Affalé sur son canapé, un ordinateur portable sur les genoux, Pierre Adami regarde distraitement passer le diptère, la petite mouche, encore elle, dont il avait oublié la présence. Puis il se laisse à nouveau fouetter par la vague âcre amère qui ne cesse de le taquiner depuis quelques jours tout en parcourant distraitement les faits divers de sa page d’accueil. Une vague qui aurait pu rester une vaguelette, une goutte d’eau flottant à la surface des événements s’il n’y avait pas eu cette foutue décision de justice.
Tout avait commencé il y a neuf mois, peut-être dix. On lui avait demandé de témoigner contre un de ses collègues du comité de direction pour des faits de harcèlement sexuel dont il avait été témoin, ce qu’il avait refusé de son ton immuablement courtois, arguant qu’il n’avait jamais assisté à de tels agissements. C’était bien évidemment un mensonge puisque n’importe quel salarié travaillant à l’étage avait vu ou entendu Morin tripoter ou tenter d’obtenir les faveurs de toutes les personnes de son service qui avaient la mauvaise idée d’être femmes, jeunes et jolies, c’est-à-dire presque toutes, mais le collègue en question était pressenti pour devenir le directeur du groupe au niveau européen et il ne voulait pas se brouiller avec lui.
Avec la condamnation du cadre à vingt mille euros d’amende et six mois de prison avec sursis, la direction du groupe avait été obligée de le licencier, tandis que le principal instigateur de la fronde, qui guettait le moindre faux pas de son concurrent depuis des années, avait été promu. Quelle bêtise, vraiment quelle bêtise. Normalement, les choses auraient dû tourner autrement.
Normalement. En théorie. En terme de probabilités en tout cas, où les chances d’une quelconque sanction étaient infimes au regard d’un non-lieu.
Il avait sacrifié ce que lui dictait son sens moral à une hypothétique stabilité de sa position, de son statut, et il avait perdu sur les deux tableaux, ne doutant pas que l’apathie qui l’engloutissait un peu plus chaque jour n’était qu’un retour à sa nature profonde, à la nature profonde des choses qui n’ont d’autre choix que la pesanteur et le désordre lorsque rien ne les tient, lorsque la sève qui fait bourgeonner les arbres et les projets n’est plus là, cette nature profonde dont les défis, les plans de carrière, les concours, qui l’avaient mené là où il était, n’avaient fait que l’éloigner et qui se manifestait aujourd’hui avec une telle force, une telle inertie qu’elle rendait toute lutte vaine, tout combat impossible, même lorsqu’il s’agissait de mettre fin à ce qui relevait du droit de cuissage le plus abject.
À ce moment, le téléphone. Laure, sa femme :
– Tu ne devineras jamais qui je viens de croiser dans la rue en sortant du travail… Eva, une copine de Bordeaux, on était ensemble en terminale, elle travaille maintenant dans l’immobilier de luxe. Ce soir, elle vient dîner à la maison.
– Ce soir ? Mais…
– Les restes de gigot, tu les mets à chauffer avec du riz, tu prépares des tartines de tarama, on est là dans trente minutes. OK ?
– OK !
Un ton plutôt enjoué, sans séquelles audibles de leur dispute de la veille. Ils s’étaient encore empoignés pour une de ces broutilles de vieux couples qu’ils s’empressaient tous deux de précipiter dans le gouffre sans fin des frustrations et des reproches accumulés depuis des années. Ah, si. Il n’avait pu s’empêcher d’ironiser sur les compétences économiques et financières de Business Angels, l’entreprise dont elle est directrice associée, qui venait de perdre une place dans le classement des fonds d’investissement. Un contexte encore fragile qui, réflexion faite, rend cette visite tout à fait opportune.
Une série de coups de klaxons, dehors, attise sa curiosité qu’un simple aller vers la fenêtre suffira à satisfaire : le camion de déménagement, en face, gêne le flot de la circulation. Une bande de jeunes gars à l’air plutôt sportif font des allers et retours avec des meubles et des cartons. Combien d’amis avait-il, lui aussi, aidé à déménager, quand il avait encore des amis ? Le vibreur de son portable s’anime à nouveau. Do you want to satisfy your lady this night ? Demonstrate your power to her !
Quelques dixièmes de seconde plus tard, sur la page d’accueil de sa messagerie, des images d’écoles brûlées et de voitures calcinées. Encore ces petits cons des cités qui saccagent tout parce qu’un des leurs s’est encastré dans un poteau électrique suite à une course-poursuite avec la police. L’éternel problème des jeunes mâles non éduqués. De la testostérone qui se languit des guerres d’antan et de leurs batailles ensanglantées où tout ce beau monde s’ouvrait joyeusement les tripes dans la boue, le froid et la pluie. Après tout, s’ils y tiennent vraiment, qu’ils aillent tous s’encastrer contre des poteaux électriques, couilles devant. Il lève le poing comme un rappeur. Pense à son fils, si étrangement dépourvu de ces instincts de petites frappes : s’était-il une seule fois battu à l’école ? Clique sur ses dossiers pour le ministère du Travail tout en repensant au pot d’entreprise de la veille.
Un nouveau bip. Give her uninterrupted delight.
Il avait bien perçu la gêne dans le regard des autres salariés. Pour la première fois, en lieu et place des plaisanteries et des échanges habituels mêlant professionnalisme et convivialité, un mur de silence s’était formé autour de lui. Quelle que soit la suite des événements, les relations avec ses collègues, avec l’ensemble du comité de direction, seraient entachées de cet incident. Il serait peut-être licencié, sûrement placardisé. Quant à rebondir à la tête d’une autre entreprise, il n’en avait ni l’envie ni l’énergie. Et puis à cinquante-cinq ans, qui voudrait encore de lui ? Dans le meilleur des cas, les choses allaient continuer à se dégrader, lentement mais sûrement. Se sédimenter en couches de plus en plus épaisses, comme les artères du vieillard dont il se désolait de découvrir peu à peu le visage chaque fois qu’il passait devant un miroir. Jusqu’à ce qu’un bon infarctus fasse exploser le tout en un tas de particules vexées de s’être arrêtées en si bon chemin.
Cinquante-cinq ans. Comment toutes ces années avaient-elles pu filer ainsi, transformant le jeune homme rebelle et plein d’avenir, fondateur du groupe punk les big shits, en un cinquantenaire cynique et las ? Il y avait là-dedans quelque chose de l’ordre du mauvais gag, de la farce bête et méchante, comme dans ces cauchemars à la K. Dick où les gars vieillissaient de trente ans après un mauvais trip ou un sale bidouillage de leurs repères spatio-temporels. Sauf que là, c’était sa vie, et la blague n’avait rien de drôle. Ni de normal. Ni de spirituel. C’était tout simplement scandaleux. Loin de ce promontoire de sagesse lumineuse qu’il croyait jadis pouvoir atteindre un jour, de cette envolée vers une sérénité spirituelle d’où il pourrait contempler sa vie, celle des autres, avec un détachement amusé de vieux Tibétain, apparaissait de plus en plus distinctement devant lui ce gouffre où ne cessaient de disparaître les uns après les autres les vivants qui avaient accompagné son passage sur terre.
(La petite mouche se pose sur le rebord de la fenêtre, capte le taux d’hygrométrie de l’air, nettement plus élevé à cet endroit, détecte une multitude de fines substances en suspension dans l’air, aérosols, poussières, micro-organismes, et retourne dans le salon : température, 22 degrés centigrades. Hygrométrie, 61 pour cent. Ensoleillement, de plus en plus déclinant. Biocénose/zoocénose, de plus en plus riche et animée. Altitude, 59 mètres.)