Aujourd’hui, c’est décidé, il lui parle. Pour lui dire que ce n’est pas possible, ce n’est pas le bon moment, est-ce trop tôt ou trop tard il ne sait pas, tout ce qu’il sait c’est qu’il serait ravi de la garder comme amie. Ils s’étaient rencontrés il y a plus d’un mois mais il n’avait jamais osé lui avouer.
Il avait bien tenté à plusieurs reprises mais s’était contenté d’articuler un timide « au fait, je voulais te dire », se perdant dans le brouhaha nappé de musique d’ambiance du restaurant où ils dînaient, quand ce n’était pas un événement extérieur, appel du travail sur le portable, odeur de brûlé nécessitant un aller vers le four, qui rendait impossible toute conversation intime.
Sans compter que ces derniers jours avaient été marqués par deux échéances incontournables – un voyage professionnel et un déménagement –, qui n’avaient pour le moins pas favorisé ce type d’échange.
Lorsqu’il la voit revenir avec des tartines de tzatzíki et un sourire épanoui de femme aimée, les mots se dérobent à nouveau pour disparaître dans une trappe grouillante de molécules énervées et de flux hormonaux en colère dont les mains moites, le gosier sec et le larynx noué (autant de symptômes qui le poussent à ouvrir la fenêtre du salon) sont les émissaires les plus démonstratifs. S’il y a bien un moment où il échangerait son existence contre une autre, c’est quand il reste ainsi, immobile, bouche bée, prisonnier de l’implacable loi des physiologies. Une existence dans laquelle il aurait la force et le courage de dire à la femme qui avait décidé de passer sa vie avec lui qu’elle faisait fausse route.
Allait-il enfin pouvoir lui parler un jour ? Plus il tarderait, plus la situation s’enkysterait et plus il lui serait difficile de s’en dépêtrer. Toujours enclin à se mettre à la place de l’autre, à en deviner les moindres tourments, rongé par un sentiment permanent de culpabilité que dix années d’analyse n’ont pas réussi à faire disparaître et parfaitement incapable de s’opposer à quiconque (pas même à la petite mouche qui ne cesse de tourner autour de lui), il s’était toujours débrouillé pour faire capoter dès les premières heures toute relation susceptible de complications.
Il se lève et se poste à la fenêtre. Son œil glisse entre la terrasse de café qui fait face au square, vibrante de monde depuis l’arrivée des beaux jours, le caducée de la pharmacie, la façade de l’église enluminée d’un Christ plus fort que la mort clignotant comme une enseigne discount et les lunettes signalétiques de l’opticienne, une petite brune souriante et volontaire, chez qui il va désormais acheter ses lentilles de contact.
Lui parviennent alors, comme venant de très loin, de l’intérieur des murs, des aboiements de chien. Sans doute un appartement voisin, ou plutôt un immeuble voisin, tant il est obligé de tendre l’oreille. Il ne les avait pas entendus depuis son arrivée, deux jours auparavant, tout comme il n’avait pas remarqué cette bande de papier peint psychédélique à côté de la cheminée, ni, lorsqu’il se met à regarder à nouveau par la fenêtre, l’antenne parabolique de l’immeuble d’en face jouxtant une fenêtre encombrée de sous-vêtements (pourtant pas le style du coin, ni de cette famille vivant dans ce duplex haussmannien dont il a déjà identifié chacun des membres, le père, gros front dégarni d’énarque vieillissant, la mère, beauté tonique de directrice de quelque chose, le fils et ses boxer shorts en prépa sup ou HEC).
Plongé dans la contemplation d’un stratus, il songe à nouveau à cette jeune femme qu’il avait croisée dans le métro, une semaine auparavant. Cela s’était produit la veille de son départ à Hawaii. Loin de lui faire oublier cette apparition, les quelques jours passés à l’observatoire de Mauna Kea, où il s’était abîmé dans l’observation des quasars et du rayonnement fossile, n’en avaient qu’intensifié l’absence. Même la présence de Kate, cette jeune Américaine au faux air de Sigourney Weaver qui connaissait l’œuvre d’Edgar Poe sur le bout des doigts, n’avait pas réussi à faire diversion. À son retour, il avait emménagé ici, dans cet appartement incomparablement plus spacieux que le précédent mais si désespérément privé de la présence de l’Élue. Comment pouvait-il éprouver des sentiments aussi forts pour une personne côtoyée à peine plus de dix minutes dans un wagon de métro ? Non, ce ne serait pas aujourd’hui qu’il lui parlerait. Pas avant d’avoir tout mis en œuvre pour retrouver cette inconnue. Que faire ? S’inscrire sur un site de rencontres ? Attendre de la croiser à nouveau ? Dire qu’il n’avait pas osé lui parler lorsqu’il lui avait restitué son téléphone portable, rattrapé de justesse !
Pauvre idiot, tu es bien avancé maintenant. Il ne savait rien d’elle, à part quelques bribes d’informations minuscules, qu’elle avait livrées à son insu : elle lisait des notes sur un dénommé Jakob von Uexküll dont il s’était empressé de découvrir l’œuvre. Il avait fait le tour des réseaux sociaux, croisé référencements et thèses d’étudiantes, recensé tous les travaux sur le philosophe, rien n’avait débouché sur une piste sérieuse. Plus que toutes les conversations sur les mondes animaux, la conscience de la chauve-souris ou la représentation de l’espace chez l’araignée, lui manque son corps. Ses cuisses, galbées, fuselées par l’effort. Sa peau noire, ses cheveux de jais, son corps, qu’il allait encore retrouver cette nuit en fermant les yeux et en pensant fort, mais vraiment très fort à elle pour changer cette réalité si peu excitante qui était la sienne en une autre, infiniment plus désirable. Le seul élément dont il a un souvenir net, tant ses traits se désagrègent et prennent l’apparence de visages connus comme celui des chanteuses Whitney Houston ou Beyoncé, est le brillant du short en stretch qu’elle portait.
C’est alors, tandis que la petite mouche vient de se poser sur des restes de croissant, que cette pensée prend la forme d’un pari insensé. Il allait tenter de la retrouver. Il savait que c’était impossible, que cette impossibilité le mènerait à une folie dont rien ni personne ne pourrait le sortir, tout comme si cette possibilité existait (aussi infime qu’un trou de vers, ces failles spatio-temporelles qui nous permettraient de communiquer avec le passé) elle le mènerait à une folie dont rien ni personne ne pourrait le sortir (car enfin, quelle garantie aurait-il, si jamais il réussissait par miracle à la retrouver, de pouvoir la séduire ?), il savait que c’était là le meilleur moyen de saborder sa vie, sa santé, son bien-être, mais il savait encore plus et surtout qu’elle avait laissé en lui, par son seul regard, une fêlure qui allait devenir le théâtre de son inéluctable abolition.
Pendant ce temps, madame l’Indésirable s’est remise à parler. Depuis que ses parents, alors qu’elle n’avait que huit ans, lui avaient expliqué que les dinosaures avaient disparu à cause d’un astéroïde, elle vivait dans la terreur d’une nouvelle collision qui anéantirait tout, la vie humaine, animale, végétale, bref, une destruction totale de notre écosystème. Elle avait parcouru le roman de Cormac McCarthy, La Route, avec le ventre noué par une angoisse prémonitoire. En professionnel, il lui répond d’une voix douce et absente. Des objets célestes, pour la plupart venus de la ceinture de Jupiter, n’ont cessé de frôler ou de percuter la terre, mais la plupart d’entre eux, gros de quelques dizaines de centimètres, abîmeraient un toit de voiture ou de maison, tout au plus. Parfois, des collisions plus sérieuses se produisent, comme celle qui dévasta des kilomètres carrés de forêt dans la Toungouska, en Sibérie, au tout début du XXe siècle. En revanche, la rencontre avec un astéroïde aussi puissant que le tueur présumé des dinosaures est nettement improbable et si d’aventure un de ces bolides de plusieurs kilomètres de diamètre prenait la direction de la Terre, nous aurions les moyens scientifiques de le détecter et de le détourner, ou de le détruire. Bref, la probabilité d’une telle collision est extrêmement faible, pour ne pas dire nulle. Aussi faible, aussi nulle que la probabilité de revoir cette femme, songe-t-il en se postant à nouveau à la fenêtre… C’est à cet instant que naît l’intuition d’une cristallographie cosmique créée et ordonnée par les seules règles du désir, palais des glaces amoureux diffractant la seule magie de ces onze minutes par une furtive alliance de polyèdres rhomboèdres aimants, de géodésiques bienveillants, d’algorithmes compatissants, de toutes ces entités mentales, abstraites, soudainement animées de la ferme intention de l’aider à la retrouver. Oui, il allait se poster chaque jour à la même heure dans le couloir du métro Odéon qui mène de la ligne 10 à la ligne 4 (car il en était, à mesure qu’il la revoyait fermer son sac à main comme si elle venait d’en fouiller le contenu afin d’en extirper ses notes, de plus en plus convaincu, elle n’était pas installée depuis plus de deux minutes lorsqu’il s’était assis en face d’elle et avait donc dû, selon toute vraisemblance, prendre le métro à la station Odéon ou changer à la correspondance, cette dernière hypothèse étant, à la réflexion et en fonction des éléments statistiques qu’il s’était construits, la piste à privilégier).
H. lui demande à quoi il pense. Il réfléchit quelques secondes, prend son élan et se tourne vers elle d’un air contrit : à quoi je pense ? Au miracle des rencontres, à la magie du désir. Elle le regarde avec des yeux qui brillent de la certitude d’avoir enfin trouvé l’homme de sa vie. Il baisse les yeux. Il transpire. Une sueur froide, collante, désagréable.
De l’autre côté des murs, le chien aboie à nouveau. On lui ordonne, une voix féminine au bord de l’inaudible, comme appartenant à un autre espace-temps, de se taire. Il se tortille, il se gratte, il toussote. Le ciel s’obscurcit. Le christ clignote de plus belle. Il ne s’est jamais trouvé aussi hypocrite, veule, décevant qu’à cet instant.
(Après s’être empiffrée des particules grasses et sucrées contenues dans les miettes de viennoiseries du matin, la petite mouche disparaît dans la lumière : température, 20 degrés centigrades. Hygrométrie, 61 pour cent. Ensoleillement encore bon. Biocénose/zoocénose, rien à signaler. Altitude, 59 mètres.)