(Même immeuble, rez-de-chaussée, 10 heures.)
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Empilement
Monsieur,
Notre fille, mademoiselle Marjorie Castanis, vient de mettre fin à ses jours. Or, il s’avère que l’on a trouvé dans son ordinateur des cédéroms de votre méthode « comment retrouver son énergie profonde et guérir par l’esprit des plantes ». Après avoir épluché ses agendas, nous avons constaté qu’elle suivait régulièrement votre programme de coaching et de développement personnel, ce qui a été confirmé par ses extraits de compte (Vu l’importance des sommes, il aurait été difficile de ne pas s’en apercevoir !) ainsi que par des personnes de son entourage qui sont prêtes à témoigner dans ce sens. En outre, la dernière fois que nous l’avions croisée, elle nous avait informés de sa volonté de plonger dans l’énergie noire pour devenir infinie et dépasser son humanité, thèmes que nous avons également retrouvés dans votre programme. Vous n’êtes pas sans savoir que pousser les gens au suicide en leur faisant miroiter je ne sais quel au-delà, sans préjudice pour le code de déontologie de votre profession, relève de la mise en danger de la vie d’autrui. Compte tenu de la gravité de l’acte et des liens directs avec votre méthode, nous vous faisons part de notre intention de porter nos droits en justice.
Veuillez agréer, monsieur, l’expression de nos salutations gnagnagna…
Après avoir précisé que la pauvre fille souffrait de dépression à cause desdits parents qui ne cessaient de multiplier vexations, brimades et humiliations à son encontre, notamment en la comparant à sa sœur, morte dix ans plus tôt dans un accident de voiture, et déploré qu’il n’a pas de preuves de cet état de fait, Laurent Berton se fait couper par son interlocuteur qui lui reprend la lettre recommandée en la parcourant.
– De toute manière, ils n’ont aucune chance, assène-t-il d’un ton péremptoire et détaché en chassant négligemment la petite mouche qui lui tourne autour. Je ne vois pas comment on peut apporter la preuve qu’une méthode de développement personnel est à l’origine d’un suicide, surtout si c’est un cas isolé. Et les groupes de heavy metal qui célèbrent l’alcool, la drogue et les messes noires ? Et les grands couturiers qui imposent aux femmes le diktat de la maigreur en exhibant de pauvres gamines faméliques et à moitié demeurées ? Tu vois un peu le tableau si les parents de toxicomanes et d’anorexiques se mettaient tous à aller en justice sous prétexte qu’untel ou untel est à l’origine de leur malheur ?
Laurent Berton dodeline légèrement de la tête comme un boxeur sonné par un swing et note qu’une petite mouche s’est introduite dans son champ de vision. À titre personnel, il était jusque-là enclin à penser la même chose, mais son avocat, qu’il avait réussi à joindre dès réception du courrier, s’était quant à lui montré beaucoup plus circonspect. Même si les plaignants avaient, selon lui, de fortes probabilités d’être déboutés, on ne pouvait jamais exclure le contraire. L’actualité regorgeait de jugements que l’on pouvait trouver injustes ou aberrants mais qui étaient l’incontestable produit d’une évolution des mœurs ou d’une plaidoirie brillante de la partie adverse. Il lui citait les exemples de tel chef d’entreprise condamné parce qu’un de ses salariés avait mis fin à ses jours sur son lieu de travail ou de tel responsable d’association sportive écroué après le décès d’un joueur lors d’une compétition. Et, bien sûr, les acteurs du secteur médical, médecins en tête, toujours passibles d’une condamnation en cas de mort d’un patient.
– Mon pauvre chéri, en ce moment tu les accumules… Au fait, t’as pris ton petit déjeuner ?
– Dans la cour, lui répond Laurent en désignant la porte-fenêtre ouverte et illuminée des premiers rayons du soleil. Je t’ai laissé des chouquettes sur la table !
Thomas vient de poser les mains sur le crâne rasé de son compagnon. Exerçant des deux paumes une pression sur la nuque, il lui imprime une rotation dont le parcours compose autant de cercles susceptibles d’amorcer un embryon de détente musculaire. Effectivement, la concomitance entre la mort de sa mère, les embrouillaminis avec ses deux sœurs autour de l’héritage, son malaise cardiaque, la visite de l’huissier pour des revenus non déclarés au fisc, l’annonce d’un prochain ravalement de la façade (que lui avait faite la voisine du cinquième, la maman du jeune garçon à lunettes qui vit au sixième, croisée dans le hall alors qu’il revenait de la boulangerie), ce qui ne manquerait pas d’alourdir les charges de copropriété, et maintenant cette menace d’une attaque en justice, la barque commençait à être sérieusement chargée. Trop chargée pour ses deltoïdes durcis par des dizaines d’heures hebdomadaires de musculation et qui s’étaient mis à saillir anormalement, si douloureux aujourd’hui qu’une double dose de Nurofen n’était pas parvenue à le soulager. Les yeux fermés, Laurent Berton fouille dans la douleur pour en défaire les nœuds. Pour que s’invente ici même, par la seule force de la volonté, un décontractant miracle dont le brevet reste à déposer, une molécule fantastique capable de transformer les muscles tendus en guimauve, et les problèmes avec la justice en mauvais rêves.
(Après une gamme de sensations qui pourraient s’assimiler à une lévitation culinaire sans pensées autour d’un réfrigérateur fermé à double tour, la petite mouche est appelée par quelques molécules de glucides qui la mènent dans la cour, sur la petite table où l’attend une carrière de chouquettes dans un plat terre de Sienne : température, 17 degrés centigrades. Hygrométrie, 69 pour cent. Ensoleillement, croissant. Biocénose/zoocénose, de plus en plus riche et vibrante d’organismes en tous genres. Altitude, 47 mètres.)