec la nouvelle que je vous ai livrée tout à l’heure. Les papiers appartenant à Andrew qui avaient disparu depuis le drame venaient d’être retrouvés.
— Dans quelles circonstances ?
— C’est tout bêtement que Marie Douarin les a découverts dans le coffre de bois qui sert de décoration dans l’appentis qu’elle utilise pour ses rendez-vous galants. Elle pose assez souvent nue ou presque dans l’atelier de Lézaven. Il y a parfois des envies ou des émotions qui sont mal contenues. La petite pièce sous les toits abrite ces étreintes furtives qu’elle ne sait pas refuser à ses amis de passage. Par hasard elle a voulu ranger dans le coffre, la couverture dont un morceau dépassait tout le temps. Cette pièce d’étoffe traînait par terre et l’agaçait. C’est alors qu’elle a vu un grand porte-documents de moleskine portant les initiales d’Andrew. Après l’avoir ouvert, elle a compris que le contenu était d’importance. Séance tenante, elle s’est précipitée au domicile du maire pour lui faire part de sa trouvaille. Il est venu m’en avertir à la gendarmerie et il m’a demandé de l’accompagner sur place.
— Et vous êtes allés ensemble au manoir de Lézaven ?
— Tout juste, monsieur de Chamaillard ! En laissant l’oncle entre les mains du brigadier. Un gendarme nous a rejoints. Une fois sur les lieux, nous avons constaté que le porte-documents était bien celui d’Andrew. Nous en avons vérifié ensemble le contenu. J’ai comparé avec la liste fournie par la famille du jeune homme. Je peux vous dire que tout ce qui manquait se trouvait là, les espèces, les lettres de crédit et autres papiers.
— Savez-vous qui les a placés là ?
— Mystère, mystère ! Ce n’est pas à vous tous que je vais apprendre l’existence de ce lieu. Vous savez comme moi qu’il serait vain de vouloir énumérer les personnes qui y sont passées depuis la disparition d’Andrew. Cette brave Marie n’en sait rien non plus. De plus, le local est indépendant du manoir et accessible de façon discrète. Si le soir, la propriétaire donne un tour de clef, elle laisse celle-ci dans une jarre de grès posée à l’amorce du jardinet.
Pinkerton but une gorgée de vin blanc, claqua les lèvres comme pour mieux apprécier le breuvage et conclut :
— Nous en sommes là, messieurs !