L’attroupement qui s’est formé dans le couloir a diminué de moitié mais il reste encore trois ou quatre jolies filles. Des étudiantes, surtout, ou de jeunes salariées travaillant dans des agences de pub, de stylisme, ou des galeries d’art, bref, des petites salopes sponsorisées, totalement ou en partie, par papa-maman, que l’heure tardive de cette visite n’a pas rebutées.
Après avoir donné congé à son visiteur, il invite d’un simple mouvement de tête le suivant à entrer. Un index tendu en direction de l’appartement accompagne l’injonction. Cette mise en scène d’où toute convivialité est bannie fait de lui un être terrible et omnipotent, un geôlier qui serait également juge, procureur, avocat, gourou et amant. Sa toute-puissance se devine au silence qui a suivi son apparition lorsque la porte s’est ouverte.
La personne qui marche devant lui est l’une des jeunes femmes qu’il a remarquées en arrivant. Elle avance d’un pas souple mais hésitant et lui demande si c’est bien mille deux cents euros toutes charges comprises. Cheveux châtains ondulés. Un mètre soixante-dix. Bonne moyenne en tout. Approximativement un quatre-vingt-cinq B. Il répond d’un ton froid qui se voudrait spirituel un « oui mademoiselle, et la vue sur le square est comprise dans le prix ».
La voix joue le détachement, le regard est ostensiblement ailleurs mais il guette le moindre de ses gestes. Qu’elle se penche légèrement, dévoilant une bretelle de soutien-gorge ou un début de relief mammaire, et c’est l’effervescence dans une basse-fosse moléculaire et hormonale où ses mains, son sexe, sa bouche pétrissent et matraquent sans complexe ni retenue les recoins les plus intimes de son anatomie.
Parue sur un site internet, l’annonce a suscité pas moins de trente visites. Rien de plus normal pour un aussi beau meublé double exposition refait à neuf dans un quartier sûr et agréable à vivre, à trente minutes des cafés branchés et des galeries d’art. Si vous êtes motivées il va falloir payer cash, mes chéries, éructe-t-il, vibrant de hargne et de désir.
Dire qu’il avait failli se débarrasser de cet appartement, héritage de sa grand-mère maternelle, au début des années 2000. C’est son ex-femme, toujours bien inspirée dès qu’il était question d’argent, qui l’en avait dissuadé. « Tu es assis sur un tas d’or, tu n’as pas le droit de le vendre », s’était-elle indignée alors qu’ils étaient encore ensemble, comme s’il s’était agi de son propre bien. Sur ce sujet-là au moins elle avait été de bon conseil. Encore une preuve que les personnes qui nous font du bien ne sont pas forcément celles qui nous aiment le plus, et vice-versa : un aphorisme de son manager, fin connaisseur de l’âme humaine et qui estimait qu’il n’y avait rien de tel qu’un bon cocktail de pression, de menaces, de peur et de larmes pour transformer un parfait glandu en bon cadre surbooké, accro aux chiffres et aux reportings.
Lorsqu’il passe devant la salle de bains, il toise avec un mépris douloureux la vague silhouette de scarabée vieillissant qui se profile dans le miroir. Pas vraiment laid, sans ce je-ne-sais-quoi de discordant et tourmenté qui aurait pu lui donner le charme vénéneux d’un Gainsbourg ou d’un Mick Jagger, il souffre juste d’un physique banal, presque comique de ces Français moyens stupides et arrogants que se plaisaient à croquer les dessinateurs de BD des années 70. À défaut de l’avoir vraiment raté ou affublé d’un lourd handicap, les gènes de ses parents l’avaient tout simplement bâclé.
Si cette médiocrité physique n’avait en soi rien de dramatique, loin de là – nombre d’hommes compensent une silhouette discordante, une taille minuscule, un visage repoussant, des traits disgracieux, par un métier attractif, un univers glamour ou une belle fortune –, elle prenait dans son cas l’allure d’un chemin de croix.
En effet, s’il aimait plus que tout le corps des femmes, il n’en avait pas touché un depuis longtemps à cause de ce déficit manifeste en sex-appeal. Inscrit depuis plusieurs mois sur un site de rencontres haut de gamme, il avait croisé une bonne vingtaine de partenaires potentielles, plutôt jolies au demeurant, mais n’avait pas réussi à en attirer une dans son lit.
De l’autre côté de la rue, deux étages plus haut, une silhouette gracile s’approche de la fenêtre avant de disparaître, lui laissant comme seuls identifiants mémorisables la fluidité d’une démarche et le dégradé châtain encadrant des traits pointus assortis d’une bouche de belle suceuse. À chaque nouveau rendez-vous au restaurant ne lui échappait pas le « ah » de déception lorsqu’elle comprenait qu’il occupait un poste sans envergure – il n’avait même pas été foutu de passer cadre hors coef – dans un univers professionnel des plus austères. Ah, ces sales putes auraient réagi autrement s’il leur avait annoncé qu’il était acteur, milliardaire ou trader. Son métier de responsable logistique au sein d’un géant de l’industrie chimique n’était pourtant pas dénué d’enjeux et d’intérêt intellectuel. La philosophie du lean ne s’était-elle pas étendue à l’ensemble des sphères de la société ?
Être salarié d’un groupe mondial offrait en outre des avantages de nature à assurer une vie de couple très confortable. Un comité d’entreprise qui proposait à des tarifs dérisoires croisières sur le Nil ou voyages en Thaïlande, une complémentaire santé qui lui remboursait l’acupuncture pour ses varices, une participation aux résultats de l’entreprise. S’il le prémunissait contre une précarité qui frappait nombre de personnes de son entourage – l’un avait été remercié de son entreprise après vingt ans de bons et loyaux services tandis que l’autre s’était vu notifier une faute grave pour éviter un licenciement économique, etc. –, son statut social n’était pas suffisant pour lui apporter des jolies femmes dans son lit.
Lui restait, bien sûr, l’ultime solution de faire appel à des professionnelles du sexe, mais il avait connu, deux ans plus tôt, une expérience malheureuse avec une prostituée, une splendide Lituanienne qui faisait du phishing téléphonique, elle l’avait dépouillé de sa carte bleue et de ses papiers, il ne tenait pas à renouveler l’exploit. Dans sa théorie des phalanstères, le grand utopiste Charles Fourier (dont il venait de découvrir l’œuvre dans un hebdomadaire économique) construit la société idéale en fonction des besoins et des aptitudes de chacun. Un subtil mélange de libéralisme économique et de communisme sexuel fait d’échange et de troc, à l’opposé du capitalisme qui règne en maître en matière de sexe, où la désirabilité de chaque individu est indexée à un ensemble de critères physiques, sociologiques et surtout médiatiques : truc, qui n’a pas un physique de play-boy, a été vu dans une émission en prime time : plus trois coef quatre. Quant à machin, personne ne l’a vu depuis plus de dix ans : deux points coef deux de moins.
Cette jeune femme, par exemple, appartient selon toute vraisemblance au monde de l’art. Elle doit, selon toute vraisemblance, fréquenter des artistes, des créatifs, des critiques avec qui elle couche parfois, des artistes, des créatifs, des critiques, pas intrinsèquement plus séduisants que lui mais auréolés de la situation sociale à laquelle elle aspire. En couchant avec un homme issu d’autres horizons professionnels en échange d’un studio (qui, par son charme, son emplacement, contribuera largement à son bonheur), elle œuvrerait à la juste répartition des richesses sexuelles et contribuerait à la prospérité du cadre moyen, hétérosexuel et divorcé. Et le droit à la jouissance pour tous, bordel ! Voilà en outre qui le dédommagerait des injustices qu’il avait subies avec sa condamnation à six mois de prison et trente mille euros de dommages et intérêts pour viol conjugal, violences conjugales et interdiction du droit de visite.
Un bourdonnement intense, inhabituel, le ramène alors à son environnement immédiat. Il croit d’abord voir péricliter une espèce de guêpe noire d’une variété inconnue mais il s’agit de deux mouches communes qui copulent. Les deux insectes finissent par atterrir sur le parquet. Il tente de les écraser mais elles prennent aussitôt leur envol. Heureux animaux, qui s’accouplent par simple nécessité tout en se fichant pas mal de savoir si celui-ci est plus désirable que celui-là. Énumérant les avantages que procure le double vitrage dans un quartier aussi animé, il compare, dissèque, élimine (ni la névrosée hystéro, ni l’intello chiante, ni la conne revendicative capable de rameuter tous les médias…), et finit par la désigner comme la favorite.
N’importe quelle analyse de risque lui montrerait que le rapport entre le risque encouru (minime, car si elle portait plainte en justice pour harcèlement sexuel, il pourrait toujours déclarer qu’elle était consentante) et le bénéfice (infini) était excellent. Après, les événements allaient se précipiter. Lorsqu’ils seraient sur le point de terminer la visite, il irait la voir en lui susurrant, sur le ton de la confidence : « Si vous le voulez avoir le studio, cela ne tient qu’à vous et à vous seule. » Comment allait-elle réagir ? Qu’importe. Non, vraiment, il n’a rien à perdre. Non seulement il n’a rien à perdre mais il a tout à gagner, à commencer par le respect de sa dignité de mâle. Les hommes ne sont-ils pas des animaux comme les autres, avec les mêmes pulsions, les mêmes instincts à assouvir ?
Pendant que la jeune femme ouvre et ferme la fenêtre, l’obsède l’idée de se disséminer, de s’éparpiller en mille particules aux quatre coins de son joli minois pour s’affaler comme une brute épaisse ou un arbre qui tombe et s’aplatit dans la nuit d’une conscience opaque, argileuse, idée qu’il dissimule désormais avec la plus grande peine.
(La petite mouche s’envole par la fenêtre ouverte tandis que son amant de passage décide de continuer à inspecter les lieux. Après quelques minutes de vol, elle va finir sa journée sur une feuille de lierre tapissant la façade nord d’un hôtel particulier du XVIIIe reconverti en cabinet d’avocats où elle reprendra des forces avant de continuer sa route : température, 17 degrés centigrades. Hygrométrie, 63 pour cent. Ensoleillement, nul. Biocénose/zoocénose, riche en micro-organismes et en glucides, providentiels après une séance de gym aussi intensive. Altitude, 59 mètres.)