(À nouveau au sixième étage de l’immeuble haussmannien du 23, 20 h 47.)
11
Morcellement
Une courbe. Simultanément, des milliers. Qui partent dans toutes les directions, dessinant des formes surprenantes, instables, imprévisibles. C’est un hors-bord que chevauche l’Étudiant au milieu d’un océan de chiffres. Non, pas un hors-bord mais un mixeur dont il est prisonnier, broyé hors de toute proportion par une force morcelante. Il tente alors de se raccrocher au plus simple. Les entiers naturels. Les nombres premiers. Briques de base de l’arithmétique. Un… Trois… Cinq… Onze. Treize… Trente-sept…
Peine perdue. Il est à nouveau submergé par des rafales, des vagues plus hautes que la pièce, plus hautes que l’immeuble, c’est une tempête qui dévaste tout sur son passage, le bureau de teck, l’affiche de Matrix Reloaded, les chaussettes sales, la petite mouche qui fait des zigzags, la silhouette qui s’agite de l’autre côté de la rue, comme aux prises avec un ennemi invisible, qui n’ont à ce moment-là pas plus d’existence qu’une brindille égarée dans un rêve mathématique de Râmânujan. Comment se concentrer dans de telles conditions ?
Pour réussir une épreuve il n’y a pas de baguette magique mais trois ingrédients majeurs : bien manger, bien dormir, bien se détendre. C’est leur prof principal qui leur rappelait aujourd’hui ces quelques règles de bon sens à propos du concours blanc de mercredi.
– Alors, l’algoririthme est-il sympapa ?
Il soupire. Les échos. Encore eux. L’accalmie n’aura été que de courte durée. Deux jours. Peut-être trois. Cette fois, l’intonation est plutôt féminine et enjouée. Non contentes de lui donner des ordres, ces voix venues d’ailleurs allaient encore le harceler de leurs questions débiles ou de leurs remarques désobligeantes. Fait plus inquiétant encore, elles avaient gagné en netteté depuis leur dernière venue.
S’il n’avait pas jugé bon de trop s’étendre sur le sujet avec le Dr Clérus, Alexandre Adami s’en entretenait régulièrement avec son ami David qui y voyait l’œuvre des flyers, des entités non humaines vivant dans les régions subtiles de l’espace-temps, disposé selon lui comme les couches d’un oignon.
Dire qu’ils nous tiennent en esclavage comme de bons gros poulets en batterie pour se nourrir de notre force vitale, éructait-il en permanence, citant en vrac des passages de la Bhagavad-Gîtâ, du Pop Wuh, de la Kabbale, de l’Apocalypse…
À présent, le jeune homme se sent lessivé, essoré, comme après une épreuve de concours. Un vent glacial (la « fissure par où ils passent », pense-t-il alors) se lève en lui. En quelques secondes, le froid a pris la consistance d’une tronçonneuse qui le coupe en deux de la tête au pied. Il grelotte, il lui faut un pull. Peut-être deux. La penderie est au bout de la pièce. Comment l’atteindre ? Se lever. Mettre les jambes en mouvement. Sans que la droite et la gauche de son corps ne se disjoignent. Avancer en se tenant l’abdomen, les deux mains crispées à son sweat « je suis moi », signé d’un certain Ben. Marcher en luttant contre les vents polaires, si intensément que les pas par lui créés s’auréolent de la solennité d’un Golgotha d’appartement.
Lorsqu’il s’apprête à ouvrir la penderie, une énigme lui est envoyée : comment ces huit lettres, si minuscules dans son cerveau, peuvent-elles contenir autant de vêtements dont chaque parcelle regorge d’énormes quantités de main-d’œuvre, de matériel, sans compter les champs de coton, les élevages de moutons ou les compagnies pétrolières qui en fournissent la matière ni les entreprise de traitement des déchets qui en assureront le recyclage ?
Il y a là quelque chose de merveilleux et d’effroyable, comme une main qui dessinerait une maison dans laquelle personne ne pourrait habiter, pas même les propriétaires. Pas même les architectes, les électriciens, les plombiers ou les maçons. La penderie contient effectivement, suspendus à des cintres ou soigneusement pliés dans des casiers, des dizaines de vêtements dont un pull noir en cashmere que sa mère lui avait rapporté d’Écosse et un long foulard qu’il se noue au ventre comme une femme enceinte. On lui demande alors si Bébé va bien et s’il est heureux d’être bientôt maman.
– La ferme ! La ferme ! Vous n’existez pas ! Vous n’êtes qu’une hallucination ! Une activation neuronale exilée de son sommeil paradoxal ! J’ai les preuves scientifiques de votre inexistence ! hurle-t-il.
– … Qui a les preuves scientifiques de l’inexistence de qui ? fanfaronnent-ils alors.
– Vous n’existez pas !
– Nous n’existons pas !
– Vous n’avez jamais existé !
– Nous n’avons jamais existé !
– Partez !
– Partons !
Les échos se retirent alors pour laisser place à un magma sonore, comme une explosion de petits éclats verbaux aigus et impersonnels. Apparemment, papa et maman ont quelqu’un à dîner.
Alexandre Adami s’est figé en position du cadavre, l’oreille collée au parquet. Là, ce n’est pas l’ensemble inconnu dont le timbre émerge, mais celle, plus grave, de son père, qui dit à chacun de s’installer. Quelques bruits de chaises, un tintement de couverts, et c’est la voix de maman, comme à son habitude elle s’excuse du désordre ambiant et du manque de place, ces appartements parisiens sont de vrais placards, mais votre appartement est magnifique, lui répond une voix de femme, heureusement, il y a la terrasse et l’appartement du dessus que l’on a acheté deux ans auparavant pour y installer le studio d’Alexandre avec l’escalier que l’on a fait percer entre les deux étages, un hélicoïdal, c’est pratique, ça prend moins de place, là, c’est à nouveau papa, au fait, toi, tu habites dans quel quartier, dans le XVIe, vous voyez, la maison de la radio, eh bien c’est à côté.
Bientôt, le magma sonore s’enrichit d’un concert de klaxons qu’il retrace en équations dont la résolution donne lieu à un entrelacement de strates géologiques, de circuits électriques, de réseaux câblés qui dessinent l’enclos d’une jolie, d’une très jolie maison de poupée construite en plein cosmos, quelque part au sud de l’éternité, un sas où il pourrait quitter à loisir sa forme humaine pour s’essayer à d’autres identités, animales, végétales, minérales, vivre d’autres expériences, numérotées en fonction de leur difficulté, 1) converger vers le centre d’une fissure, 2) sachant qu’il y a une perpendiculaire, trouver ce qui se cache derrière, 3) calculer tous les possibles qui s’agitent sous un parquet, 4) habiter trois milliards d’années dans un mur, et toujours il les entend, là c’est papa, il explique son travail, il dirige un service dans un important organisme de recherche et d’études statistiques, un des rapports qu’il a réalisés pour une association de consommateurs va paraître dans deux semaines, l’impact de notre alimentation sur notre moral et notre santé, il va encore y avoir des polémiques, des contentieux, toutes les filières qui contribuent à la malbouffe vont s’employer à mettre en cause l’impartialité des chiffres, de la méthode, dans la boîte aussi, tout le monde l’attend au tournant, là c’est encore la femme qui parle, elle dit : c’est comme les chiffres de la délinquance, la majorité au pouvoir valorise toujours les bons et minimise les mauvais, ou les met sur le dos de la majorité précédente, quant à l’opposition, elle valorise toujours les mauvais et minimise les bons, là je n’entends plus rien, ils bougent encore des chaises, je ne sais pas ce qu’ils font exactement, ah, si, maman, elle parle guerre économique, lutte pour la vie, environnement prédateur, dis-toi bien, ma chérie, dans le règne animal, seuls les plus forts, c’est-à-dire les mieux adaptés, survivent, dis-toi bien, ma chérie, que tu es la seule à pouvoir conquérir ta place et en faire une victoire, rappelle-toi, ma chérie, que tout être humain est le gagnant, le survivant d’une guerre que se livrent sans merci des millions de spermatozoïdes.
(En pleine méditation olfactive devant une paire de chaussettes sales, la petite mouche y détecte une vingtaine de micro-organismes, dont un couple de streptocoques dorés, avant de prendre la direction de la fenêtre et de se laisser guider par un escadron de molécules de poulet en suspension dans l’air : température, 20 degrés centigrades. Hygrométrie, 81 pour cent. Ensoleillement, toujours nul. Biocénose/zoocénose, excellente, ça vit et ça remue de partout. Altitude, 55 mètres.)