Mme Steinfeld observe l’insecte s’approcher du poulet rôti que son aide à domicile a sorti du four avant de prendre congé mais elle n’a pas la force de s’extirper de son fauteuil pour le chasser. De dépit, elle esquisse un mouvement d’épaule qui lui arrache une grimace de douleur et dresse un inventaire mental des différents gestes à accomplir les prochaines minutes – se lever, faire une dizaine de pas en s’agrippant à la rambarde qu’elle a fait installer le long des murs de l’appartement, décrocher l’interphone, parler dans l’appareil sans se déséquilibrer, tourner le verrou –, des gestes qui impliquent un enchevêtrement de muscles et de ligaments dont la seule présence appelle une douleur diffuse. Seule la radio, allumée en permanence, l’aide à oublier cette mécanique qui se grippe chaque jour un peu plus.
Aujourd’hui, il y est question de la Libération. Un journaliste a réuni en une interview croisée un historien et un témoin de l’époque, une certaine Mme Latour, institutrice à la retraite, qui avait vingt ans au moment de l’arrivée des troupes du général Leclerc dans la capitale.
Tandis que l’universitaire rappelle les grands événements qui ont concouru à la défaite des forces de l’Axe, de Pearl Harbor au bourbier de Stalingrad, la vieille femme raconte comment elle a vu, aux côtés de son fiancé et de ses futurs beaux-parents, défiler les chars sur la plus belle avenue du monde.
Mme Steinfeld, qui avait sensiblement le même âge, n’était pas sortie ce jour-là, elle en garde un souvenir encore très net, à cause d’une nausée qui l’avait clouée au lit. Une nausée qui coïncidait avec un retard de règles dont elle devinait la cause : sa relation amoureuse avec Sidney, un G.I. rencontré quelques mois auparavant dans un bar de Saint-Germain-des-Prés. Ils se voyaient à l’hôtel, où ils passaient leur temps à faire l’amour et à fumer des cigarettes pendant que ses parents la croyaient chez son amie Élise.
Aux yeux de sa famille bourgeoise et de l’ensemble de la population française de l’époque, son seul défaut, et pas le moindre, était sa couleur de peau. En effet, il était noir. Noir, tout ce qu’il y a de plus noir. Elle l’avait sans doute fait par goût, bien sûr, tant le garçon était attirant et séducteur, mais aussi par bravade, contrevenant à son éducation de jeune fille de bonne famille. Elle avait fait de la résistance à sa manière. Elle n’en avait parlé à personne, pas même à Élise, tant l’acte qu’elle avait commis était grave, et ses conséquences fâcheuses.
Lorsqu’elle annonça la nouvelle à sa famille, sa mère fit une crise de nerfs et son père menaça de la répudier si elle gardait l’enfant. Plus que les cris et les larmes qui avaient accompagné la nouvelle, c’est le silence qui lui pesa le plus. Quelques jours plus tard il y eut le baptême de sa nièce, avec toutes ces faces grises de bigots hypocrites, terrées dans un mutisme hostile et borné. Juste avant la visite chez cette femme, son eau-de-vie et ses aiguilles à tricoter, porte de Vanves. Cette boucherie, elle ne la pardonnerait jamais à son père, un haut fonctionnaire favorable au régime de Vichy, à ses milices (il versa quelques larmes à l’annonce de l’exécution du milicien Joseph Darnand, ce fut la seule fois qu’elle le vit pleurer), à ses mesures raciales et à ses lois rétroactives, qui ne cessait lui-même d’éructer contre la « juiverie » ou l’« enjuivage » de la société française. Quant à sa mère, elle était si fragile, si soumise. Un peu bête, sans doute. À force d’inactivité intellectuelle, son cerveau s’était à la longue ankylosé. Une caricature de mère sous un régime patriarcal. Et le plus étrange, c’est qu’avec ses défauts, elle ne lui en aura jamais vraiment voulu. Pauvre, pauvre maman. Si mal outillée pour s’opposer à son tyran de mari. La tête qu’ils avaient faite lorsqu’elle était revenue quelques années plus tard leur présenter son futur mari, juif et communiste de surcroît. Elle avait eu sa petite vengeance.
Tout cela est si loin, si brumeux à présent… Des vestiges d’une autre civilisation dont les lueurs vacillantes n’allaient pas tarder à s’éteindre. Elle tente alors de refaire l’exercice avec d’autres événements historiques.
La défaite de Diên Biên Phu. Mai 1954. Quel jour ? Enceinte de Judith, elle parcourt les échoppes de Saint-Germain-des-Prés à la recherche de layette, et c’est sur le trottoir de la rue de Sèvres, alors qu’elle s’apprête à entrer au Bon Marché, qu’un crieur de journaux annonce la nouvelle.
Le premier pas de l’homme sur la Lune. 1969. Juillet ? Août ? Il faisait beau ce jour-là puisqu’ils avaient dîné sous un marronnier, chez les Valboni, dans le Perche. Il y avait au moins une vingtaine d’invités, pour la plupart universitaires ou journalistes, tous venus de Paris pour fêter l’acquisition de cette résidence secondaire par un de leur collègue, une fermette du XVIIIe près de Chartres. Après avoir bu, fumé et devisé plus que de raison (ah, oui, un incident s’était produit vers minuit. Passablement éméchée, la maîtresse de maison avait entamé un strip-tease devant l’assemblée mais, face au regard réprobateur de son mari et à la perplexité des autres couples présents, elle s’était piteusement rhabillée), ils s’étaient installés devant le téléviseur noir et blanc et avaient aperçu, incrédules, le visage souriant d’Armstrong et son « One small step for man, one giant leap for mankind ».
Le 11 septembre 2001 : elle est à la maison, dans la cuisine, où elle se prépare un thé, la radio est encore allumée, présence intime et rassurante, quand l’annonce d’un avion s’écrasant sur l’une des twin towers monopolise la totalité des séquences sonores. La même année (peut-être était-ce un an plus tôt, voire deux), cette pauvre Odette Kulig avait fait son AVC qui l’avait obligée à lâcher son beau quatre-pièces au 23 de la rue pour une maison de retraite médicalisée (elle se souvient des nouveaux acquéreurs alors qu’elle était venue lui rendre visite, un jeune couple frais émoulu d’une grande école, elle les avait revus quelques années plus tard, dans la rue, avec un petit garçon, ils avaient l’air de s’ennuyer ensemble).
La simple évocation de ces centaines de milliers d’instants passés en révèle la parfaite irréalité, ou plutôt l’extrême volatilité dont le tragique pourrait se résumer à une question, aussi triviale qu’universelle : comment toutes ces années avaient-elles pu filer aussi vite, de plus en plus vite à mesure qu’elle vieillissait ? Comment avait-elle pu vivre si pleinement, bercée par un confortable sentiment d’éternité, tant de moments, de scènes, d’habitudes, toutes ces petites choses joyeuses, grotesques, douloureuses, dramatiques, souvent insignifiantes, qui tissent un quotidien, pour les voir ainsi métamorphosées en clichés aussi dérisoires au regard de sa propre histoire ? Pas même des clichés mais de simples taches de passé que l’avenir s’emploie à effacer, se reprend-elle en grimaçant.
Que valaient, enfin, une vie heureuse, épanouie, et cette chance inouïe d’avoir toujours eu un physique agréable, une santé de fer et un esprit rapide au regard de ces blocs d’espace-temps qui se désagrègent sitôt formés ? Il y a bien quelques rescapés de ce carnage toujours renouvelé, comme le fauteuil sur lequel elle est assise – un club marron déniché aux puces de Vanves dans les années cinquante – ou bien la montre qu’elle porte au poignet (le cadeau de Maurice pour ses quarante ans, il travaillait encore au service information de l’ORTF) dont la petite aiguille a largement dépassé le huit : Benjamin devrait arriver d’une minute à l’autre.
Après un long moment de flottement, elle parvient à poser un visage sur le prénom et, attaché à ce visage, un composite de sentiments.
Pas franchement son chouchou dans cette descendance tant elle lui préfère la dureté borderline de Valérie, sa sœur cadette, qui a le caractère trempé et un peu excentrique des Steinfeld. Vive, un peu fofolle mais supérieurement intelligente, elle est totalement dépourvue de cet arrivisme moutonnier et veule du parfait loser qu’elle craint de déceler chez son petit-fils, surtout depuis qu’il est manager, un statut dont il ne cesse de rebattre les oreilles à tout le monde à chaque réunion de famille. La vieille femme sent alors monter une vague de mauvaise conscience qu’elle balaye immédiatement en se félicitant de ses pensées mesquines qui l’arriment à un univers quotidien, prévisible, stable, rassurant : celui des petites névroses familiales.
(Emportée par des tourbillons d’argon, d’azote, d’oxygène, de krypton, de xénon, d’hélium et de radon, la petite mouche exécute une dizaine de tourbillons ascendants et un piqué vers le toit. Alors qu’elle continue de monter, ses capteurs sensoriels l’informent d’effluves persistants de phéromones mâles et la ramènent vers un lieu qu’elle vient de visiter : température, 20 degrés centigrades. Hygrométrie, 61 pour cent. Ensoleillement, toujours aussi nul. Biocénose/zoocénose, excellent potentiel, compte tenu de la saleté et du désordre ambiants. Altitude, 62 mètres.)