– Tu devrais peut-être changer de secteur. Si tu travaillais dans une association ? Il n’y a rien de tel que de s’occuper des autres, des malheureux, des plus malheureux que soi. Il n’y a rien de tel pour relativiser son malheur. Non, tu crois pas ?
Laure Adami se lève pour chasser une nouvelle fois l’insecte – une petite mouche, peut-être seulement un moucheron – qui s’est posé sur ses abricots bio à huit euros trente le kilo et en profite pour jeter un œil distrait à la fenêtre : le camion de déménagement qui bouchait la rue est en train de partir. Il est conduit par le jeune gars, le beau gosse sportif, tout à fait le genre dont elle pouvait s’amouracher avant sa rencontre avec Pierre, qu’elle avait remarqué en arrivant. Tout en frappant des mains pour effrayer le diptère, elle ne cesse de prodiguer à son amie une foule de conseils glanés dans des manuels de développement personnel.
Tandis que Laure énumère pêle-mêle les secrets du bonheur selon le Dalaï-lama et les recettes de sagesse des antiques exhumées par quelque philosophe télégénique à court d’idées, Eva scrute chacun de ses gestes, chacune de ses mimiques, essayant désespérément de trouver un détail susceptible de contredire la réflexion qu’elle s’était faite lorsqu’elles s’étaient revues dans la rue : son amie n’a pas changé depuis trente ans. Elle serait même plus jolie, plus désirable aujourd’hui, comme si le temps lui avait apporté la féminité qui lui faisait défaut à l’époque. À peine quelques rides, si peu de cheveux blancs qu’elle ne se donne pas la peine de les masquer, un corps de jeune fille aux formes que ne contrarient pas les lois de la pesanteur. Et pour couronner le tout, elle porte une jupe étroite qui met en valeur ses jambes fuselées par deux séances hebdomadaires d’Asthanga yoga (que pratique également la chanteuse Madonna !) et un sous-pull moucheté de petites paillettes qu’une poitrine aussi haute que discrète ne parvient pas à rendre vulgaire. À mesure que s’égrènent les noms des diverses associations d’aide aux orphelins, aux femmes battues, aux vieillards, aux SDF, aux chômeurs, aux handicapés, aux mammifères marins, Eva songe à l’opération qu’elle vient de subir afin de corriger cette merde de ptose mammaire. Vu sa silhouette, son interlocutrice en serait sans doute dispensée, de même qu’elle ne serait jamais obligée de se taper d’interminables liposuccions pour faire partir cette saloperie de culotte de cheval. La jalousie naissante se diffuse par vagues. C’est elle qui lui donne ce visage fermé dont la dureté, peinant à imposer au nez mutin et au modelé arrondi du menton son éclat tranchant, finit par accoucher d’une moue boudeuse.
Pierre Adami, qui s’est à nouveau réfugié dans la contemplation de son écran à l’état de veille, n’a rien remarqué de sa métamorphose. Quant à sa femme, si elle bien perçu quelque chose comme une crispation, un durcissement des traits, elle ne peut naturellement l’attribuer à autre chose qu’au chagrin. « Tu devrais aller voir quelqu’un pour t’aider à aller mieux. Si tu veux, je connais d’excellents praticiens en thérapie comportementale cognitive qui peuvent te remettre sur pied en dix séances », lui assure-t-elle. Elle enchaîne. Toute crise est une opportunité inouïe pour faire le ménage dans sa vie et trouver un chemin plus juste.
Eva vide son verre cul sec, avec la volonté d’en découdre avec sa déplorable image d’elle-même. Elle accuse sa mère, sèche comme une trique, de lui avoir filé comme une patate chaude les gènes de sa propre mère. Terriblement sexy à vingt ans, cette pauvre mamie Ninine avait pris une dizaine de kilos lors de chacune de ses grossesses, notamment au niveau du menton, des hanches et des cuisses, qu’elle n’avait jamais réussi à perdre et auxquels s’étaient ajoutés d’autres kilos, qui à la longue lui avaient donné l’apparence d’une grosse poire bien mûre. Mais moi, je ne ressemblerai pas à ça plus tard, avait pensé la jeune femme à l’époque, espérant secrètement faire capoter ce programme physiologique si peu enviable. Elle essaya plusieurs régimes, multiplia les cours de gym, expérimenta les médecines parallèles, repoussa l’épreuve de la grossesse pour ne pas connaître ce relâchement des tissus qui l’horrifiait. Non seulement elle se désola de voir ses cuisses, ses fesses et sa poitrine s’affaisser dangereusement, mais elle souffrit rapidement des mêmes maux, phlébite, jambes lourdes, hypertension, fardeaux de cette lignée, ou plutôt de cette occurrence génétique dont elle était l’infortunée dépositaire. Dire que sans avoir eu d’enfants, elle en était arrivée au même point. Avec ses hanches larges et son gros cul, elle aurait pourtant fait une excellente pondeuse. Combien d’enfants aurait-elle pu avoir sans souffrir le martyre que vivent la plupart des jeunes femelles de son milieu, surstressées et médicalement surassistées ? Trois ? Quatre ? Sans doute aurait-elle été heureuse en mère de famille aimante et dévouée à sa progéniture. Si heureuse qu’elle en aurait à coup sûr oublié son apparence physique. Quel gâchis. Mon dieu, quel gâchis. Victime d’un déterminisme génétique absurde et cruel. Aussi absurde et cruel que celui qui touche ces sportifs non fumeurs malades d’un cancer aux poumons tandis que leur grand-mère continue à s’enfiler ses deux paquets par jour sans même toussoter. À tout prendre, elle aurait préféré l’héritage paternel, pourvoyeur de femmes au physique certes plus banal, des petites châtain filiformes au nez busqué et au regard noir, l’air un peu revêches, pas poupées Barbie pour deux sous mais plus viables à moyen terme. Des intellos qui se fichent de leur physique comme de l’an quarante. « Espèce de salope, non seulement tu ne m’as jamais aimée, mais tu m’as fourgué tes pires merdes », éructe-t-elle dans une bouillie verbale incompréhensible.
Pendant que Laure Adami vient l’enlacer, son mari reçoit un nouveau message. Une promesse : Ideal way to vulcanize your personal life. Le corps du texte, quant à lui, évoque your hottest night ever.
(Rassasiée de jus d’abricot et alertée par des particules de poulet en suspension dans l’air, la petite mouche s’envole par la fenêtre ouverte. À quelques mètres de là, dans un immeuble adjacent, une autre fenêtre ouverte : température, 20 degrés centigrades. Hygrométrie, 44 pour cent. Ensoleillement, presque inexistant. Biocénose/zoocénose, excellente, présence d’un mammifère velu. Altitude, 52 mètres.)