(En face, sixième étage, 13 heures.)
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Fusion
Que faire, où aller pour le retrouver ? Marcher éperdument dans la rue ? S’inscrire sur un site de rencontres ? Dire qu’elle l’avait fui comme une voleuse ! Pauvre idiote, tu es bien avancée maintenant. Quant à lui, il n’avait livré, à son corps défendant, que des bribes d’information si menues qu’elles ne constituaient, dans une enquête policière, même pas des débuts d’indices : producteur ou comédien et enseignant un art martial dont elle n’avait pas retenu le nom.
Audrey Kalou s’apprête à engloutir machinalement ses pâtes au thon mais se ravise immédiatement dans la perspective de la pesée. Le moindre kilo supplémentaire pouvait la faire basculer dans la catégorie supérieure et la mener à coup sûr à la boucherie. « Plus tu mangeras avec conscience et application, plus tu laisseras aux sucres lents le temps de livrer leurs réserves énergétiques, et moins tu auras faim. » La voix de son coach résonne désagréablement, comme une réalité aux angles durs et froids. Elle se met alors à mastiquer, patiemment, parcimonieusement, ce qui lui laisse le temps de savourer l’étendue du manque, plus tangible, plus douloureux quand cesse toute activité physique. L’observe à son insu la petite mouche qui vient de se poser au plafond. Sans doute alerté par l’odeur de poisson, Monsieur Muscle la regarde également avec une fixité quémandeuse. Comment le retrouver ?
Pour la énième fois, elle ferme les yeux et revit les onze minutes au cours desquelles sa vie aurait pu basculer : jeudi dernier, il est 18 heures. Comme d’habitude, elle change à Odéon et emprunte la ligne 4 pour se rendre à l’un de ses cours de psychologie appliquée. Elle s’assoit côté fenêtre et inspecte le contenu de son sac. Son prochain partiel porte sur la théorie des mondes animaux, de Jakob von Uexküll, il serait bon qu’elle ait une petite idée sur le sujet. Le métro s’arrête alors à la station Saint-Michel. Tandis que son regard balaye les rails où une souris slalome entre mégots de cigarettes, bouteilles en plastique et feuilles de journaux, apparaît une silhouette, visiblement celle d’un homme, qui se pose en face d’elle en murmurant un « pardon madame » d’une voix suave et polie. Elle lève discrètement les yeux, espérant qu’il ne s’agit pas d’un de ces affreux libidineux qui s’est placé là pour reluquer ses cuisses de sportive qu’exhibe avantageusement le minishort en stretch déniché dans une solderie des Grands Boulevards.
Lorsqu’elle le voit, la surprise est de taille. Non seulement le garçon n’a rien d’un affreux libidineux, mais il est carrément attirant. Front large, nez droit, menton carré, peau blanche, de beaux yeux noisette aux reflets verts, pas une faute de goût : un Levi’s tout ce qu’il y a de plus classique, une chemise à petits carreaux, une paire de Nike. Le prototype du gars qui n’est ni dans l’esbroufe ni dans le besoin. Elle se demande ce qu’il peut bien faire dans la vie et lui invente une existence professionnelle d’architecte ou de directeur d’agence de pub. Son téléphone se met alors à biper, auquel il s’empresse de répondre. D’après ce qu’elle réussit à reconstituer de la conversation, un de ses amis ou collègues l’appelle pour lui dire qu’il ne viendrait pas à l’entraînement à cause d’un gros rhume et lui demande de le remplacer. Brad (c’est ainsi qu’elle l’a nommé) lui répond O.K. pour ce soir mais impossible demain car je dois prendre l’avion pour les îles Hawaii. L’avion. Les îles Hawaii. Il n’en faut pas plus pour lui laisser croire qu’il est acteur ou réalisateur. Oui, c’est cela. Il travaille dans le cinéma et donne des cours d’arts martiaux le soir. Son journal posé sur les genoux, elle le dévore des yeux. Sans doute pour avoir l’air moins cruche, elle sort son propre téléphone portable en vue de consulter ses mails, mais l’appareil lui échappe et tombe. Faisant preuve d’une étonnante dextérité, il le rattrape avant même qu’il n’ait touché le sol. Lorsqu’il se relève, il lui tend l’appareil en esquissant un sourire et la considère avec une attention plus soutenue. Cet incident mineur a créé un rapprochement, une complicité dont elle pourrait se prévaloir le moment venu.
Tandis que ces pensées germent et la dirigent vers une stratégie de conquête, son corps la porte brutalement ailleurs. Les mains moites et le cœur serré, elle se lève précipitamment et fonce vers la sortie pour se retrouver sur le quai, dans les escaliers dont elle franchit les marches quatre par quatre, puis dans la rue, haletante et furieuse. Elle pleure de rage en se traitant de grosse conne, indifférente aux regards surpris des passants. Comment a-t-elle pu être aussi bête ? Si elle n’avait pas paniqué, les événements se seraient peut-être déroulés le plus simplement du monde. Elle se serait débrouillée pour descendre en même temps que lui, s’étonner de cette coïncidence, ils se seraient vus le surlendemain dans un restaurant du quartier des Halles et le week-end d’après et ainsi de suite pendant des mois, apprenant chacun à se connaître avant de s’installer ensemble dans un appartement de l’est parisien. Si tout se passait bien, elle obtiendrait son diplôme d’études supérieures spécialisées en psychologie infantile l’année prochaine. De quoi enfin raccrocher les gants pour passer les concours et prendre un boulot de clinicienne en hôpital. Le timing idéal pour rencontrer un homme.
Pauvre idiote, tu as tout gâché à cause de ton orgueil débile, se répète-t-elle, tandis que le visage de l’élu a commencé à se confondre avec la matière brumeuse et instable des rêves (ou avec l’apparence du voisin d’en face, l’Étudiant plutôt mignon et bizarre, quelques jours auparavant, il regardait d’un air halluciné les antennes paraboliques). Plus elle s’épuise à solidifier son image, travaillant sa mémoire pour donner à ces onze minutes l’immobilité d’un portrait qu’elle pourrait contempler à loisir les yeux fermés, plus son intégrité visuelle se délite, comme son propre reflet fixé sans ciller dans le miroir finit par se tordre et se décomposer en mille fragments déchiquetés.
Alors que l’homme sans nom perd peu à peu son visage, émerge de ce magma une forme précise, identifiable, mémorisable pour toujours : le logo de la marque de chaussures qu’il portait.
(La petite mouche s’envole jusqu’au toit de l’immeuble où elle croise une ombre menaçante, sans doute celle d’un pigeon, et revient en piqué accéléré à son point de départ : température, 20 degrés centigrades. Hygrométrie, 74 pour cent. Ensoleillement, toujours excellent. Biocénose/zoocénose, contexte riche en micro-organismes, humidité résiduelle liée à une fuite récente dans les canalisations, présence permanente d’un mammifère velu. Altitude, 61 mètres.)