(Même immeuble, sixième étage, 11 heures.)
17
Dislocation
Lorsqu’il se réveille, l’Étudiant ne peut s’empêcher de chercher des yeux l’amie de ses parents vue l’avant-veille, comme si elle avait profité de l’obscurité de la nuit pour venir se cacher sous le lit, ou dans les molécules de l’air ambiant. Comme si sa présence d’un soir s’était, par un éclatement soudain de la flèche du temps, également matérialisée dans le futur. Alors qu’il est sur le point de fermer les yeux pour la retrouver, sa sonnerie de téléphone portable le sort du lit :
– Alexandre, mais t’es où ? hurle une voix éraillée dans l’appareil. La voix appartient à Frank Lamy, un de ses camarades de classe, pressenti comme lui pour intégrer les plus grandes écoles telles que l’X, Centrale, Normale sup, l’ESTP ou l’INSA. Avec un frère polytechnicien et un père enseignant les maths aux prépas HEC du lycée, Frank aurait pu devenir l’archétype du premier de la classe, chiant et imbuvable, mais une nature calme et enjouée en avait fait l’inverse : un bon gars carré, toujours enclin à aider son prochain, surtout lorsqu’il présentait un sens pratique aussi calamiteux que son ami Alexandre Adami.
– Euh… chez moi pourquoi ?
– Pourquoi ? Parce qu’aujourd’hui c’est le concours blanc… J’ai essayé de t’appeler vers huit heures mais tu ne répondais pas…
– Aujourd’hui ? T’es sûr ?
Un mur de silence de plusieurs secondes, avec d’un côté une gêne sincère, de l’autre une sensation d’effroi : Alexandre Adami vient de se poster à la fenêtre, son téléphone à la main. Les feuilles des platanes, les grilles du square, le caducée de la pharmacie lui adressent des regards de défi. Son cœur bat, sa vue se trouble, ses pensées gémissent, non pas tant pour ce rendez-vous raté et ses conséquences minimes – un concours blanc n’était qu’une épreuve interne, sans grande incidence sur les vrais concours qui l’attendaient, l’année prochaine – qu’à cause de l’horrible certitude que quelque chose ne tournait pas, ne tournait vraiment plus rond en lui, qu’il serait à jamais incapable de vivre normalement, sur la terre ferme d’un monde prévisible et rassurant, comme Frank, son père, sa mère, ses profs, son cousin technico-commercial, toutes ces personnes dont il enviait à présent la normalité, cette horrible certitude, enfin, qu’il avait par cet acte inconsidéré ouvert un peu plus grand la fissure par où allaient encore passer les échos et toutes les créatures du Bas tapies en lui, toute cette multitude grouillante attendant la moindre faille, le moindre relâchement pour manifester sa présence abjecte.
– Tu sais sur quoi j’ai été interrogé à l’épreuve de maths ce matin ? Le principe de Bernoulli… T’as bien noté pour vendredi ?
Frank faisait allusion à une soirée qu’il organisait dans l’appartement de ses parents, à Saint-Cloud, pour fêter son anniversaire.
– Mouais.
– Alors à vendredi !
– …
À ce moment précis passe à nouveau la petite mouche que l’Étudiant considère avec une attention soutenue. Après l’avoir contemplée quelques secondes, il se surprend à flotter au gré de son bourdonnement, hagard, ce bourdonnement aussi doux, aussi puissant qu’une vague, une vague qui le porte, qui porte également Frank, Frank et son mental d’acier, ses bons résultats, son regard doux et attendri, ses blagues de potache, cette connivence secrète entre Frank et la petite mouche l’étonne et l’émerveille…
– Alexandre, t’es là ?
– Oui, oui.
– À vendredi alors, je t’appellerai avant pour que t’oublies pas !
– O.K., à vendredi !
Dans un élan de résistance, il tente de se raccrocher aux paroles de son ami, petits pans de réalité stable perdus au milieu d’un archipel de mondes flottants. Pour commencer, il s’assoit à son bureau et se fixe un emploi du temps pour la journée : d’abord il irait prendre son petit déjeuner, des muffins trempés dans du chocolat au lait, dans la cuisine de ses parents, après il remonterait dans sa chambre, après il appellerait son ami David pour lui raconter sa mésaventure, il avait raté une épreuve importante, pas même raté mais oublié, oui, il avait complètement oublié l’échéance, son ami David qui s’empresserait de le consoler en lui expliquant pour la énième fois comment il avait quant à lui raté son bac scientifique et échappé de justesse à la mort à cause d’un pneumocoque, ou plutôt grâce à lui, tant cette épreuve s’était avérée une formidable chance puisqu’elle lui avait ouvert la voie des mondes du Bas, ces royaumes inorganiques peuplés de créatures grotesques et effrayantes dont toutes les traditions dignes de ce nom attestent l’existence, elle lui avait également ouvert une voie professionnelle des plus singulières et passionnantes, il serait anthropologue et non ingénieur, comme ses parents l’avaient programmé, et comme les leurs l’avaient programmé pour eux, après il s’habillerait, après il réviserait son programme de physique, après il déjeunerait de restes sortis du frigo, après il réviserait à nouveau, peut-être le français, pourquoi pas la philo, qu’il adore, surtout les présocratiques et les existentialistes, après il naviguerait sur des sites animaliers, pas de combats d’insectes avec des mantes religieuses et des frelons mais de vie sauvage dans les forêts du Grand Nord avec des ours, des ours, ou plutôt des caribous, oui, des caribous, quoi de plus reposant pour l’esprit que l’observation de ces mammifères paisibles et herbivores, après il attendrait avec anxiété les premiers commentaires des échos, ils allaient à n’en pas douter s’en donner à cœur joie après le raté de ce matin, après ses parents reviendraient du travail, son père d’abord, toujours maussade, perdu dans ses pensées, enfoui dans ses soucis, et dégainant un sempiternel alors ça s’est bien passé aujourd’hui ?, après ce serait le tour du alors mon chéri ça s’est passé comment tes épreuves de sa mère, et là il allait leur raconter qu’il ne s’était rien passé, absolument rien car aujourd’hui il avait séché, il avait séché avec une circonstance aggravante puisque aujourd’hui c’était le concours blanc, sécher un concours blanc c’est pas possible, Alexandre, ce n’est pas possible et ce n’est pas sérieux, te rends-tu compte de la gravité de la situation, lui répondraient-ils en chœur, comment veux-tu intégrer X-Mines l’année prochaine si tu oublies les concours blancs, X-Mines, X-Mines, ils n’avaient que ce mot à la bouche, alors que lui préférait de loin Normale supérieure, moins courue certes mais un cran au-dessus question maths, après ils dîneraient tous ensemble, maman continuerait à raconter en riant des histoires de son travail avec des entreprises obligées de licencier la moitié de leurs salariés et papa hocherait la tête en buvant son whisky.
Un éclat métallique, à l’extérieur, l’extirpe alors de ses pensées : l’antenne parabolique que les deux voisins du rez-de-chaussée, ceux qui font des fêtes déguisées, ont installée sur le toit, là, à quelques mètres. Au moment où l’antenne avait été posée, ses parents s’en étaient émus auprès des principaux intéressés, arguant d’un éventuel préjudice visuel, mais ils n’avaient pas tenu à faire une action en justice pour la faire enlever. L’Étudiant soupçonne un assaut supplémentaire des forces du Bas qui chaque jour étendent leur empire pour surveiller les vivants, la mise en œuvre d’un réseau de flicage aussi invisible que puissant, une police de la pensée dont personne, pas même les scientifiques et les ingénieurs qui en conçoivent les architectures virtuelles, ne soupçonne l’existence, une emprise sur les esprits sans précédent dans l’histoire des hommes, pourtant si fertile, si inventive en horreurs et en abjections en tous genres, un asservissement industriel, absolu, de chaque parcelle de l’être que même Winston et Julia, les deux amants malheureux de 1984, n’auraient jamais pu imaginer.
(Comblée par la prolifération microbienne mais déçue par la pauvreté lipidique et glucidique des lieux, la petite mouche reprend le chemin de la sortie : température, 20 degrés centigrades. Hygrométrie, 74 pour cent. Ensoleillement, croissant. Biocénose/zoocénose, rien à signaler, continuer à explorer et à voir ce qui vient. Altitude, 61 mètres.)