Un swing, un direct, un low kick, un uppercut, un swing, un direct, les coups s’enchaînent de plus en plus vite, créant des tourbillons d’argon, d’azote et d’oxygène où s’engouffre le diptère avant d’aller inspecter la surface d’une table, loin de la zone sismique. La jeune femme, qui vient d’ouvrir les deux battants de la fenêtre pour oxygéner la pièce, n’a pas remarqué la petite mouche qui la fixe de son œil pixelisé, à quelques mètres de là. L’observe également d’un regard tendre et humide le chien Monsieur Muscle, un croisement de bulldog anglais et de staffordshire américain.
Audrey Kalou s’est arrêtée de boxer pour s’enquérir de son rythme cardiaque : le boîtier digital qu’elle porte au poignet indique soixante-quinze pulsations par minute. Elle a encore de la marge, beaucoup de marge avant d’atteindre les zones dangereuses, les cent quatre-vingt-dix, cent quatre-vingt-quinze pulsations/minute, avec leurs risques pour le cœur. Pourtant elle est aussi épuisée qu’après un match. Et ses coups. Trop lents. Trop mous. À peine capables d’assommer un vieillard arthritique. Pas même fichus d’estourbir l’insecte qui s’est mis à voleter autour d’elle, une petite mouche qu’elle voit s’éloigner avec un mélange d’impuissance et de dégoût.
Que se passe-t-il donc ? Peut-être l’âge. Vingt-huit ans, plus très jeune pour une boxeuse. Peut-être un simple passage à vide. De l’autre côté de la rue, au même étage, la fenêtre s’est entrouverte sur une pièce dans un état de désordre profond, comme désertée par l’habitant des lieux : feuilles éparpillées, emballages en carton, sol jonché de sous-vêtements crasseux, draps froissés… Allez, ma vieille, un peu de nerf si tu ne veux ne pas être obligée de passer par la case vendeuse, videuse de boîte de nuit ou actrice de film porno pour financer la fin de tes études. Tu es en danger de mort, défends-toi ! Les yeux fermés, elle se met à sautiller sur place tandis que son studio se peuple d’aliens grimaçants, de loups-garous et d’araignées géantes qui laissent vite place à des monstres, bien réels ceux-ci, dont les sévices ont été subis par d’autres femmes.
Le tueur des Landes. S’introduisait de nuit chez ses victimes, pour la plupart des célibataires qu’il avait repérées le jour, après avoir coupé l’électricité et le téléphone : c’est le 22 septembre 1972, il est minuit. Elle est prof de français au lycée de Mont-de-Marsan où elle vient d’être mutée. Dans son lit, elle dévore le dernier Le Clézio tout en se félicitant d’avoir trouvé aussi rapidement cette maison à louer à cinq cents mètres de son lieu de travail. Parfois, elle se fige trente, quarante secondes sur une phrase qu’elle ne lit plus, assaillie par une foule de questions : a-t-elle la vocation pour enseigner ? Va-t-elle trouver un mari dans cette ville où elle ne connaît personne ? À quel syndicat adhérer ? Le jeune prof de russe est-il célibataire ? Et l’agrégé de philo qui fume sa pipe dans la salle des profs ? Tout à coup, un bruit sourd et la lumière qui s’éteint. Peut-être une panne de secteur. À moins que ce ne soit le disjoncteur. Oui, ce claquement, ça doit être le disjoncteur. Munie de la lampe de poche qu’elle cache dans le tiroir de la table de chevet, elle descend l’escalier de marbre. Traverse le salon. La cuisine. Ouvre la porte de la buanderie. C’est là qu’il est tapi. Derrière la porte. Elle veut hurler mais elle reste muette. Elle veut courir mais la peur la pétrifie sur place. Sa vie, qui ne devrait heureusement plus excéder une vingtaine de minutes, ne sera plus qu’une suite de scènes de film d’horreur de la pire espèce.
Le tueur de l’Est parisien, qui sévissait surtout dans les parkings. C’est le 10 janvier 1990, il est 3 heures du matin. Elle a passé la soirée dans un bar à tapas, rue de la Roquette, où sa meilleure amie fêtait son anniversaire et vient de récupérer sa voiture garée dans un parking voisin. Encore vibrante du brouhaha de la soirée et grisée de mojitos, elle s’installe dans sa voiture et s’apprête à tourner la clef de contact quand elle se trouve nez à nez avec un homme qui la menace avec un couteau. L’individu n’est pas particulièrement impressionnant, il doit mesurer un mètre soixante-dix tout au plus pour soixante-cinq kilos, mais sa force est prodigieuse. Elle a beau se débattre, la main qui la plaque au siège est un étau tandis que se rapproche la lame du couteau.
Le tueur des sentiers : c’est le 12 mai 1980, il est 10 heures. Elle est nanny dans un petit village à proximité du parc naturel des Appalaches et la famille qui l’emploie lui a donné congé ce jour-là. Sur les conseils de Rob, le père, passionné de chasse et de nature, elle est partie tôt le matin et a emprunté des sentiers balisés pour escalader le mont Mitchell, le point culminant de la région qui offre un panorama magnifique sur les alentours. Tout à coup, elle entend un craquement dans les fourrés, ce qui n’a en soi rien d’étonnant dans une nature où pullulent chats sauvages, ratons laveurs, lièvres, renards et blaireaux. Elle ne s’inquiète pas outre mesure et continue d’avancer, tout en restant vigilante. Mais les bruits se font de plus en plus forts et rapprochés, laissant penser qu’il s’agit d’un animal plus gros. Sans doute un ours ou un puma, attiré par l’odeur du jambon qui l’attend dans son sac à dos. La vigilance fait place à la panique, et elle décide de rebrousser chemin. Surgit alors des fourrés un homme qui tient un couteau de boucher. La peur l’immobilise et inhibe l’arsenal de réflexes qu’elle aurait dû déployer.
Tout en continuant de sautiller, Audrey Kalou s’efforce de visualiser chaque zone du cerveau. Superposant les coupes et les cartographies, elle porte une attention particulière aux zones limbiques et reptiliennes, sièges de la peur et de l’émotion, afin d’en stimuler les moindres flux électrochimiques. Et d’aider ses pieds, ses mains, ses coudes à sortir de leur douce léthargie pour retrouver l’implacable énergie du combat.
(Deux zigzags approximatifs, une ligne droite légèrement courbe, la petite mouche se retrouve à nouveau de l’autre côté de la rue : température, 22 degrés centigrades. Hygrométrie, 61 pour cent. Ensoleillement, très déclinant. Biocénose/zoocénose, rien à signaler, continuer à explorer et à voir ce qui vient. Altitude, 59 mètres.)