(Un peu plus loin, 20 h 35.)
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Glaciation
X est décédé le… des suites d’une longue maladie. Connu pour ses découvertes scientifiques sur tel sujet, il avait par ailleurs pris position lors du débat sur le blablabli. La nouvelle parvient à sa connaissance sans susciter d’émotion particulière, tristesse, révolte, nostalgie, comme si on lui avait annoncé la victoire de Lens sur Sochaux, le renforcement des normes comptables IFRS ou le retard du TGV Paris-Marseille à cause de la présence de sangliers sur les voies.
X était pourtant un de ses anciens amants, et non des moindres. Il l’avait emmenée tout un week-end à Venise, trente ans auparavant. Jusqu’à la demander en mariage. Non seulement elle ne manifeste aucune réaction, mais elle entame son deuxième paquet de cigarettes de la journée, avachie sur un grand canapé blanc où ronronne un gros chat roux. Lentement, sans bruit, l’information se pose sur le tapis de givre qui a tout recouvert, indignations, colères, inquiétudes, frustrations.
Elle n’a pas quitté cet état de léthargie depuis que sa sœur l’a appelée à sept heures du matin pour lui confirmer que papa était passé au stade quatre du coma, ce qui laissait présager le pire pour la suite. Mon seul dialogue de la journée avec des humains, et maintenant c’est le tour de ce pauvre X, marmonne-t-elle en observant une petite mouche empêtrée dans l’une de ces nombreuses toiles d’araignée qui prolifèrent depuis qu’elle a donné congé à la femme de ménage, puis s’en échapper in extremis. Sans doute un grand moment de déception pour l’arachnide qui voit son festin s’envoler au moment où elle s’apprêtait à le saucissonner de ses longues pattes agiles.
Pour toi aussi ce sera ceinture, ma belle, maugrée-t-elle d’une voix presque amicale. Comme l’araignée qui reprend patiemment sa position de guet, elle venait de passer à côté de son millimètre de chance, du moins le seul événement capable de lui redonner place dans le monde des humains.
Elle ne jouerait pas dans le dernier G., ni dans le dernier O., ni probablement plus dans aucun film d’ailleurs. Plus les années passaient (et elles le faisaient avec la vitesse exponentielle d’un bolide aspiré par l’imminence de son anéantissement), plus s’amenuisaient les chances de décrocher un rôle digne de ce nom. Que lui resterait-il une fois raté le coche des jeunes mamies fringantes ? Attendre encore quelques années pour endosser celui des arrière-grands-mères impotentes que leurs enfants et petits-enfants viennent visiter chaque dimanche dans une maison de retraite aux balcons ornés de bégonias ? De toute manière, son orgueil de femelle dominante et son caractère de cochon lui avaient probablement savonné la planche pour des générations.
Le lendemain elle avait rendez-vous à Clichy dans une boîte de production pour une pub radio, le lancement d’un vivarium high tech où sont concentrées les espèces les plus vénéneuses dont le public peut également visionner les ébats en vidéo sur écran géant, un de ces trucs déprimants payés des clopinettes où elle allait être obligée de supporter la fausse commisération de tout ce petit monde : dis, ma chérie, on ne t’a pas vue depuis une éternité, t’es sur quel projet en ce moment ?
À l’une de ses collègues qui s’était vantée d’être dans le dernier G. et le dernier O. et le dernier R., sans compter son one woman show, et qui lui avait demandé ce qu’elle devenait, elle avait répondu, d’un ton calme, inspiré et confiant : moi ? Moi, je t’emmerde. L’autre grognasse avait compris je m’emmerde et sûrement pris ça pour du second degré. Ses longues années de solitude et de traversée du désert n’avaient pas été inutiles, loin s’en fallait. Elle en avait retiré un sens critique des plus aiguisés. Dans un milieu propice à la domination de personnalités aussi bruyantes que vides, cette faculté ne manquait pas de porter la conscience de la vanité et du ridicule jusqu’à son point le plus extrême, lieu au-delà de quoi l’émerveillement fait place au cauchemar.
A-t-elle quelque chose d’intéressant à dire ? Les uns peinent à l’écouter tandis que les autres sont déjà partis. Tel comédien, acteur ou réalisateur en vue profère une banalité ? Les regards pétillent, les esprits s’échauffent. Fascinant de voir à quel point l’intérêt que les autres portent à votre conversation, s’il ne dit rien sur le contenu de la conversation, s’avère un excellent indicateur de votre position sociale. N’importe quelle andouille en position de gloire peut dire n’importe quelle ânerie, il sera écouté comme le messie, à l’inverse du has been dont les propos suscitent au mieux une écoute polie mais dégradée, et dans la plupart des cas une pirouette du type « ah, oui, il faudrait régler la basse » ou « au fait, vous avez vu le dernier L. ? ».
Cela dit, ce type de calvaire devrait lui être épargné à l’avenir puisque les pubs proposées étaient de plus en plus rares. Les producteurs devaient tous s’être passé l’info qu’elle picolait, sans compter que le marché des actrices senior était saturé de ces vieilles putes qui couraient après le cacheton.
Elle tourne la page de journal où sont alignés comme de petits trophées mortuaires les faits de gloire de X, l’importance de ses travaux auxquels toute la communauté scientifique rend hommage, et tombe sur la rubrique société. Un rapport qui met en avant l’impact négatif des ondes électromagnétiques sur la santé vient de déclencher une levée de bouclier des opérateurs de téléphonie mobile, lesquels, s’estimant injustement stigmatisés, annoncent un contre-rapport à sortir dans les mois à venir.
Une nouvelle page. À la rubrique faits divers, l’annonce d’un nouvel assassinat dans le métro au mobile incertain, cigarette refusée, regard de travers, geste déplacé, tous ces petits signaux interprétés par ses destinataires comme une grave atteinte à l’honneur et qui transforment l’irrespectueux présumé en condamné à mort à très brève échéance, le temps de sortir un couteau et de lui planter la fine lame en plein cœur, fait écho aux derniers chiffres de la délinquance, amplement commentés par toutes les composantes de l’échiquier politique, les uns déplorant la fonte des effectifs de la police et de l’Éducation nationale mue par une seule logique comptable, les autres stigmatisant l’immigration et la faillite des grands principes éducatifs.
Elle poursuit sa lecture. Cette fois, c’est une étude scientifique qui démontre que les arbres sont doués d’intelligence et de sensibilité. Décidément, elle avait été bien inspirée d’ouvrir ce journal, même s’il datait de l’avant-veille. Elle se ressert une tasse de thé et en renverse plus de la moitié sur le canapé. Plusieurs centaines d’acariens périront noyés, dans la plus parfaite indifférence des habitants du lieu.
La petite mouche, quant à elle, est en train de s’échapper in extremis d’une seconde toile d’araignée.
Après l’électricité et le gaz, elle ne pourrait plus payer le loyer de l’appartement. Les huissiers viendraient l’expulser. « Vois-tu, mon bébé, ta maman va bientôt être à la rue », susurre-t-elle à l’oreille du matou qui se frotte contre son épaule. « Tu me tiendras chaud, toi, au moins » ; disant cela, elle pose l’animal sur son ventre, attendant qu’il chasse les mauvaises ondes.
Il ne se passe rien, à part un bruit de chaise qui tombe au quatrième – sa voisine du dessus, Mme Steinfeld, la doyenne de l’immeuble, la pauvre semble aller de mal en pis depuis la disparition de son mari, l’année dernière –, et maintenant ce maudit frigo, dans la cuisine, qui se remet à faire des siennes. Incroyable le bruit que fait ce machin-là. Comme s’il voulait décoller de ce carrelage minable et quitter cet endroit où ne résonne que la solitude d’un unique couvert. Elle avait pourtant essayé de le caler avec des petits morceaux de bois, de le positionner autrement, mais chaque nouvelle tentative avait l’air de le contrarier car il n’en grésillait qu’avec plus d’ardeur. Cette nuit, il allait encore la réveiller au milieu d’un de ses rêves blancs et insipides. Maudit frigo. Son seul achat depuis des mois.
N’étant parvenue ni à le faire réparer ni à l’échanger (il ne possédait aucun vice de fabrication qui le rendît inapte à sa fonction de frigo), elle s’y était résignée, voyant cet objet comme une image fidèle d’elle-même et de l’affreux désert de glace qu’était devenue sa vie.
(Visiblement peu friande d’une existence dont la principale activité consisterait à slalomer entre les toiles d’araignée, la petite mouche se précipite vers la sortie : température, 20 degrés centigrades. Hygrométrie, 81 pour cent. Ensoleillement, nul. Biocénose/zoocénose, excellente, le fort taux d’humidité favorisant la prolifération de micro-organismes. Altitude, 55 mètres.)