XXIV

Pinkerton obliqua dans la ruelle. Au-dessus des toits des maisons, se dressait le clocher de granit où voletaient des oiseaux piaillants. Le détective pénétra dans la cour de terre battue. Il remarqua d’un premier coup d’œil, la soupente décrite par Kadi. C’est là qu’il avait attendu avant de se lancer dans son action irraisonnée, du moins si l’on acceptait sa version des faits.

Pinkerton ne savait pas quoi en penser. Malgré la satisfaction de confondre celui qu’il poursuivait depuis des longs mois, il lui restait comme un goût d’inachevé dans la bouche. Le détenu n’affichait pas le profil rêvé du meurtrier récidiviste. Certes, ses faits et gestes restaient répréhensibles mais étaient-ils si graves que cela ? Et s’il était, au contraire, un excellent dissimulateur d’une perversité intelligente ?

Il introduisit la grosse clef dans le panneau de bois plein. La porte ne résista pas et il entra dans le petit vestibule essentiellement meublé d’un grand portemanteaux de fer tourné peint en noir. Un parapluie mal refermé voisinait avec une ombrelle. Un châle brodé masquait une patère.

Le visiteur ne s’attarda pas. Il pénétra dans le salon qu’il traversa de quelques enjambées. Son objectif, c’était la chambre d’Henriette sur le seuil de laquelle il marqua un temps d’arrêt. La courtepointe bien tirée dépassait dessous le couvre-pieds rebondi. Deux oreillers blancs complétaient l’ensemble. Une robe de chambre à passementeries gisait sur un fauteuil Voltaire habillé de velours grenat. Au-dessous de la fenêtre s’étalait un fouillis composé de bagages vides et de feuilles à dessins. L’ensemble se prolongeait par un tas d’habits négligemment jetés sur le sol.

Il s’approcha de la fenêtre et souleva le fin rideau brodé. Le placître de l’église s’ouvrait devant lui. Il laissa retomber le morceau de tulle et il s’accroupit pour saisir le paquet de dessins. En feuilletant, il reconnut rapidement les fusains d’Andrew qui avaient été retrouvés dans la chambre occupée par Henriette à l’Hôtel des Voyageurs. Il laissa les feuilles se dérouler comme un jeu de cartes puis il remit l’ensemble sur un sac de cuir qui béait. Il s’intéressa à un carton à dessins dont les attaches de tissu noir formaient des boucles régulières. Il attira l’objet vers lui et entreprit de défaire les nœuds. À l’intérieur, il trouva quelques dessins et des esquisses portant les signatures d’artistes qui séjournaient à Pont-Aven. Un portrait de petites dimensions attira son attention. Il représentait Henriette de profil avec un joli petit chapeau et un jabot de dentelle. Sur la partie non crayonnée de la feuille, il put lire la signature « Charles Laval » avec l’annotation suivante : « De la part de Paul ».

Il passa encore quelques feuilles sans grand intérêt puis il s’intéressa à quelques dessins représentant Henriette dans des poses moins académiques. Le décolleté de la première œuvre était suggestif. Pour le second dessin, le buste de la jeune femme n’était recouvert que d’un morceau de carton amovible faisant allégeance à un minimum de pudeur.

Cette curieuse œuvre intrigua Pinkerton. Il la sortit de l’ensemble et il approcha de la fenêtre la feuille, de manière à l’éclairer. La plastique superbe de la jeune fille croquée avec précision ne le laissa pas indifférent. Quand il chercha la signature, il s’attendait à lire celle d’Andrew. C’est celle de Jack qu’il découvrit à la place.

L’enquêteur parisien en fut surpris. Il ne savait pas que l’ami d’Andrew était devenu un intime d’Henriette Deschanelles au point de la représenter dans le plus simple appareil avec un réalisme étonnant.

Il ne trouva rien de plus dans le logement désert qu’il quitta un peu rapidement. En descendant le parvis de l’église, il repensa au dernier dessin qu’il avait examiné et la vision d’une Henriette dénudée et rieuse envahit sa réflexion.

Quand il passa le pont, une nécessité s’imposa à lui. Il traversa, entra brusquement dans la gendarmerie puis dans le bureau du brigadier occupé à transcrire laborieusement les conclusions d’une affaire.

— Mais, monsieur Pinkerton, qu’est-ce qui vous prend ? s’insurgea l’officier.

— Je veux que vous m’accompagniez à l’Hôtel des Voyageurs.

— Que diable allons nous faire chez Julia ?

— Perquisitionner !

— Chez elle ? Mais vous n’y pensez pas sérieusement !

— Je parle de visiter la chambre d’un de ses pensionnaires.

— Mais elle n’a pas laissé libre la chambre d’Andrew pendant tout ce temps !

— Ce n’est pas de celle-là que je parle. Alors vous venez ?

— C’est officiel, cette démarche ?

— Parfaitement ! J’en prends la responsabilité.

Quand ils parvinrent devant l’Hôtel des Voyageurs, Julia se tenait bien droite sur la dernière marche du perron. Elle attendait déjà l’arrivée de la patache de Quimperlé. Son visage affichait un certain agacement. Jean Guyader était en retard. Mademoiselle Julia n’aimait pas qu’on la fasse patienter comme une personne anonyme. Ne rémunérait-elle pas ce grand escogriffe de voiturier toujours enclin à compter fleurette à la première passagère venue. Cela avait une incidence sur la durée du parcours alors que l’hôtesse piaffait d’impatience de capter quelques pensionnaires de plus pour le gîte et le couvert. Elle accueillit les deux hommes avec peu d’aménité.

— Qu’est-ce que vous voulez encore ?

— Nous voulons rencontrer Jack, l’ami d’Andrew, dit le brigadier.

— Vous pensez bien qu’il n’est pas encore rentré. Il doit crayonner quelque part.

— Pouvons-nous visiter sa chambre ?

— Fouiller, vous voulez dire ?

— Nous cherchons des indices, mademoiselle Julia, expliqua Pinkerton. Vous voulez bien nous aider ?

— Mais qu’a-t-il fait ce jeune homme pour que vous vous intéressiez tout à coup à lui ?

— Rien de particulier, assurément ! Du moins, nous ne le savons pas encore. Nous pouvons monter ou vous nous accompagnez ?

— Sa chambre était voisine de celle qu’occupait Andrew. Vous savez bien laquelle ! Vous irez seuls. J’attends cet abruti de Jean Guyader qui traîne sur la route aujourd’hui. Je ne veux pas le rater. Je vais lui dire ma façon de penser !

Les deux hommes gravirent l’escalier sans bruit. Le brigadier frappa à la porte de la chambre puis, n’obtenant pas de réponse, il entra, suivi de Pinkerton. Ils laissèrent la porte ouverte pour donner tout caractère officiel et public à leur visite.

D’un rapide coup d’œil, Pinkerton examina les objets appartenant au jeune artiste. Il s’intéressa tout de suite à un carton à dessin appuyé négligemment au chevalet exposant une toile inachevée. Il n’y trouva rien de particulier. Il leva les yeux vers la fenêtre. Des bruits de charrette allaient en s’amplifiant. Dans un crissement d’essieu malmené, la berline conduite par Jean Guyader fit un tour complet sur la place avant de s’immobiliser.

Pinkerton baissa les yeux vers la toile posée sur le chevalet. Elle représentait une futaie sombre. Le feuillage des arbres était en cours d’élaboration. Derrière la toile, un carton à dessin dépassait de quelques centimètres. L’enquêteur glissa le tableau de côté et il saisit la pochette maculée de traits de peinture.

Quand il l’eut ouverte, la stupeur envahit son visage. Le brigadier s’en aperçut et lui demanda :

— Qu’est-ce qui se passe ? Vous ne vous sentez pas bien ?

— Justement si ! Je suis parfaitement bien. Regardez vous-même !

Il retira la feuille à dessin de l’enveloppe et la montra au gendarme.

— Mazette ! s’étonna celui-ci, c’est Henriette dessinée à l’endroit et dans la position où on l’a trouvée morte !

C’est à ce moment précis que Jack entra dans sa chambre.

— Vous avez compris, monsieur Pinkerton ? dit-il d’une voix blanche.

— Je le crains pour vous. Comment avez-vous pu ?

Jack posa dans un coin son nécessaire pour peindre en extérieur et vint s’asseoir sur le bord du lit.

— C’est une longue histoire maintenant, commença-t-il, il faut que je remonte au début.

— Prenez tout votre temps, dit Pinkerton en s’asseyant.

— Voilà…

Jack se mit à raconter toute l’histoire en bon français, en faisant des efforts louables pour masquer son déplorable accent.

— Andrew et moi, nous avons rencontré Henriette peu de temps après son arrivée. Elle passait ses soirées en compagnie des peintres sur la terrasse de la pension Gloanec. Au départ, nous croyions qu’elle était inaccessible. On la voyait accompagner monsieur Gauguin un peu partout dans la journée. C’est elle qui nous a fait comprendre un jour qu’elle n’était pas l’exclusivité de l’un ou de l’autre. J’ai commencé à la dessiner et nous avons été proches mais c’est Andrew qu’elle a préféré tout de suite. Je n’en ai pas fait une maladie puisque nous restions tous ensemble. J’espérais que mon tour viendrait. Je voyais bien qu’elle avait des faveurs pour d’autres encore.

— Que s’est-il passé, la nuit du drame ? demanda Pinkerton. Juste avant de vous revoir à la pension, vous vous souvenez ?

— Je ne peux pas oublier cela, non. Je suis sorti une première fois pour faire un petit besoin. C’est à ce moment-là que j’ai assisté à la conversation difficile entre Andrew et Henriette. Il lui reprochait d’aller avec d’autres garçons et il l’a repoussée un peu violemment. J’ai voulu m’interposer et il a levé le bras vers moi pour m’intimider. Je suis rentré à la pension.

— Andrew était-il encore vivant à ce moment-là ?

— Il l’était. Henriette est rentrée dans la salle. Elle est venue auprès de moi. Elle était désolée et triste. C’est là que je me suis énervé. J’ai eu envie de m’expliquer avec lui. Je suis ressorti.

— Avec l’intention de le tuer ?

— Non. Je n’avais pas cette idée-là. J’imaginais pouvoir lui donner une correction pour le mal qu’il nous faisait à tous les deux. Je l’ai trouvé adossé au parapet du pont. Il n’a rien voulu entendre et il m’a insulté. Je suis alors reparti furieux vers la pension. Sur le trottoir, il y avait notre matériel. J’ai arraché le pied de son chevalet qu’il avait eu du mal à réparer et je suis retourné vers le pont. Il n’y était plus. Dans le noir, j’ai vu qu’il s’était agenouillé au bord de l’eau en bas de la cale et qu’il vomissait bruyamment. Je me suis approché sans bruit et je l’ai frappé fort à la nuque. Il est tombé en avant sans un cri. Tout s’était passé si vite que je ne me rendais pas bien compte. J’ai essayé de le relever et c’est là que j’ai vu qu’il était mort. Pour ne pas être vu, j’ai roulé les jambes de mon pantalon. J’ai mis les sabots dans les poches de ma veste et je suis parti par la rivière. Je suis ensuite monté sur le mur de séparation des eaux. C’est là que j’ai constaté que je tenais encore le pied de son chevalet à la main. Je l’ai glissé dans un fourré et j’ai remis mes sabots.

— Que comptiez-vous faire à ce moment-là ?

— Je ne savais pas. C’est en entrant dans la pension que la peur m’a pris et j’ai laissé venir l’émotion que j’avais. Ensuite, vous avez pris les choses en main.

— Henriette vous a-t-elle demandé quelque chose ensuite ?

— Non, elle m’a laissé tranquille. Trop même. J’avais cru qu’elle se tournerait vers moi. Il n’en a rien été. Elle est restée gentille avec moi mais sans se rapprocher de la manière que j’espérais.

— C’est vous qui aviez pris les papiers d’Andrew ?

— Oui. Quand j’ai rapporté ses affaires à l’hôtel après le drame, j’en ai profité pour prendre ces choses.

— Pour le voler ?

— Pas du tout ! Je voulais faire croire à un crime crapuleux comme vous dites. Je voulais détourner l’attention.

— Vous commenciez donc à réfléchir sur votre avenir !

— Je constatais que je n’étais pas inquiété directement. Le coupable n’avoue que si quelqu’un lui pose vraiment la question.

— Et ces documents, vous avez eu l’idée de les faire revenir à la surface. Pourquoi ne pas les avoir détruits ?

— Je ne savais pas quoi en faire. L’enquête tournait quand même dans le milieu artistique. Les mettre dans la pièce si fréquentée à Lézaven c’était donner la possibilité de soupçonner tout le monde. Je m’effaçais un peu plus.

— Le courage vous a fait défaut !

— Je n’étais pas personnellement inquiété et je pensais repartir chez moi.

— En compagnie d’Henriette ?

— Je l’espérais bien.

— Quel grain de sable est venu gripper la machine ?

— Pardon ?

— Quel événement est arrivé à ce moment-là ?

— D’abord, il n’y eut rien de précis. La présence de l’oncle d’Henriette me troublait. Je n’arrivais pas bien à le situer dans le paysage. Il était souvent avec elle et il ne semblait pas apprécier ma présence.

— Il vous laissait cependant l’approcher si l’on en juge par les dessins que vous avez faits d’elle !

— C’est en cela que je ne la comprenais pas vraiment. Elle acceptait de poser. Elle ne me cachait pas son corps mais elle restait le modèle qui se rhabille à la fin de la séance sans se laisser aller. Et elle reprenait la pose le lendemain

— Et ensuite ?

— Ce qui a tout déclenché, c’est quand elle m’a dit de terminer les dessins parce qu’elle allait partir avec son oncle.

— C’était après l’agression ?

— Juste avant.

— Vous lui aviez proposé de vous suivre en Amérique ?

— Bien sûr. Elle n’avait pas refusé. Le fait de l’entendre parler de son départ prochain m’a sérieusement perturbé. Le soir, j’ai pensé à tout ce gâchis, à Andrew.

— C’est à ce moment-là que vous avez pensé la tuer ?

— Je crois, oui. J’étais allé trop loin pour elle. Elle ne le comprenait pas. Mais je n’étais pas encore déterminé.

— Vous l’avez suivi au Bois d’Amour, avant l’agression ?

— Oui, je voulais lui faire peur sans qu’elle me voie. J’espérais encore un sursaut. Il n’est pas venu. Il y a eu cette agression pour tout perturber.

— Et là, vous avez décidé d’en finir ?

— Oui. Puisque quelqu’un l’avait tenté, j’avais une chance de passer à travers les mailles du filet. Vous accuseriez un autre à ma place.

— Comment avez-vous pu la convaincre ?

— Je lui ai montré le tableau de monsieur Bernard. Je lui ai dit que je voulais la peindre dans le même endroit et dans la même position. Je lui ai demandé de porter une robe bleue. Je lui ai assuré que je voulais emporter cette image-là en Amérique pour toujours.

— Elle vous a cru ?

— Je crois qu’elle était contente que je ne lui pose plus aucun problème. Elle a donc accepté.

— Vous êtes allés ensemble au fond des bois et après ?

— Sur place, elle s’est allongée. Je lui ai fait prendre la pose. C’est quand j’ai posé sa main sur sa joue comme sur l’original que j’ai tenté de l’embrasser. Elle n’a pas voulu. J’ai serré son cou jusqu’à ce qu’elle ne respire plus.

— Et ensuite ?

— Comme elle s’était un peu débattue, je l’ai arrangée pour qu’elle ressemble au tableau et je suis rentré par un autre chemin.

— Et si elle avait répondu à votre baiser ?

— Elle serait vivante et nous serions heureux.

— Vous ne regrettez pas votre geste deux fois répété ?

— Andrew avait été trop odieux mais la sanction était certainement un peu lourde. Pour Henriette, elle a fait son propre malheur en ne voulant pas partager mon amour.

Durant la narration faite par Jack de ses deux crimes, quelques personnes étaient entrées une à une dans la chambre. Julia et le maire avaient écouté discrètement le récit. Derrière eux, se tenait le juge de paix qui les dépassait d’une bonne tête.

Profitant du silence pesant, il s’avança d’un pas et, d’une voix sentencieuse, dit :

— C’est parfait mon garçon, tu as libéré ton âme !