Chapitre vingt-trois

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Santángel perçut l’instant où Antonio Pérez pénétra dans la salle. La sensation s’apparentait au reflux de la mer quand on se trouvait les pieds dans l’eau et qu’elle se mettait à tirer sur vos chevilles, que le sable glissait sous la plante de vos pieds avec la respiration de l’océan. Tout le monde se retourna tandis que l’hôte faisait le tour de la pièce, gratifiant certains d’une marque de reconnaissance, en ignorant d’autres.

À côté de lui, Víctor se raidit : Pérez était passé sans lui accorder un signe de tête. Cet affront plut à Santángel en même temps qu’il l’intrigua. Il ne comprenait pas encore tout à fait les limites de sa propre influence. Mais il savait que Pérez avait tout intérêt à regagner l’oreille du roi. Víctor n’était pas près de lui pardonner cette insulte.

Même en disgrâce, Pérez ne montrait aucun signe de doute ou d’inquiétude. C’était un petit homme ordonné, précis dans ses gestes, portant des vêtements aussi somptueux que l’était sa maison : chaque pli et chaque morceau de rembourrage étaient impeccablement taillés, si bien qu’il évoquait quelque marionnette fabriquée avec raffinement. C’était un homme qui prenait plaisir à attirer l’attention comme seuls les intrépides savent le faire.

Il leva son verre et la pièce devint silencieuse.

« Il n’y a pas de plus grand empire que celui-ci et pas de plus grand roi que le nôtre. C’est l’Espagne qui doit veiller sur l’âme du monde, et ce lourd fardeau pèse sur les épaules de notre bienheureux souverain, placé là par Dieu lui-même. Tout comme le valeureux Don Juan a vaincu les barbares à Lépante, nous prenons le mousquet et la croix pour soumettre les traîtres flamands ainsi que cette misérable hérétique d’Elizabeth. Si notre puissant roi requiert des miracles pour mener cette entreprise à bien, je vous les fournirai. Il n’y a pas d’homme plus saint, pas de terre plus sainte, pas de cause plus sainte. »

Les musiciens jouèrent un accord dramatique. On se serait vraiment cru dans un théâtre où un acteur s’apprêtait à entonner une chanson.

« Audacieux d’invoquer le nom de Don Juan, murmura Víctor.

— Pourquoi ? » chuchota Luzia.

Lorsque Santángel porta les lèvres près de son oreille, il fut enveloppé par le parfum suave et frais des fleurs d’oranger. Avait-elle un amant ? Et pourquoi cette pensée lui donnait-elle envie de trouver ce mystérieux prétendant et de lui enfoncer une dague en plein cœur ?

« C’est audacieux, parce que le héros de Lépante n’a pas fait le poids face aux Hollandais, lui chuchota-t-il. Il a été battu à plate couture et contraint de se retirer. Et Pérez a fait assassiner son secrétaire. C’est d’ailleurs pour cela qu’il a perdu les faveurs du roi. Tu dois cesser de te parfumer si tu as l’intention de jouer la Hermanita. Aucune nonne ne fait venir son parfum de Paris. »

Luzia fronça les sourcils. « Je ne porte pas de parfum. »

Il n’allait pas argumenter sur ce point. « Va prendre ta place dans les coulisses. Tu passeras après la Beauté. »

Elle opina, mâchoires serrées. On aurait presque dit qu’il s’attendait à ce qu’elle retrousse ses manches comme pour s’attaquer à une tache tenace.

« Pourquoi faut-il qu’elle marche de cette façon ? grommela Víctor. Où est passé tout son entraînement ?

— Il y a un certain charme à cela, protesta la veuve. Peut-être se distinguera-t-elle par sa détermination. »

Pérez se plaça au centre exact de la pièce, où quelques chaises avaient été installées. Il n’avait pas besoin de trône ou d’estrade. La foule avait ouvert un chemin devant lui, afin que son champ de vision ne soit pas obstrué.

Gracia de Valera gravit les marches de la scène avec légèreté. Sa robe lourdement ornée scintillait comme un ciel nocturne.

« Exquis, lâcha Víctor avec aigreur. Nous sommes-nous trompés dans nos calculs ?

— La robe n’entre pas en ligne de compte ici. » Et une telle parure n’aurait pas convenu à Luzia. Son pouvoir étincellerait plus fort que n’importe quelle babiole ou bijou. Même si Santángel commençait à croire que sa volonté était le plus grand de ses dons. Elle était aussi inébranlable qu’un mur bien construit, aussi inarrêtable dans sa course qu’une avalanche.

Pourquoi la Beauté avait-elle choisi de marcher jusqu’à la scène au lieu de surgir de derrière le rideau ? D’un mouvement lent et parfaitement maîtrisé, elle fit une profonde révérence, digne du roi lui-même, puis elle leva une main délicate. Le rideau se leva, révélant une tour de gobelets en verre.

Les verres de Luzia.

Víctor n’aurait pas lâché un grognement plus dépité si on l’avait frappé. La veuve porta une main à sa bouche. Marius avait l’air sidéré ; quant à la tête de Valentina, elle oscillait sur son cou, de haut en bas, de gauche à droite, comme si, en observant la situation sous l’angle approprié, elle parviendrait d’une manière ou d’une autre à en atténuer la débâcle.

Santángel comprenait à présent pourquoi Gracia de Valera avait demandé à passer en premier.

Il chercha Luzia dans la foule, mais elle était déjà partie. Était-elle en train de contempler la scène depuis les coulisses ? Que ferait-elle ? Il y aurait peut-être le temps d’aller chercher des bougies, mais il n’aimait pas l’idée d’un tour de passe-passe impliquant le feu. Pas aussi tôt dans le torneo, pas alors qu’ils essayaient d’éviter tout soupçon de diablerie. Peut-être les vignes ? Il balaya la pièce du regard. La salle ne recelait malheureusement aucune composition florale. Il regarda, de plus en plus effrayé, Gracia briser les gobelets. Elle s’y prit avec un air faussement effarouché, élégamment, en passant devant la table et en tendant un long doigt fin pour faire basculer chaque verre par-dessus bord. Ce faisant, elle partageait un sourire timide avec le public.

« Oh, elle est très douée », commenta la veuve.

En effet. Son regard était pudique et en même temps malicieux, sa démarche gracieuse sans avoir l’air étudiée. Lorsque les gobelets ne furent plus qu’un tas de tessons étincelants, elle passa derrière la table, fit le signe de la croix et tendit les bras. Ses manches avaient été habilement perlées pour ressembler aux ailes d’un ange. Elle inclina son visage vers le haut, pour que la lumière souligne ses traits parfaits.

« Est-elle en train d’avoir une vision ? demanda la femme à côté de lui.

— Une apparition ? demanda son compagnon.

— Quelque chose, certainement », murmura la veuve lorsque Gracia poussa un gémissement.

La Beauté lança vers le ciel des mains qui parurent diriger un orchestre invisible. Un son semblable à celui d’une chorale emplit la pièce, des voix hautes et célestes, presque inhumaines dans leur pureté. Des nuages apparurent à ses pieds chaussés de pantoufles, pour s’élever et les engloutir, la scène et elle.

La foule poussa un cri. Le brouillard se dissipa.

Gracia de Valera apparut, avec la tête humblement baissée de la femme en prière.

Les gobelets étaient soigneusement alignés, intacts.

« En voilà une performance ! s’exclama Don Marius.

— Foutaises », grommela Santángel, ce qui fit sursauter Doña Valentina.

Ce n’était qu’un trucage. Très efficace, sans doute concocté avec quelques-uns des meilleurs décorateurs et joueurs du Corral de la Cruz. Mais n’empêche, une illusion.

Si Gracia de Valera possédait un quelconque pouvoir magique, elle n’avait pas choisi de l’utiliser ce soir.

Ils savaient donc maintenant que l’un des concurrents au moins était une imposture. Mais cela n’avait peut-être aucune d’importance. Si Luzia se mettait dans l’embarras, il n’y aurait pas de retour possible. Santángel ne réussirait pas à lui épargner la colère de Víctor.

Le rideau tomba et la foule se mit à jacasser, s’émerveillant de la beauté de Gracia, de sa prestance, de la perfection de sa robe. Elle revint se mêler à la foule sous les applaudissements et son riche protecteur, Don Eduardo Barril, l’accueillit en s’inclinant.

Une fois de plus, les musiciens jouèrent leur accord. Le rideau se releva. La tour de verres était toujours là et il y avait à côté d’elle Luzia, dans sa robe noire toute simple, la Hermanita, petite pénitente solennelle avec des coquillages dans ses cheveux tressés serré. Le chapelet que Víctor et la veuve lui avaient offert constituait son seul ornement.

Santángel n’aurait su dire à quoi elle pensait. Elle scrutait la salle de bal. Était-elle en train d’envisager de fissurer la table, à l’aide de la chanson qu’elle avait utilisée pour fendre du bois de chauffage, ou de faire pousser un figuier à partir des plateaux disposés sur les buffets ? Ses lèvres pincées étaient figées dans ce qu’il n’aurait su décrire que comme une expression de colère.

Elle jeta un œil à la tour de gobelets, dont elle s’approcha sans un soupçon de l’aisance montrée par Gracia. Elle ressemblait à un capitaine frustré passant en revue des troupes désobéissantes tout en méditant leur punition. Elle en saisit un et le fracassa au sol d’un air de défi. Puis un autre. Et encore un autre. Le public s’agita, inquiet. Quelqu’un rit dans sa barbe. Antonio Pérez, lui, était affalé sur son siège, affichant une grimace maussade.

Elle ne peut pas être assez bête pour répéter le même tour. Santángel se sentit accablé par la déception, non parce qu’on allait se moquer d’elle, ni même parce que Víctor la désavouerait, mais pour s’être forgé une meilleure opinion de Luzia, de son esprit, de sa parole vive qui galopait comme une monture nerveuse aux sabots dansants, à mille lieues de la créature hésitante qu’il avait rencontrée dans la cour de la veuve, paysanne qui n’était pas du tout ce qu’elle paraissait être.

Comme si elle avait entendu ses pensées, elle lui jeta un coup d’œil. Elle haussa légèrement les sourcils avec l’air d’une femme amusée. Eh bien… Souris pendant que tu le peux encore. Víctor la chasserait de Madrid pour l’avoir humilié. Santángel se dit qu’il devrait se réjouir de voir son maître devenir la risée de tous, mais il se souvint de Luzia, paniquée devant la tige du grenadier, essayant de trouver une chanson pour le sauver. Supporte, supporte. Ils connaissaient tous les deux tellement bien ce refrain.

Elle ferma les yeux. Elle devait prêter l’oreille aux mots pour recoller les gobelets. Elle tapa du pied une fois, deux fois. Comme si elle était furieuse, comme si c’était elle qui portait maintenant la botte dont elle lui avait parlé tantôt et que toute l’assistance allait être écrasée dessous. Lorsqu’elle abattit son pied une troisième fois, sa voix s’éleva en un gémissement aigu et sinistre, et les morceaux de verre brisés s’élevèrent avec le son, miroitement de poussière légèrement tourbillonnante dans la lueur des bougies.

Le public se tut, intrigué. Ce passage-ci, au moins, était différent du brouillard et de l’artifice du spectacle de Gracia.

Luzia leva les bras doucement et le nuage de verre brisé s’éleva au-dessus de sa tête, puis au-dessus du public. Les morceaux étaient suspendus dans les airs, certains plus grands, d’autres plus petits, se déplaçant lentement dans un sens ou dans l’autre.

Pérez abaissa ses sourcils. Il avait l’air perplexe, mais pas satisfait.

Le nuage se sépara, des lignes se formèrent, créant des points lumineux. Santángel comprit ce qu’elle faisait une seconde avant la foule. Les exclamations fusèrent. La mâchoire de Pérez se décrocha sur un « oh » très audible.

Les tessons de verre s’étaient disposés à l’instar des étoiles dans le ciel, dessinant une constellation scintillante en suspens au-dessus de la tête d’Antonio Pérez : la forme en était aisément reconnaissable, comme si une tranche de l’univers lointain était apparue dans cette salle de bal. Les Pléiades. Le signe sous lequel le secrétaire du roi était né, la carte qui lui avait plu si puissamment, la promesse que son destin était lié aux rois et aux reines.

La paysanne analphabète avait lu sa lettre. Une lettre où s’énonçait l’arrogance de Pérez, son attachement à ce rêve de grandeur. Une lettre écrite en latin.

La foule éclata dans un tonnerre d’applaudissements, s’élança vers Pérez en tendant la main pour toucher la constellation de verre. Pérez lui-même se leva, fixant des yeux étincelants sur Luzia.

La fille de cuisine avait battu Gracia de Valera de façon stupéfiante. Elle avait relevé l’affront de la Beauté et l’avait retourné théâtralement à son profit. Víctor agrippa l’épaule de son serviteur. « Brillant ! s’exclama-t-il. Quel est ton problème ? Pourquoi as-tu l’air prêt à commettre un meurtre ? »

Santángel esquissa un sourire. « Je réfléchis simplement au prochain défi qui pourrait se présenter et à la façon de le relever. »

En supposant que cette menteuse de Luzia Cotado survive à la nuit qui s’annonçait.