(Retour à l’immeuble haussmannien du 23, cinquième étage, 20 heures.)
7
Effondrement
– C’est ton chien ?
Tout en distribuant des tartines de tarama, Laure Adami fixe avec un intérêt tendre et amusé la photo du quadrupède, sans doute un bichon, qui apparaît sur l’écran de l’iPad de son amie.
– Euh, c’était mon chien, nuance-t-elle avec un début de trémolo dans la voix.
– Et alors… qu’est-ce qui lui est arrivé ?
La business woman a posé la question avec une demande de précision dont les arêtes tranchantes, loin de révéler un quelconque élan compassionnel, ont délibérément annoncé son intention d’obtenir un compte rendu précis et circonstancié du drame. Pierre Adami, quant à lui, s’apprête à entamer son troisième verre de whisky. Il se contente d’un hum hum gêné et disgracieux en s’attendant au pire. S’il avait été aussi rapide et énergique que sa femme, il aurait trouvé un subterfuge capable de changer le cours de la conversation avant qu’il ne soit trop tard. Le voulait-il réellement ? Pour le moment, il se contente de fixer son téléphone portable d’un regard étrangement fixe et absent.
Si elle ne retint l’attention de personne à ce moment-là, cette expression qu’il affichait depuis peu et dans laquelle il semblait figé, perdu dans quelque lointain projet, s’avéra une aide précieuse pour comprendre la suite des événements et trouver un sens, ou à défaut un semblant de cohérence, à ce qui en paraîtrait alors cruellement dépourvu. Un mur de silence est tombé entre les trois convives, tandis que la petite mouche régurgite ni vu ni connu son labium sur une tartine de tarama, l’arrosant de germes de salmonelle dont l’intrusion ne manquera de déclencher un branle-bas de combat pour les millions de lymphocytes qui vont devoir répondre à l’ordre de mobilisation générale contre l’envahisseur.
Tout en vidant son verre de whisky coca, Eva explique qu’elle a passé six ans de sa vie avec Gary, un adorable bichon maltais ; un compagnon si fin, si intelligent, qu’il grognait ou montrait les dents dès qu’une personne émettait des pensées négatives à l’égard de sa maîtresse. Une idylle à laquelle les roues criminelles d’un chauffard viennent de mettre fin devant un supermarché de l’avenue Mozart, alors que Gary, qu’elle promenait au bout d’une laisse extensible, empiétait légèrement, quelques centimètres tout au plus, sur la chaussée pour renifler un emballage de junk food où gisaient des restes de hamburger. À mesure qu’elle énonce les détails – le hurlement de l’animal, le pelage blanc maculé de sang, les os broyés par la roue, le conducteur prenant la fuite, l’indifférence agacée du policier prenant la disposition –, ses tressautements se transforment en un déluge de larmes.
– Ma pauvre chérie ! Comme je suis désolée pour toi. Laure Adami s’est levée de son canapé Pol Frau pour venir enlacer son amie d’enfance. Secrètement soulagée d’avoir trouvé le moyen le plus radical de briser le mur de verre qui les séparait, elle lui parle d’une voix anormalement douce et compréhensive.
Elle se souvient de Rita, la femelle boxer de ses parents. Ses bonds de joie intempestifs qui la renversaient lorsqu’elle revenait de l’école, c’était avant qu’ils ne s’installent à Bordeaux même, ils habitaient encore dans un patelin des environs, à dix kilomètres de Mérignac. Ses après-midi passés dans le jardin à lui lancer la baballe dans le jardin. Ses grands yeux noirs où l’attachement s’obscurcissait si facilement d’un soupçon d’inquiétude. L’effroyable découverte qu’ils avaient faite un matin. La pauvre bête, tétanisée, poussait des râles à réveiller les morts et crachait des torrents de bave. Empoisonnement, avait laconiquement diagnostiqué le vétérinaire appelé en urgence.
Sans doute un voisin envieux de l’ascension sociale de papa qui avait gravi un à un les échelons pour se retrouver directeur général de l’entreprise de travaux publics qui l’avait engagé comme simple apprenti trente ans auparavant, suppute Laure Adami en regardant un certain « Christophe travail » clignoter sur son écran de portable. « Il faut dire qu’on devait faire un peu nouveaux riches avec notre BMW trois cent soixante garée devant le portail. »
Parfois, la présence d’un animal lui manque, elle craquerait devant un cocker ou un petit bouledogue français, pourquoi pas un golden retriever, c’est si mignon, bébé, une adorable petite boule de poils et de tendresse, mais Pierre ne veut pas en entendre parler, regrette-t-elle. Ce dernier, qui s’était absenté pour découper le reste de gigot dans la cuisine, soupire dès qu’il prend connaissance de l’échange entre les deux femmes.
Cette conversation l’entraîne au milieu de quelque zone pavillonnaire du nord de la France dotée de téléviseurs grand écran devant lesquels des petits Kevin se font arracher le visage par le rottweiler de la maison qui n’aurait pas fait de mal à une mouche tandis que le facteur apporte une nouvelle notification de la commission de surendettement.
Laure Adami, quant à elle, écoute son amie d’enfance évoquer sa vie avec Gary tout en réalisant qu’elles n’avaient jamais été amies. Si c’est bien sous ce vocable qu’elle l’avait présentée à Pierre, toute à la surprise de cette rencontre, son élan premier méritait un petit correctif. Sous les assauts focalisateurs de la mémoire, la scène de retrouvailles et de complicité retrouvée perd peu à peu de sa consistance alors qu’émergent de plus en plus distinctement des tranches de vie de cette terminale scientifique où les relations entre élèves souffrent d’un esprit de compétition qui obère toute convivialité. Il y a bien un noyau de fêtards, pour la plupart des enfants de notables habillés grunge, avec au centre cette fille qui a la réputation de coucher avec les garçons, ne lui adresse pas la parole et la toise de son quatre-vingt-quinze C, pas même un salut, comment tu vas, cette garce d’Eva qu’elle aurait l’heureuse surprise de revoir et de consoler trente ans plus tard comme s’il s’agissait d’une personne qui lui avait été chère.
Un quiproquo émotionnel somme toute classique, relativise-t-elle, qui doit autant tenir de la probabilité extrêmement faible de cette rencontre que du travail de sape du temps qui passe. Comme si, toutes deux survivantes d’une armée en marche dans une guerre contre l’oubli, elles s’étaient chacune laissé emporter dans le torrent de cette solidarité nouvelle, plus forte que toutes les contingences terrestres. Elle n’avait effectivement revu aucun de ses camarades de lycée et ne les reverrait probablement jamais. Quant à ses profs, ils devaient être pour la plupart à la retraite, peut-être morts pour certains.
Le passé lointain dont cette Eva est le témoin involontaire ressuscite un temps révolu, sans téléphones portables ni connexions internet. Un temps où elle aurait été bien en peine d’avoir un quelconque avis sur l’existence qui serait la sienne trente ans plus tard si d’aventure un bon génie lui en avait laissé cette photographie : elle, quelques rides en plus, le jean tee-shirt remplacé par un tailleur, les cheveux dégradés en lieu et place de ses interminables bouclettes, son appartement à moulures dans un quartier parisien plutôt cossu, son fils (dont la santé mentale, aussi fragile que celle de sa propre mère, ne cesse de l’inquiéter), son mari (qu’elle trouve de plus en plus déprimé et déprimant), son métier (dont elle est très fière).
(Effrayée par l’ombre gigantesque qui s’approche tandis qu’elle est en train de déguster quelques particules de tarama, la petite mouche prend la fuite et s’envole par la fenêtre grande ouverte : température, 21 degrés centigrades. Hygrométrie, 61 pour cent. Ensoleillement, de plus en plus nul. Biocénose/zoocénose, riche et variée. Altitude, 59 mètres.)