— Dites donc, monsieur Gauguin, le voilà bien animé votre atelier d’extérieur ! C’est bien ici que vous affectionnez de peindre dans le silence de la nature ?
— Vous avez tout à fait raison, monsieur Pinkerton. Ces lutteurs ont envahi mon paysage favori. Mais, c’est pour la bonne cause. J’adore regarder ces joutes celtiques qui changent de la lutte gréco-romaine. Ici, on se bat debout jusqu’à ce que l’on parvienne à terrasser l’adversaire.
Une fois encore, les lutteurs mesuraient leur adresse à l’aune des combats singuliers organisés à l’occasion des fêtes patronales. Les affrontements occupaient une bonne partie du champ Lollichon préféré à d’autres lieux à cause de sa pente douce faisant office de gradins.
Au centre du pré, deux jeunes hommes bandaient leurs muscles dans un corps à corps décisif. La solide chemise de lin qu’ils avaient revêtue pour la compétition souffrait sous les prises. Chacun voulait vaincre. Au bout du combat, il y avait l’honneur et la fierté puis le prix attribué au vainqueur. Celui-ci, un superbe bélier, attendait sagement dans un enclos confectionné pour la circonstance.
La foule cria quand le plus grand des lutteurs vacilla. On aurait dit David contre Goliath et les spectateurs ne s’y trompaient pas. L’équilibre se rétablit et le jeu reprit de la vigueur. Les jeunes filles en émoi pouvaient encore trembler quelques instants en priant le ciel d’accorder ses faveurs à celui qu’elles avaient secrètement élu pour être l’ultime vainqueur de la journée.
Autour de la buvette, régnait la plus forte animation. Sur plusieurs rangs, les spectateurs assoiffés réclamaient une boisson à grand renfort de cris et de signes. Les serveurs étaient débordés par l’affluence et ils ne parvenaient pas à combler leur retard. Quelques femmes accompagnées apportaient un peu de gaieté par la couleur de leurs vêtements tranchant sur le noir commun des habits masculins.
Emile Bernard accompagné de sa sœur Madeleine bavardait avec Chamaillard et Louise Lamour. Il fit un signe à Gauguin pour qu’il les rejoigne dans un petit coin qu’ils avaient pu préserver de l’envahissement. Une tournée de cidre mousseux rassembla les amis autour du coin de table qu’ils défendaient depuis un bon moment.
— Regarde Paul, dit Chamaillard en indiquant une direction du doigt, ils l’ont relâché !
Henriette se promenait au bras de son oncle un peu à l’écart des groupes. Manifestement, ils cherchaient à être vus de tous. N’était-ce pas une victoire pour eux que de paraître intouchables quand tous les accusaient. Leur culpabilité s’imposait à bien des esprits. Qui mieux qu’elle et lui pouvaient conjurer le sort en expiant les fautes commises ? Peu importait dans le fond qu’ils en soient réellement responsables.
La présence de la jolie Madeleine aux côtés de Paul Gauguin n’échappa pas à Henriette qui releva la tête comme par défi. Un instant, les regards se croisèrent. Les deux jeunes femmes se toisèrent avant d’être séparées par un groupe de paysans ivres qui parlaient fort en faisant des gestes désordonnés.
Quand les perturbateurs s’éloignèrent, Henriette et son oncle s’étaient fondus dans la foule. C’est à ce moment-là que Pinkerton s’approcha de nouveau :
— Elle est belle n’est-ce pas, monsieur Gauguin ?
— De qui parlez-vous ? De Madeleine Bernard ou d’Henriette Deschanelles ?
— Je me garderai bien de faire le choix qui vous incombe, cher maître !
— Vous ne la soupçonnez plus ?
— Qu’est-ce qui peut vous laisser penser cela ? Je n’exclus personne du champ de mes investigations. Sachez cependant que cela ne m’empêche pas d’être sensible, très sensible même, au charme et à la beauté de cette personne.
— Vous revivez la tentation de Faust, en quelque sorte ?
— Goethe fait donc partie de vos auteurs favoris ?
— Avec Balzac, Shakespeare et la Bible, bien évidemment !
— Alors, vous l’avez relâché ? demanda Chamaillard.
— Le brigadier n’avait pas d’autre possibilité. Aucune charge évidente ne pouvait être retenue contre celui qui se présente comme l’oncle très protecteur de mademoiselle Henriette Deschanelles !
— Les documents appartenant à Andrew vous ont-ils appris quelque chose ?
— Non. Et je le regrette bien. Ils ne font qu’indiquer que le vol n’était pas le mobile de ce meurtre.
— Vous en êtes encore à cette affaire ? s’insurgea Emile Bernard. Je préfère vous laisser à votre empoisonnante enquête. J’ai bien envie de coucher ces Bretonnes sur une prairie de vert tendre. Mesdames et messieurs, je m’en vais peindre !
* * *
Les matinées se faisaient plus fraîches depuis que les jours avaient sérieusement raccourci. Emile Bernard n’accorda pas le moindre intérêt au vieux mendiant qui se tenait au coin du pont. Comme la plupart de ses compagnons de misère, il portait des vêtements reçus d’une main généreuse à la suite du décès d’un proche et les guêtres qu’il arborait n’étaient plus à la mode. Au passage du peintre, il abaissa les yeux vers la toile que l’artiste tenait de sa main droite. Dans le mouvement, il ne put saisir qu’un trait de couleur lui caressant le regard. Emile Bernard entra dans la pension Gloanec.
— Qu’en dites-vous, cher maître ?
— J’aime cet exercice sur les couleurs, les masses et les lignes.
— Je vais l’accrocher dans la grande salle en bas, si vous en êtes à ce point satisfait !
— Donnez-moi plutôt la permission de l’emporter avec moi en Arles. Je le montrerai à Vincent. À mon tour de vous montrer ce que j’ai fait. C’est un tableau religieux somme toute assez sévère mais il m’a intéressé à faire et il me plaît. Ce n’est pas l’avis du recteur de Pont-Aven qui n’en veut pas.
Emile Bernard examina « La Vision du Sermon » peinte par Gauguin et proposa d’emblée :
— Portons-la à Nizon ! Le cadre de l’église s’y prêtera mieux.
— Bonne idée petit Bernard ! Les vieilles pierres seront un meilleur écrin pour cette toile.
— Pourquoi l’avez-vous signée Tristan de Moscovo ?
— En souvenir de ma grand-mère Flora ! Passons prendre Charles et partons !
Le chemin fut plutôt long pour les trois amis et l’après-midi était bien entamée quand ils parvinrent sur le placître de l’église de Nizon. Ils pénétrèrent dans l’église où Gauguin accrocha son œuvre. En prenant du champ, il jugea qu’elle s’accordait parfaitement avec l’environnement de statues polychromes.
Emile Bernard se dirigea vers le presbytère pour informer le curé du don fait à l’église par Paul Gauguin. Le prêtre lisait son bréviaire dans les allées ombragées de son jardin. Il revint avec l’artiste pour juger de l’effet de l’œuvre. Au pied du tableau, il resta silencieux puis il objecta que ses paroissiens ne pourraient comprendre cette représentation de la lutte de Jacob et de l’Ange.
Charles Laval décrocha la toile et le trio quitta l’église sans un mot. Sur le chemin du retour, Gauguin marchait en arrière tandis que ses deux amis portaient l’œuvre refusée comme un fardeau.
Tandis qu’ils descendaient à Pont-Aven par la route de Concarneau, ils remarquèrent quelqu’un qui leur faisait des grands signes. En s’approchant, ils reconnurent Pinkerton qui agitait son chapeau.
Ils s’arrêtèrent à sa hauteur, Charles Laval posant la toile de Gauguin sur le parapet de pierre.
— Que se passe-t-il donc ? demanda Gauguin, une pointe d’irritation dans la voix. À vous voir gesticuler ainsi, on penserait qu’il y a eu un drame, que quelqu’un est mort !
— Tout juste, monsieur Gauguin, Henriette a été assassinée !
Pinkerton marqua un temps d’arrêt puis il reprit :
— Oui. Cette fois elle est bien morte. Il ne s’agissait plus d’une tentative. Son assassin est arrivé à ses fins. Comme vous le redoutiez, monsieur Gauguin, il a recommencé.
— Votre devoir était de la protéger, Pinkerton ! Mais vous n’avez rien fait. Elle était la proie que vous destiniez au loup anonyme. Vous vouliez le faire sortir du bois, se découvrir au moment où vous seriez là, à l’attendre.
— Je ne pouvais la suivre pas à pas. Après tout, son oncle lui servait de garde du corps. Je n’étais pas de la famille, moi !
— Où le drame s’est-il produit ? demanda Laval.
— C’est cela qui est bien curieux. Ecoutez bien, monsieur Bernard. Un promeneur l’a retrouvée au Bois d’Amour, à une centaine de mètres de la rivière, dans une clairière située au sein d’une futaie d’arbres jeunes et lisses. Elle était allongée comme l’un de ces gisants de pierre qui accompagnent les édifices religieux. Elle semblait dormir dans sa robe bleue, la tête soutenue par sa main droite.
— Mon Dieu, s’écria Emile Bernard, mais c’est la reproduction de mon tableau, celui où j’ai mis en scène ma sœur Madeleine !
— C’est bien ce que j’ai pensé, monsieur Bernard ! dit Pinkerton d’une voix sentencieuse. La coïncidence est troublante !
— Vous n’allez pas m’en rendre responsable, tout de même ! s’offusqua Emile Bernard.
— Bien sûr que non ! Je m’interroge sur la signification de cette mise en scène macabre.
— Comment a-t-elle été tuée ? demanda Laval.
— Elle a été étranglée. Les marques brunes que la force du meurtrier a profondément imprimées dans la chair de son cou en attestent.
— Pensez-vous qu’elle a souffert ? demanda Gauguin.
— Elle a pu regarder la mort en face. C’est tout ce que je peux dire.
— Elle ne s’est pas débattue ?
— Il n’y a pas de traces de lutte. Ses chaussures ont raclé légèrement la mousse du lieu faisant apparaître la terre meuble et c’est tout.
— Son oncle n’était pas avec elle ?
— L’enquête le déterminera. Les gendarmes le recherchent activement.
— Le corps a été ramené en ville ?
— Après les constatations d’usage, il a été transporté discrètement à l’école communale afin de permettre au médecin de l’examiner tranquillement. J’ai voulu venir vous attendre pour vous apprendre la nouvelle avant que quelqu’un ne vous tienne des propos déplacés.
Pinkerton baissa la tête puis il ajouta :
— Je suis désolé.