Debout, flottant dans l’inconfort d’une sudation érection que n’ont pas manqué de provoquer les effluves vanillés de la dame, envahi par une horde de démons facétieux qui lui donnent ce « bonjour » si rude et le font trébucher contre une chaise, emporté par des saccades de mots aussi précis qu’ennuyeux sur sa vie, ses études, le lycée où il fait maths sup, le théorème de Galois, les découvertes qu’il aimerait faire plus tard, l’inondant d’une foule d’informations qu’il débite d’un ton rapide et monocorde sans cesser de l’arithmétiser, d’en calculer le périmètre pelvien multiplié par sa circonférence mammaire au carré de sa beauté de blonde humiliée, c’est ainsi qu’Alexandre Adami se voit lorsqu’il laisse résonner les vingt minutes passées dans le salon la veille en présence de l’amie d’enfance de sa mère.
À mesure qu’il récapitule ce moment et qu’il lutte contre le travail de sape du temps, cet effacement toujours renouvelé des choses et des êtres (ce n’était que l’avant-veille et il a l’impression, une fois épuisée la plénitude que lui a apportée le souvenir de sa présence, que se transforme en son exact contraire cette réalité gorgée de promesses et d’infinie douceur) le surprend une curieuse sensation de familiarité.
Il connaissait déjà cette femme. Où l’avait-il vue ? Sur un site internet ? Dans une de ces revues people que dévorent ses cousines ? En tout cas, il n’en trouve nulle trace dans le kaléidoscope mémoriel qui s’emballe où se reflètent simultanément les visages de Rita Hayworth, Marlène Dietrich, Lauren Bacall, Faye Dunaway, Nicole Kidman, Carole Bouquet, Sophie Marceau, Mathilde Seigner, Uma Thurman, Natalie Portman, Juliette Binoche, Cécile de France, Rachida Brakni, Emmanuelle Béart, Penelope Cruz et quelques autres dont les traits deviennent de plus en plus flous à mesure qu’il tente de les fixer. Le nom lui revient enfin : Gena Rowlands. Gena Rowlands, dont la présence titubante dans les films de Cassavetes qu’il regardait avec sa mère sur Arte l’avait tant impressionnée. Des images filent, qu’il réussit à intercepter grâce à quelques objets qui en garantissent la stabilité. Un téléphone clair dans un décor épuré. Un canapé blanc où une femme mûre (sans doute Gena) passablement éméchée pleure sur une autre femme, plus jeune (sa fille ?), qui tente de la consoler, à moins qu’elle ne soit en train de la pousser à bout. Une bouteille de whisky, ou de gin, que la vieille finit par vider et balancer sur la moquette. Quel était le titre de ce film déjà ? Opening Night ou Une femme sous influence ? Étirant l’instant d’une scène d’anthologie du cinéma américain par lui recréée, il s’y installe et se surprend à embrasser l’entité Gena composée de deux personnes, celle croisée chez ses parents et une autre, plus lointaine et probablement plus âgée, qui est sans aucun doute la vraie Gena. Le baiser est à la fois langoureux et prude, à l’image de cette Amérique profonde travaillée par le péché et la hantise du rachat.
Tout à coup, une présence désagrège l’ensemble. L’élément perturbateur est une petite mouche. Elle lui tourne autour. Il émet un « bzzz, bzzz, bzzz » aigu et discordant, tente de l’attraper mais elle lui échappe. Lui revient une de ces histoires effrayantes et saugrenues que lui a encore racontée son ami David la dernière fois qu’il est venu à la maison. Selon lui, les sorciers mexicains de l’Antiquité pouvaient, grâce à leur maîtrise de l’activité onirique, quitter leurs formes humaines à loisir et manipuler les constituants de la matière pour se transformer en animaux, en arbres ou en pierres.
Des récits que nos esprits formatés par le règne de la technologie et bercés par un hédonisme consumériste ne peuvent considérer autrement que comme légendes ou superstitions ridicules irriguent le tissu narratif des contes toltèques, comme l’histoire de Juan Manuel et Ermelinda, ce couple de chamans si amoureux l’un de l’autre qu’ils décidèrent de partir ensemble, métamorphosés en mouches, pour ne pas avoir à subir l’esclavagisme des conquistadors. S’ils y parvinrent, ils ne trouvèrent jamais le chemin du retour et continuèrent à errer dans les espaces inconcevables du rêve.
Quitter le monde et l’emmener avec lui s’était avéré la première pensée de l’Étudiant au contact de la dame. Lorsqu’il s’était remis au travail, plus tard dans la nuit, et encore toute la journée d’après, il n’avait pu s’empêcher de rester l’œil fixé sur son image résiduelle, encore palpitante de réalité, et au réveil cette drôle d’impression d’avoir dormi à ses côtés et d’avoir retrouvé, l’espace d’une soirée, quelque chose qui lui manquait depuis toujours.
(Alertée par ses capteurs olfactifs d’une présence massive de lipides, de glucides et de protéines, la petite mouche reprend le chemin de la sortie : température, 21 degrés centigrades. Hygrométrie, 65 pour cent. Ensoleillement, toujours bon malgré un déclin exponentiel. Biocénose/zoocénose, médiocre à l’exception d’un élément chimique riche, très riche en lipides. Altitude, 55 mètres.)