– Tu te rends compte qu’ils n’ont même pas pris la peine de me recevoir avant de m’annoncer que j’allais être licencié !
Sans attendre une réaction scandalisée, ou, a minima, une réponse compatissante de son aïeule, Benjamin Sopra continue à laisser les pensées et les paroles se télescoper. Il lui parle de ses excellents chiffres, de son évaluation on ne peut plus encourageante, on lui avait annoncé une promotion, il devait être senior manager, de tous les mails de clients satisfaits compilés sur les conseils de son avocat, de ses charrettes le soir, sans compter les week-ends passés avec les clients, des directeurs financiers, parfois plus jeunes que lui, catapultés à la tête d’entreprises très profitables mais obligés de restructurer, d’alléger les coûts pour survivre dans un contexte économique on ne peut plus menaçant.
Il ne comprend pas, il ne l’a pas vu venir, pourquoi là, maintenant, pourquoi lui et pas un autre.
En même temps, si, il comprend, il comprend très bien, il ne comprend que trop bien, dans une situation de crise, pour maintenir sa rentabilité sur un marché concurrentiel accru, l’entreprise est obligée d’accentuer la pression sur les coûts salariaux, c’est la loi qui régit le monde, qui a toujours régi le monde, reprend-il en dessinant du bras un demi-cercle censé symboliser l’ensemble des univers passés, présents et futurs, celle de la sélection naturelle, Darwin nous avait prévenus, dans un milieu donné, seuls les plus aptes l’emportent et transmettent leurs avantages à leurs descendants, entraînant une amélioration graduelle de l’espèce, et avec elle un durcissement des conditions d’existence, pourquoi pas, là, chez eux, il a bien vu le trend depuis plusieurs années, ils sont passés de huit à quatre par unité, avec de moins en moins d’assistantes pour assurer le back office.
Compte tenu de son âge et de son salaire, il est dans l’œil du cyclone, coincé entre les jeunes diplômés, beaucoup moins chers que lui, et les quinquagénaires qui ont vingt, trente ans d’ancienneté, trop chers à licencier. C’est la machine à dégraisser qui se fait elle-même dégraisser, poursuit-il en regardant distraitement la petite mouche qu’il vient de chasser se poser sur la table.
L’aïeule et le petit-fils viennent de s’installer face à face mais le dîner est déjà froid.
Tout à coup, Benjamin émet un râle guttural. Le manque d’attention porté à l’assiette, la précipitation du mangeur, la friabilité des os du poulet élevé en batterie, toutes les conditions étaient réunies pour que l’accident arrive. Il se lève brutalement et tente d’extirper d’un geste rapide et efficace la flèche qui lui barre la trachée. En vain. Le râle devient paroxystique, laissant envisager le pire. Son cœur bondissant lui envoie des rafales de pensées élémentaires et terrifiées. C’est dans ce monde en miettes, illusoire zone de stabilité désormais suspendue à ces jambes qui se dérobent, à ces pulsations emportées par leur propre vitesse, qu’il trouve la force de s’enfourner la main dans la bouche. Au bord de l’asphyxie, il finit par vomir le corps étranger dans son assiette. La frayeur, et maintenant la honte, ont éclipsé ses soucis professionnels.
La vieille femme l’observe avec soulagement et lui sert un verre d’eau. Cet incident lui rappelle un terrible souvenir. Il y a fort longtemps, alors qu’elle était encore une très jeune fille, une de ses amies avait ainsi trouvé la mort dans un restaurant chic du VIIe arrondissement alors qu’elle dînait avec son patron.
« Et toi au fait, où tu en es avec ta petite amie ? » fait alors Mme Steinfeld. Après s’être appliqué à déglutir par petites lampées d’eau, le jeune homme retrouve sa mine contrariée et son discours monocorde. Justement, et c’est là le hic, ils avaient l’intention de s’installer ensemble dans un appartement plus grand, mais vu les exigences des agences immobilières qui demandent systématiquement les derniers bulletins de salaire, il ne voit pas comment il pourrait présenter les garanties demandées, bref, la nouvelle compromet sérieusement le projet, du moins à brève échéance, voire plus, si la crise perdure.
La vieille femme remue doucement la tête : « Mon pauvre Benjamin, les temps sont durs. Cela dit, ils l’ont toujours été, je te rassure. Quel grand philosophe, déjà, qualifiait les périodes de bonheur et de félicité des peuples comme des pages blanches de l’histoire ? Rappelle-toi, comme je l’ai déjà rappelé à ta sœur qui se plaignait de la baisse de ses revenus d’intermittente, que lorsque tes arrière-grands-parents sont partis de Pologne avec ton papy encore bébé, en 1929, fuyant la persécution et la misère, entassés comme du bétail dans des wagons froids, crasseux et humides, puis dans des soutes de fortune pour se faire refouler d’Ellis Island par une Amérique en plein krach boursier, obligés de débarquer à Paris parce que la France était l’un des seuls pays encore vivables qui n’avait pas totalement fermé ses frontières aux migrants, ils n’avaient ni sécurité sociale ni revenu minimum. Rien. Nada. Elle-même, elle se souvient. La guerre, avec ses bruits de sirène qui faisaient mal au ventre, ses visions de maisons en feu et de corps carbonisés. L’après-guerre, ses ruines, sa misère, ses murs gris, ses odeurs de suie et de moisi.
Loin de rassurer le jeune homme ou de l’aider à prendre du recul, ce rappel des vicissitudes du XXe siècle en exalte la précarité. Non seulement l’Histoire ne s’apparente pas à cette trajectoire rectiligne vers un progrès radieux et la satisfaction croissante des besoins de chacun, comme on le lui avait répété partout, de l’école à la famille, mais elle ne serait, au mieux, qu’un éternel retour où les mêmes causes, la spéculation, l’endettement massif des particuliers et des États, produisent les mêmes effets, au pire une déchéance, la fin programmée de cette civilisation technologique, polluante et brutale dont l’obsolescence paraît aussi irréversible que celle des produits qu’elle fabrique par milliers. Qu’y avait-il de plus déprimant au regard des rêves d’opulence qu’il avait toujours nourris ?
Il regarde autour de lui, affolé. Bienvenu au club des assistés, des anonymes et des sans-grade qui errent d’organismes de crédit en agences de retour à l’emploi avec le regard vitreux des espoirs éteints.
Tandis que l’angoisse surfe sur les moulures, glisse sur le sol et zigzague sur les ailes de la petite mouche, un bruit sourd attire l’attention de Benjamin Sopra : sa grand-mère. Elle vient de s’effondrer sur le parquet.
Foudroyé par cette nouvelle épreuve, une de plus, le jeune homme reste planté là, hagard, au milieu de cette pièce encombrée d’une énorme table de chêne massif entourée de trois dessertes ornées de vaissellerie de luxe, à contempler d’un œil étrangement fixe l’écran de son téléphone portable.
Pendant ce temps, Mme Steinfeld est assise dans le métro, en 1939. Elle apostrophe un gros monsieur à moustaches qui fume un énorme cigare en parcourant les pages « Étranger » de L’Aurore. Il y est question du coup de force du général Franco et de la grande vague de répression en Espagne. « L’odeur de votre fumée incommode tout le wagon, monsieur, et je sors d’une pneumonie mal soignée », lui lance-t-elle avec force. Quelques secondes plus tard, elle se retrouve dans les années soixante avec Maurice, Charlotte et Judith au zoo de Vincennes, devant la cage des lémuriens. Les deux fillettes sont fascinées par leurs yeux doux et globuleux et demandent si elles pourraient en avoir un. Lorsqu’elle se retourne pour leur répondre : « Non, mes chéries, ce n’est pas possible, ce sont des animaux sauvages, à la limite un lapin, ou un hamster, il faudra en parler avec papa », elle ne parvient pas à distinguer leur visage, comme si elles étaient à contre-jour. Elle se tourne alors vers Maurice, mais il a également disparu.
– Monsieur ! Monsieur ! Vous n’avez pas le droit qui dont est le…
Le ton tonitruant de la voix fait sursauter Benjamin Sopra. Il parvient finalement à appeler le Samu, ignorant tout de la nouvelle information que vient de recevoir sa grand-mère : le monsieur au cigare est revenu. Il a enfin éteint son cigare. L’article sur la guerre d’Espagne, lui, évoque un bilan provisoire de cinq cent mille morts : viva la muerte !
(Une sensation de fuite et des tunnels tous semblables qui défilent, une odeur plus enivrante qu’un désir sexuel, la petite mouche butine quelques particules de jus de poulet sur le plan de travail de la cuisine jusqu’à ce qu’une série de cataclysmes – ombre menaçante, perturbations aériennes, variations d’intensité lumineuse, peur panique d’être dévorée – ne l’en chassent et ne l’obligent à se poser sur le rebord de la fenêtre du salon : température, 20 degrés centigrades. Hygrométrie, 71 pour cent. Ensoleillement, nul. Biocénose/zoocénose, toujours excellente. Altitude, 55 mètres.)