(Porche d’un immeuble désaffecté de la rue, en face du square, 21 h 20.)
13
Décomposition
Couverte par le vrombissement continu de la circulation, une plainte s’élève d’un amoncellement de cartons déchirés, de cadavres de bouteilles et de duvets crasseux à l’intérieur de quoi une forme vaguement humaine, allongée en chien de fusil, se tortille mollement. Le plus difficile est de savoir où commence l’homme et où finit le carton, tant l’ensemble, qui glisse sur la rétine distraite des milliers de conducteurs et de passants transitant chaque jour par ce carrefour, figure une fusion entre l’homme et la matière, relation symbiotique où les particules de polyuréthane gorgées d’alcool, de sueur et de crasse ont trouvé une utilité de seconde peau aussi accueillante et protectrice que peut l’être une coquille percée pour un mollusque.
Une ligne Maginot qui prendrait tour à tour les formes de la chambre, du salon, de la salle-de-bains-W.C., de la buanderie et du jardinet, que franchissent en toute liberté bactéries, insectes, rats, moineaux, pigeons, chiens errants et autres clochards.
Lorsque la petite mouche lui effleure le pouce, se réveille une douleur lancinante que les litres d’alcool ingurgités ces dernières heures avaient presque réussi à faire disparaître. La main, désormais violacée, a encore doublé de volume, comme si les chairs voulaient s’affranchir de l’enveloppe protectrice de la peau. Il avait pourtant essayé de stopper le mal, découpant de son Laguiole toute la partie infectée. Mais après une accalmie de quelques jours, au cours desquels la plaie avait eu l’air de prendre le chemin de la cicatrisation, la fièvre avait redoublé, avec son cortège de sensations désagréables, de visions cauchemardesques et de pensées incompréhensibles.
Désormais, rien ne pourrait plus arrêter la progression de la pourriture. Rien que de la bidoche, de la sale bidoche, murmure-t-il, les dents serrées. Comment cette petite blessure au pouce, au départ à peine une rougeur, à la jointure de l’ongle et de la chair, une écorchure insignifiante qu’il avait dû se faire en se battant ou en ouvrant une boîte de conserve, avait-elle pu se transformer en une telle pourriture qui était en train de lui gangrener tout le bras ? Rien que de la bidoche, de la sale bidoche. Allez, une rasade, une petite rasade pour la route. Il lève la bouteille et fait mine de trinquer avec un habitant du quartier, un quadragénaire en costume gris qui éructe un putains de connards de merde lorsqu’il voit les grilles du parc se fermer. Du picrate qui râpe. Des mots venus d’une vie antérieure percent sa conscience de coton douloureux dans laquelle il entre, îlots de lucidité – fièvre, infection, CMU, me faire soigner dans un centre – qui se délitent aussitôt. De la bidoche. Rien que de la bidoche. Émergeant d’un flux de souvenirs embrumés, LA scène qui ne cesse de le poursuivre depuis plusieurs années refait à nouveau son apparition.
C’est samedi en fin d’après-midi, il est au travail. Comme d’habitude, la patronne est à la caisse avec le petit qui joue à côté d’elle avec ses pistolets et ses voitures. Comme d’habitude, il y a la queue, avec le patron qui grogne qu’il y a trop de monde qui attend et que ça va pas assez vite, « allez, Kevin, qu’est-ce tu branles, magne-toi le cul, on est pas là pour se dorer la pilule », et « ta gueule » qu’il lui répond, je peux pas aller plus vite, alors il s’énerve sur les entrecôtes et sur la saucisse et sur le steak qu’il enfourne à toute bringue dans la machine, dans son empressement il n’a pas vu le gosse s’approcher, il n’a pas vu la petite main se lever et disparaître dans le broyeur, quand il entend le gosse hurler il est trop tard, le truc qui sort de la machine avec le haché, c’est sa main, sa petite main encore potelée désormais réduite à un moignon pendouillant de quelques lambeaux de chair, et tout ce sang qui pisse autour, après les choses sont allées de plus en plus vite, le gosse est tombé dans les pommes, la patronne est tombée dans les pommes, le patron s’est précipité et a porté le gosse inanimé, des clients hurlaient, d’autres vomissaient, les secours sont arrivés mais la main du petit n’a pas pu être sauvée, après il y a eu la mise à pied, l’enquête de police, tout le monde croyait que c’était lui qui avait poussé le gosse, le licenciement, et toutes les galères qui lui sont arrivées après, le tribunal, la prison, l’indignité des corps, tu vas crever, tu l’auras pas volé, rien que de la bidoche, et la vision du gosse qui s’approche de la machine, ça revient, ça revient tout le temps, sa main va bientôt pourrir et se décomposer, que de la bidoche, comme la main du gosse sortant de l’autre côté de la machine, ça revient tout le temps alors qu’il n’y est pour rien, pas comme avec la gorda, il l’avait bien égorgée, elle, cette salope elle l’avait bien mérité, à force de lui dire qu’il en avait une toute petite, onze centimètres, il l’avait mesurée, onze petits centimètres qui ne savaient lui arracher que de petits couinements aigus entrecoupés de ricanements imbéciles, sale pute, égorgée comme une truie, bon débarras, j’ai p’tète une petite bite mais j’ai aussi d’bons bras, lui avait-il dit en la plaquant au sol avant de lui enfoncer le couteau dans la carotide et d’en découper les chairs avec autant de facilité qu’il l’aurait fait avec un canard ou une oie, oui, un bon gros canard bien dodu, bien gras, ah, la gueule qu’elle faisait quand elle a vu le couteau arriver, sa grosse gueule de conne effrayée, elle en revenait pas, bon débarras, elle l’avait bien mérité cette salope, pas le gosse, non, tout ça c’était avant qu’il ne se fasse éjecter par son connard de proprio, il l’aurait bien égorgé lui aussi, après lui avoir ouvert les tripes sur son costume de marque, au secours, au secours, je perds mes eaux, sale tantouze, saigné comme une grosse truie lui aussi, comme cette grosse pute lacérée au moment où elle s’y attendait le moins, tiens, au fait, ma beauté, j’ai un truc à te dire, c’est incroyable, tu vas pas y croire, et vlan, même les flics n’y ont vu que du feu et ont classé l’affaire tout de suite, vilaine sale pute, à force de lui répéter qu’il en avait une toute petite, elle était bien avancée maintenant, rien que de la bidoche, de la sale bidoche, cauchemars d’abattoir que vivent ces veaux, ces moutons, ces dindons et ces cochons qui s’affolent au moment d’y passer comme s’ils savaient, toutes ces pauvres bêtes qui hurlent à s’en déchirer les tripes, et après le silence, rien que de la bidoche, de la sale bidoche.
(Vivifiée par la saleté et la putréfaction émanant du lieu, la petite mouche s’élance vers le haut pour retomber aussitôt, appelée par l’odeur douceâtre du gazon coupé dans le parc. Perdue dans le végétal pourrissant, elle se laisse happer par le gouffre où ne cessent de sombrer, indéfiniment démultipliées, grésillantes à force de rapidité, les images fantômes de sa première journée d’existence, rayonnement fossile peuplé de montagnes hurlantes menaçantes, de mets succulents, de petites créatures multiformes, retrouvant dans ce sommeil bien mérité la mémoire de l’espèce, ces dizaines de gestes, de réflexes et d’instincts qui vont lui permettre d’occuper au mieux les trois ou quatre semaines de vie pour lesquelles elle a été génétiquement programmée.)