Dans un bocal aménagé en ring, une mante religieuse se prépare à affronter un frelon d’Asie. Des deux combattants, un seul l’emporterait. Un seul sortirait vivant de cette prison de verre où chacun avait été placé pour des raisons inconnues, du moins non répertoriées dans le catalogue comportemental et cognitif des insectes.
La mante livre les premiers assauts et envoie le frelon à terre. Au moment où ce dernier se relève, groggy et titubant, une petite mouche se pose sur l’écran où se déroule le combat. Se redressant fébrilement sur son siège, Alexandre Adami chasse l’intruse d’un revers de main et prie pour que sa championne confirme son avance. Il y a dans ce combat quelque chose d’essentiel, d’irréductible à un simple combat d’insectes mis en scène par quelque internaute monomaniaque. Comme si se jouait et se rejouait une scène primordiale, que la patine des siècles et le vernis des civilisations ne parvenaient pas à estomper. Comme si, ayant par mégarde poussé la porte qui sépare son univers de celui de la mante, il s’était retrouvé nez à nez avec ses origines les plus inconcevables.
Poursuivant sa marche à reculons de quelques millénaires, il tomberait sur la lente maturation du précambrien où les quatre continents distordus, compressés, compactés jusqu’au cataclysme, finissent par s’unifier en une sublime convulsion.
Le frelon se relève. Visiblement indemne, il se met à voleter autour de son adversaire, qui tente en vain de le broyer entre ses pattes de devant démesurées. Très vite, le rapport de force s’inverse entre les deux combattants. De plus en plus offensif et déterminé, l’hyménoptère lacère la mante et lui arrache une aile. Un détail retient l’attention du jeune homme, donnant une gravité supplémentaire au combat : l’abdomen de sa championne, étonnamment gonflé et proéminent. Des bébés. Qu’elle aurait eus avec un mâle aussitôt décapité.
Un haut-le-cœur parcourt Alexandre Adami. Il grimace, en proie à un reflux gastrique particulièrement virulent. Sans doute un effet secondaire indésirable du médicament que le docteur lui a prescrit. Du Neuroflan, un neuroleptique extrêmement puissant capable de faire taire les voix les plus récalcitrantes. Newton, Poincaré, Einstein, ils n’avaient plus donné signe de vie depuis l’absorption de cette nouvelle molécule censée améliorer la transmission synaptique, deux jours auparavant. Galois, qui avait pris l’habitude de le réveiller à 4 heures du matin pour l’aider à résoudre une équation ou le prévenir de l’imminence d’une bataille électromagnétique, s’était tu lui aussi. Même si du reste il n’avait, après consultation de sa mémoire qui lui restitue l’image en trois dimensions du cachet, jamais absorbé de Neuroflan puisqu’il s’était empressé d’en recracher le premier comprimé à la poubelle, acte de désobéissance médical qui lui avait valu une réminiscence sonore de cet imbécile de docteur Clérus qui ne cessait de lui répéter : « C’est bien les études, mais tu ne voudrais pas faire un peu de sport un peu de sport un peu de sport » comme une écholalie désagréable et un peu bébête.
Pouvait-il exister des effets placebo aussi radicaux ? À moins que les quantités infimes involontairement ingurgitées n’aient pu, par un quelconque effet de la dilution, receler le même principe actif qu’un dosage normal.
À présent, la mante est allongée, presque immobile. Le frelon achève de lui ouvrir l’abdomen tressaillant d’une substance verdâtre et gélatineuse tandis qu’un ring sonne la fin du combat. L’Étudiant se met alors à repasser la vidéo, espérant y trouver une bifurcation, une autre fin possible où la mante dévorerait le frelon ou, mieux encore, sympathiserait avec lui, une fin en tout cas différente de la ribambelle de documentaires animaliers qu’il visionne à présent avec des lions qui mangent des gnous et des chouettes qui mangent des campagnols et des libellules qui mangent des moucherons et des scorpions qui mangent des papillons et des araignées qui mangent des guêpes et des guêpes qui mangent des araignées et des araignées qui mangent des araignées et des mantes qui mangent des mantes et des criquets et des frelons qui mangent des abeilles et des loups qui mangent des agneaux.
Un léger bourdonnement l’arrache alors à la contemplation des vidéos : la petite mouche (n’est-ce pas plutôt un moucheron ?) est revenue. Vraisemblablement consciente du regard qui l’observe, elle se tient sur une corde raide entre crainte et fierté, exhibant avec une perfection d’asymptote débutante ses vols tout en s’apprêtant à fuir au premier mouvement suspect. Une ellipse. Une parabole. Une hyperbole. Un ruban de Möbius. Ne pourrait-elle pas, cette coquine, vaquer à son existence de mouche, tranquille, sans se préoccuper de cette présence gigantesque qui scrute chacun de ses déplacements ? Oui, elle joue, elle surjoue son rôle de mouche pour me séduire. Elle fait sa mouche. Tout cela est bien beau mais fort décevant au regard de la possibilité d’être soi-même mouche.
Interrompant ses réflexions, Alexandre Adami se lève brutalement de son lit pour chasser l’insecte qui volette autour de la fenêtre ouverte. Le regard titubant entre la trajectoire du diptère, le bleu du ciel, un pan d’immeuble, de l’autre côté du boulevard, où s’agite une silhouette derrière des rideaux, et les rayons du soleil éclairant une cheminée coiffée d’un chapeau de tuile rose, il avance d’un pas mécanique et lent de robocop. Si lent que l’insecte est déjà de l’autre côté de la chambre. Je suis une mouche, murmure-t-il en s’affalant sur son lit. BzzBzzBzzBzz.
Les événements visuels se donnant une bonne fois pour toutes, sans mémoire, sans succession, dans un espace de courbure quasi nulle, les apparences qui défilent comme dans un jeu vidéo odorant.
Cette image le fait sourire. Il en oublierait presque la mante religieuse n’en finissant pas de mourir. BzzzBzzzBzzz. La petite mouche. Encore elle. Il se surprend alors à compter ses va-et-vient. Un… deux… trois… quatre… trente-deux… trente-trois… trente-quatre… trente-cinq… Comme avertie par une prescience secrète (ou par son appareillage visuel qui lui donne la possibilité d’anticiper toutes les trajectoires possibles du prédateur, dégradant instantanément son futur en passé) de la main qui s’apprête à s’abattre sur elle, l’insecte s’enfuit à trente-sept, laissant l’Étudiant songeur devant le beau nombre premier qu’elle lui donne à contempler. Encore plus songeur lorsqu’il réalise qu’il s’agit de l’âge qu’avait son père au moment où il est né.
(Les chaussettes s’éloignent, des tunnels défilent : après une courbe et plusieurs zigzags, l’insecte se retrouve dans un autre espace, moins odorant et plus lumineux, où il enregistre quelques données sensorielles indispensables à sa survie : température, 22 degrés centigrades. Hygrométrie, 61 pour cent. Ensoleillement, déclinant. Biocénose/zoocénose, sans commentaires pour le moment. Altitude, 59 mètres.)