Le problème avec le sexe des femmes, se dit l’Étudiant, c’est son manque de stabilité dans l’espace et le temps. À peine a-t-on fermé les yeux pour s’en repaître que l’on est déjà propulsé ailleurs, entre des fesses offertes, autour d’un mamelon turgescent, face à un torse impudique, à l’intérieur d’une bouche ouverte et gémissante. Même s’il y a là quelque chose de profondément contrariant, il n’existe aucune possibilité d’y résider une éternité, bercé par les pulsations d’une extase toujours renouvelée, tout comme semble inimaginable un vagin pétrifié, immuable comme un cristal de quartz pétrifiant toute présence l’approchant.
Combien d’amants qui ont secrètement espéré traverser les siècles et les galaxies sans subir changements ou altérations d’aucune sorte se sont heurtés aux lois du vivant qui se font un malin plaisir de rappeler à chacun ses obligations de disparaître à grand renfort de vieillissement, de guerres, de maladies ou autres mutations génétiques mortifères ? Pauvres de nous, qui glissons comme des armées en marche sur les écumes du temps, là où la mort ouvre la trappe aux instants perdus et vient traquer chacun en sa forteresse la plus intime. Lorsqu’une rencontre se produit, elle est si furtive, si dérisoire au regard du reste, que l’on passerait sa vie à la regretter. Sans compter (cette nouvelle pensée arrache à Alexandre Adami une grimace de douleur) que cette chose-là n’existe pas en elle-même et pour elle-même, référent ultime et consultable à loisir dans un cerveau d’iguane, de mouche (celle, par exemple, qui ne cesse de lui voler autour) ou de rhinocéros.
Oui, c’est à un infini bien dérisoire que nous appellent ces petits gouffres. Gena, par exemple (pour ne citer qu’elle !), dont chaque attribut, la voix rocailleuse, le nez mutin, les jambes légèrement écartées, le tailleur rayé rose et vert surplombant des collants couleur peau, comme une invitation à visiter l’entrejambe, déclenche en chaque particule de masculinité une irrépressible envie de sortir, de se fondre, de se dissoudre, enfin, dans cette grande fratrie universelle des molécules énamourées qui ont l’âge des premières étoiles, petits morceaux d’univers riches d’une infinité de Gena, météorite glissant sur les sables mouvants du présent, tour à tour métamorphosée en prêtresse chtonienne, madone boréale, sorcière de l’an 12000.
L’Étudiant a cessé de se tripoter le sexe à travers son boxer short et regarde d’un air hébété la pièce plongée dans la semi-pénombre. Une légère douleur au pénis le fait grimacer. Sans doute l’irritation inhérente à son insatiable désir de Gena. Il pourrait se lever et aller à l’évier soulager la tension qui le taraude au niveau du bas-ventre mais il n’a pas le courage de le faire. Qu’à cela ne tienne, il laverait lui-même ses sous-vêtements et les ferait sécher sur le rebord de la fenêtre.
Le déclencheur sera une vidéo que deux de ses camarades de classe se passaient dans la cour en faisant des commentaires égrillards. Le son est mauvais mais l’image étonnamment nette. Nue sur le billard, les jambes écartées, une femme explique à la caméra qu’elle va se faire remonter les grandes lèvres pour avoir le vagin dont elle rêve. « Je n’osais plus me déshabiller devant les garçons, je ne faisais l’amour que dans le noir, confesse-t-elle, à cause de ce sexe qui me donnait des complexes. »
Elle pince alors une petite excroissance de chair qu’elle agite d’un air dégoûté pour étayer son propos. Son ami est également présent et témoigne. Effectivement, cette situation ne pouvait plus durer. Avec cette opération, Maeva va enfin réapprendre à aimer son corps. Il a confiance en elle, il est content et très fier de cette décision. Chauve, tatoué et visiblement adepte de séances de musculation intensive, il ressemble à un candidat d’émission de téléréalité et à tous ces gars que l’on invite à parler vite et fort de n’importe quel sujet, cette horde de panels représentatifs, de témoins, de victimes, de people, capables d’aligner les clichés les plus débiles sur un ton qui pourrait faire croire qu’ils viennent de découvrir la théorie de la gravitation universelle.
Après un cut, on fait des allers et retours entre le travail du chirurgien et le sexe rasé vu en gros plan. Quelques instants plus tard (plusieurs semaines en réalité, songe immédiatement Alexandre Adami), on retrouve la jeune femme dans sa chambre, radieuse. Elle montre son nouveau vagin à la caméra. L’Étudiant s’épuise à retrouver le fil et les images marquantes de cette vidéo vue à la sauvette dans une cour de récréation. Tandis que le scalpel plonge sa lame dans la béance rougeâtre, le visage crispé de la jeune opérée prend les traits de Gena. C’est à ce moment-là qu’un plaisir intense, presque insoutenable, l’irradie de la tête aux pieds, le plongeant dans un profond état d’hébétude.
Tout disparaît alors, les siècles et les galaxies, les avatars de Gena, le vagin mutilé, englouti dans l’immensité d’une interminable seconde.
(Contrariée par des remugles émanant d’objets hormonaux non identifiés, la petite mouche s’enfuit par la fenêtre ouverte et trouve une autre fenêtre ouverte : température, 22 degrés centigrades. Hygrométrie, 60 pour cent. Ensoleillement, déclinant. Ciel couvert à voilé. Biocénose/zoocénose, non perceptible à cause d’un taux anormalement élevé de dioxyde de carbone. Altitude, 53 mètres.)