(À nouveau dans l’immeuble haussmannien, cinquième étage, mercredi 21 mai, 1 h 30.)
14
Le règne végétal
Alertée par la succession de minuscules trépas qui l’engloutissent pendant quelques secondes, ces engourdissements intenses et répétés qui signalent l’arrivée du sommeil, Laure Adami lâche son roman et actionne le petit interrupteur de la lampe de chevet pour se laisser enfin emporter par le fleuve de torpeur qui passe en elle.
Nue, envahie par une sensation de détente qui tient autant à la position allongée, providentielle après tant d’heures passées assise, ou à courir, qu’à la fraîcheur des draps et au chatoiement pastel des nouveaux rideaux trouvés en solde au Conran Shop, elle attend ce moment où la chambre entière s’emplit de cette substance molle et instable qui annonce sa disparition prochaine. Oh, elle ne s’endort jamais sur-le-champ, ou si rarement. L’obscurité est le théâtre d’une vie rejouée, d’un espace et d’un temps que commandent des lois infiniment moins contraignantes que celles qui régissent le quotidien.
De ce glissement de terrain émergent d’autres mondes, d’autres trajectoires possibles, tandis que se cristallisent et se rigidifient des embryons de devenirs – les auditeurs de Business Angels ont-ils bien évalué les risques dans le rachat Smith & Be, répondra-t-elle aux avances de plus en plus pressantes de ce Neuville, à quoi ressemblerait-il déshabillé, le plombier va-t-il attendre le dégât des eaux pour venir réparer cette chasse d’eau, réussira-t-elle un jour à parler à Alexandre, enfin, lui parler, elle a déjà essayé à maintes reprises mais il n’y a rien à faire, rien ne sort de cette tête-là, rien, pas un mot, à part « non, maman, tout va très bien, maman », c’est vrai qu’il a toujours l’air ailleurs, et lorsqu’on lui parle il a l’air si perdu, comme s’il se réveillait d’un long sommeil, elle le revoit avec Eva, complètement prostré et maladroit, mon petit qui est devenu si grand, et cette bande de paumés qu’il fréquente, ce David, là, avec son air d’avoir fumé la moquette, j’espère au moins qu’il ne va pas rater ses concours l’année prochaine, oui, c’est l’essentiel, qu’il fasse une grande école, un polytechnicien dans la famille, papa s’en retournerait de bonheur dans sa tombe, je devrais peut-être davantage lui parler, le rassurer, le motiver, suis-je une bonne mère, inquiétant ce que disait le médecin sur l’augmentation des cas de schizophrénie dans les pays développés, heureusement qu’il y a des traitements… –, univers-bulles qui finissent par sombrer et se diffracter dans un rayonnement affaibli où lui apparaissent, tour à tour vibrionnants, multipliés, effacés, ces visages, ces silhouettes, ces rideaux, perdus dans un champ de phosphènes aux dimensions minuscules et gigantesques qu’elle visite par la simple force de la conscience, aussi simplement, aussi naturellement que l’esprit de l’arbre habite l’ensemble du végétal, des racines au cimes les plus hautes, aussi simplement, aussi naturellement que son ami le Hêtre, né il y a deux, trois ans peut-être, dans une fissure de la cour d’entrée de l’immeuble, fier aujourd’hui de son mètre dix ou vingt, bientôt, il quitterait son statut d’arbuste pour devenir un arbre digne de ce nom, ce Hêtre devenu au fil des mois un ami qu’elle se plaît à saluer chaque matin en partant au travail et chaque soir lorsqu’elle revient chez elle, heureuse de constater qu’il est toujours là, aussi vivant, protégé par le consensus muet des occupants de l’immeuble contre les attaques de l’extérieur, les interventions, les remises aux normes, les travaux, le plombier qui avait commencé à le scier, sans l’intervention providentielle d’un membre du conseil syndical qui passait par là il l’aurait totalement tronçonné pour faire passer je ne sais quels tuyaux de canalisation, le Hêtre en avait gardé une entaille au tronc, à mi-hauteur, une cicatrice que la pousse serait impuissante à masquer, quand bien même le prémunirait-elle contre des dangers futurs comme l’arrachage ou la coupe, menaces que seul un professionnel de l’élagage pourrait mettre à exécution après approbation de la copropriété et présentation de devis pour l’extraction des racines.
Vibrante d’immobilité et de verdure, elle s’enfonce dans cet espace vaporeux, animée par un flux qui ne cesse de s’élever, de descendre, de tourbillonner et l’amène peu à peu dans un dédale de couloirs obscurs aux senteurs boisées lorsque six petites pattes lui chatouillent le nez. Elle se réveille en sursaut, encore habitée de l’univers dans lequel elle s’apprêtait à entrer et se tapote le visage. Une petite mouche s’enfuit en direction de la fenêtre, restée entrouverte pour faire entrer un peu d’air frais, denrée providentielle en ce soir de mai et de moiteur polluée. Elle chasse l’impétrante, ferme les volets et retrouve le chemin de son lit.
Nue, allongée, elle tente de retrouver l’équation entre la fraîcheur des draps, la détente musculaire et la semi-obscurité de la chambre, mais le visage de Neuville vient de prendre forme entre ses cuisses, là où la main s’égare et accompagne des scènes de caresses et d’enlacements. Loin, très loin de la conscience endormie des végétaux.
(Incapable de retrouver le chemin de la chambre, harassée, soudainement privée de repères et coupée des stimuli sensoriels de la journée, la petite mouche se met à chuter en une longue asymptote inversée et finit par atterrir sur le nid de lichens prospérant sur l’une des fresques de l’église, une représentation allégorique de saint Michel terrassant le dragon : température, 15 degrés centigrades. Hygrométrie, 60 pour cent. Ensoleillement, inexistant. Biocénose/zoocénose, exceptionnellement riche en matières pourrissantes et en micro-organismes. Altitude, 53 mètres.)