Combien d’assassins va-t-elle devoir ainsi convoquer, chez elle, en elle, combien de fois va-t-elle se laisser battre, violer, estropier, torturer, là, dans ce studio de quarante mètres carrés, avant qu’il ne se passe vraiment quelque chose, avant que ne se déclenche la réaction chimique qui pourra libérer les quelques milligrammes d’adrénaline salvatrice ? Si elle se trouve bien incapable d’apporter ne serait-ce qu’un semblant d’éclairage (du moins pour le moment) au mystère de son manque d’entrain, elle a une certitude : elle n’y est pas.
Un je-ne-sais-quoi en elle oppose à la ronde macabre une vague d’apathie, de langueur peut-être, qu’elle n’arrive pas à combattre et la porte ailleurs. Et elle a une expérience suffisante des combats pour savoir que si elle n’y est pas, elle n’a aucune chance de gagner.
Lui répondent en un écho ironique les ronflements de Monsieur Muscle, assoupi sur le canapé. Émotions, joies, peurs, pensées, sensations (et autres preuves de l’existence d’une conscience canine) se sont condensées en une vibration sonore qui agite le faciès patibulaire du molosse de convulsions simiesques, aussi comiques qu’effrayantes. Une invitation supplémentaire à l’inertie et à la torpeur.
De guerre lasse, elle se résigne à réitérer l’empilement macabre.
Le dépeceur. C’est le 3 mai 2012, il est 4 heures du matin. Elle a passé la nuit avec un homme rencontré à une soirée chez une amie d’amie. Acteur canadien de passage à Paris pour un tournage, il a un accent délicieux et un corps superbement musclé. Lorsqu’elle se réveille, elle est ligotée sur le lit, l’homme s’apprête à la frapper avec un pic à glace qu’il vient de sortir de sa valise. Les murs tremblent, la chambre s’obscurcit, comme pour anticiper sa fin prochaine. Un nouveau regard sur son poignet digital : cent dix pulsations/minute et elle déjà fatiguée.
Les semaines précédant chaque victoire, elle pouvait monter jusqu’à cent soixante et se sentir aussi fraîche et dispo que dans une pub pour gels douche. Elle a beau avoir une excellente condition physique et une technique parfaitement maîtrisée, il lui manque l’essentiel. Ce qui a fait gagner Caruso, Ali, Tyson et tous les grands de l’histoire de la boxe.
Alors qu’elle s’apprête à faire entrer Désiré Landru, s’active le vibreur de son téléphone portable. Sa mère. Elle lui annonce tout de go qu’elle va être licenciée du centre d’appel où elle travaille depuis bientôt quatre ans, suite à un conflit avec son responsable hiérarchique. En attendant d’être convoquée à l’entretien préalable, elle est mise à pied à titre conservatoire mais elle s’attend au pire. Vu la violence de leurs derniers échanges et l’ambiance sociale du moment, le plus probable est qu’ils lui trouvent une faute grave pour la licencier sans indemnités. Tout ça parce qu’elle a traité de Kapo ledit manager qui lui reprochait d’avoir dépassé de trente-sept secondes son temps de pause réglementaire. « Trente-sept secondes, tu te rends compte, ma fille ? Moi qui croyais que l’esclavage avait été aboli ! » fait-elle avant de lui livrer quelques informations sur la situation économique et financière de l’entreprise.
Selon le délégué du personnel qui l’accompagne, la direction chercherait à se débarrasser des salariés âgés à moindre frais dans la perspective d’une délocalisation de tous les centres opérationnels au Maroc depuis que la société a été rachetée par un important fonds d’investissement. Au dernier comité de direction, les actionnaires de Business Angels (c’est le nom dudit fonds !) auraient nettement revu à la hausse les objectifs de rentabilité dans la perspective d’une cotation en bourse. Alors que la boîte faisait déjà un maximum de profit, avait déploré le représentant des salariés. « Et maintenant, je vais vivre avec quoi ? » fait la quinquagénaire en guise de conclusion.
La jeune femme vient de s’asseoir sur le fauteuil qui fait face au canapé. Mise à pied, licenciement, maman, cotation en bourse, chômage, expulsion, les mots et les possibles dont ils portent l’existence s’entrechoquent, leur télescopage libère une vague de chaleur sèche qui s’insinue en chacune de ses cellules pour y charrier des flux d’adrénaline. Après un silence de quelques secondes, Audrey Kalou explose de rage au téléphone. « Mais ils n’ont pas le droit de te virer comme ça. Ne t’inquiète pas, maman, on va se battre, et on va gagner. »
Dès demain, elle contacte des avocats de sa fédération de boxe pour les attaquer aux prud’hommes. Elles vont leur montrer qui elles sont.
Le téléphone à peine raccroché, elle se sent portée par une force extraordinaire, une énergie qui n’a rien à voir avec les décharges de haine artificiellement sollicitées sur les conseils de son coach entraîneur qui lui délie les pieds, les jambes et les poings, tout va très vite, de plus en plus vite, de plus en plus fort, si fort, si vite qu’elle manque d’étourdir la petite mouche qui vient de passer. Le diptère l’a esquivée de justesse, à un millimètre près elle était groggy, comme l’auraient été les tueurs du sentier, les Désiré Landru, les Guy Georges, les David Carpenter, les Rocco Magnotta, elle les attend tous. Même Anita Kroponovna qu’elle affronte le mois prochain pour le championnat de monde des super-welters femmes. Même avec ses six ans de moins qu’elle, ses quatre centimètres de plus, et sa plus grande allonge.
Seul Monsieur Muscle, vautré sur sa banquette de velours, impérial, imperturbable, continue de ronfler en lâchant quelques pets.
(Perturbée par une succession de signaux annonciateurs du danger, rafales, éruptions, secousses telluriques, variations brutales d’intensité lumineuse, la petite mouche s’enfuit par la fenêtre à plus de vingt kilomètres/heure : température, 21 degrés centigrades. Hygrométrie, 61 pour cent. Ensoleillement, insignifiant. Biocénose/zoocénose, sucrée-salée, océanique. Altitude, 59 mètres.)