(Même endroit, 13 h 30.)
19
Absorption
Comme d’habitude, Monsieur Muscle rêve. C’est le même songe répété, comme une impression de déjà vu, ou plutôt de déjà vécu, étirée à l’infini, instant gigantesque dont la jeune femme et ses inflexibles lois – assis ! couché ! pas bouger ! va chercher ! – délimitent l’intensité comme le contenu. S’y télescopent en un joyeux chaos quelques résidus de souvenirs odorants, de sentiments odorants, d’amours odorantes, d’envies de mordre odorantes, de sensations d’ennui, de joie ou de tristesse, chacune dégageant son odeur spécifique.
Parfois, cette fragile continuité se désagrège et s’abolit dans la puissance d’une olfaction sublime, d’une frayeur sans nom, ou encore d’un simple réflexe de prédateur comme à cet instant où il tente de gober la petite mouche qui passe à proximité pour retrouver sa vitesse de croisière une fois l’émotion passée. S’il existait une sensation humaine capable d’approcher cet état, quelle serait-elle ? Une extase amoureuse au ralenti ? Un goût, une odeur amplifiés à l’infini à l’intérieur de quoi nous flotterions, comme dans l’épaisseur d’une nuit sans conscience ?
Donnant un coup d’arrêt brutal à ses investigations philosophiques canines, Audrey Kalou jette un coup d’œil à sa montre et se met à arpenter d’un pas vif les quelques mètres qui la séparent du coin cuisine. Elle s’empare alors énergiquement d’un sac en plastique, en verse le contenu dans une assiette creuse, arrose le tout de jus de poulet. Ça y est, c’est prêt. Les cellules olfactives en éveil, alertées par les molécules de volaille enrichie de sélénite de sodium et d’extraits d’origine naturelle riches en tocophérols flottant dans l’appartement, Monsieur Muscle accourt immédiatement et termine sa course le museau dans le plat de croquettes parfumées à la viande.
Tandis que le molosse entame son festin, sa maîtresse est revenue dans le salon. Elle étudie un ensemble de radiographies, faciales et latérales, où prolifèrent, en gris sur fond noir, une multitude de lésions ostéoprolifératives. Un chondrome squelettique, avait dit le vétérinaire, avec plage néoplasique expansive, remaniements nécrotiques et nécrotico-hémorragiques centraux. Autrement dit, une vraie monstruosité cellulaire qui allait peu à peu transformer la gueule du quadrupède en un gigantesque furoncle purulent. Elle avait une échéance le mois prochain où seraient réalisés des examens complémentaires pour s’assurer que la tumeur n’avait pas évolué après l’exérèse. Dans le cas contraire, l’euthanasie était la seule solution pour éviter de longs mois de souffrance.
S’accroupissant avec une lenteur précautionneuse, elle ramasse un Mickey de caoutchouc rose et le fixe avec une moue attendrie : le premier jouet de Monsieur Muscle. Elle l’avait acheté dix ans plus tôt au rayon chien du BHV, un de ces espaces où l’amour des bêtes prospère sous forme de laisses, colliers à clous, croquettes light ou vitamines anti-radicaux libres. Le molosse n’était alors qu’un chiot de quatre mois. Notre nouveau gardien, s’était enorgueillie sa mère. Elle l’avait acheté au fils d’une voisine qui gagnait sa vie en élevant des chiens de combat, espérant qu’il protégerait le foyer des tentatives d’intrusion, fatiguée qu’elle était des insultes et des vols avec effraction dont l’assurance ne remboursait rien après l’avoir obligée à remplir des tonnes de papiers. En plus de son rôle dissuasif qu’il joua à merveille (elles n’avaient plus jamais été cambriolées depuis sa venue), Monsieur Muscle passa toutes ces années à se perfectionner dans l’art de ne rien faire et de se laisser emporter par le flot des événements, le grand fleuve du temps et des projets dont il ne percevait que le clapotis le plus immédiat. Lorsque les deux femmes s’installèrent chacune de leur côté, la mère dans sa petite maison des environs de Fontainebleau, loin de cette cité, la fille à Paris, près de la faculté, il s’adapta parfaitement à cette nouvelle donne impliquant une garde alternée d’une semaine sur deux.
Un chien exemplaire en somme, dont la biographie ne présentait, à l’exception de rares échanges de crocs avec un rottweiler, un berger allemand, un pitbull, ou quelque autre tyran urbain particulièrement dominant, aucun écart significatif par rapport à un panel de comportements canins, ronger des os, monter la garde, éprouver les ressorts des canapés, déchiqueter des jouets, revoir son maître, lui faire la fête, grogner, aboyer, courir sur les trottoirs, le long des boulevards, renifler les réverbères et le derrière d’autres chiens, uriner sur les murs et les parcmètres, un chien semblable aux autres chiens dont les regards humides et doux n’ont jamais cessé de se refléter dans les yeux des hommes avec la molle certitude d’une symétrie parfaite.
(Effrayée par un nouveau claquement de mâchoires dont elle apprécie subrepticement l’haleine riche en protéines fermentées, la petite mouche se retrouve au faîte de l’immeuble d’en face pour plonger en piqué et rentrer par la première fenêtre qu’elle trouvera ouverte : température, 23 degrés centigrades. Hygrométrie, 61 pour cent. Ensoleillement, encore excellent. Biocénose/zoocénose, rigoureusement conforme à toutes les normes ISO diptères, chaussettes sales, sous-vêtements en désordre, miettes de hamburgers et restes de tarama, pas de présence perceptible de produits nettoyants. Altitude, 62 mètres.)