Assise à son bureau, un élégant chartreux ronronnant à ses côtés, elle regarde l’heure sur son mobile et contemple avec soulagement la pile de copies réduite de moitié. Comme d’habitude, elle procède en deux étapes. Une première lecture, rapide (souvent suffisante vu le niveau des élèves), et une deuxième, plus approfondie, qui déclenchera commentaires plus circonstanciés et encouragements. Une démangeaison dans le bas du ventre, un point non identifié entre la zone pubienne et le nombril, l’oblige à se gratter tandis que des fourmillements aux jambes la poussent à se lever.
Elle fait quelques pas, clique sur l’appareil qui vient de l’avertir d’un message, une proposition de nouveau forfait avec appels et connexion illimités, que lui envoie son opérateur, se met à toussoter (une toux sèche, étouffante, son asthme est en train de se réveiller) et tente de se concentrer à nouveau.
Pour l’instant, elle termine le devoir d’un dénommé Trabert (qu’elle ne prendra pas la peine de relire) et biffe un sept sur vingt accompagné de l’appréciation suivante : « Vous n’avez traité qu’une minuscule partie du problème, et pas répondu à la question “la raison a-t-elle toujours raison ?”. » Et encore, je suis généreuse pense-t-elle… allez, à la suivante… cette fois, c’est Valérie Fondacci… a priori excellente… sans doute une future normalienne… elle parcourt la copie et pointe de-ci de-là les quelques références qui promettent la bonne dissertation, maïeutique, Platon, Pascal, impuissance de la raison, connaissance bornée, défaite de la pensée, nécessité du pari, Hegel, raison dans l’Histoire, crimes staliniens, Kant, Tribunal de la raison, intuition, Bergson, oui, encore une fois, vraiment excellent… les hasards objectifs des surréalistes, les pratiques chamaniques, les mystères de la foi, la synchronie jungienne… une patiente du docteur Jung rêve d’un scarabée d’or et, au moment même où elle décrit son rêve, un scarabée d’or toque à la fenêtre… hum… moi, c’est une petite mouche qui vient toquer à ma fenêtre, la première de la saison à me rendre visite… mise en défaut de la raison, remplacée par une logique de la métaphore et de l’émerveillement proche de la pensée magique… excédée, elle raye la partie et annote un monumental « hors sujet » tout en s’étonnant de la violence de son agacement… pour elle, c’est exactement l’inverse.
Il lui suffit de penser ou de rêver très fort une chose, même banale, infiniment plus banale qu’un scarabée d’or, pour qu’elle ne se réalise pas, comme vient de le lui démontrer le dernier dîner des célibataires du quartier : on lui présente un certain Bachelard, Alain Bachelard. La petite quarantaine, une vague ressemblance avec Woody Allen (en plus grand et plus athlétique), de grosses lunettes carrées, un front dégagé… mise en confiance par l’apparence drôle et spirituelle du convive, elle s’attend naturellement à un dîner drôle et spirituel. Mais si les premières minutes vibrent d’un espoir immense, elle passera le reste de la soirée à guetter un signe de culture ou de drôlerie qui ne se manifestera jamais. Cet homme, elle doit se rendre à l’évidence, n’est pas pour elle. Comment, connaissant ses goûts, les deux convives Anne et Christophe avaient-ils pu se tromper à ce point ? Où l’avaient-ils dégotté, celui-là ? Tellement insignifiant, ce mec, qu’elle ne se souvient même plus de son métier. Pas un intellectuel ni un philosophe, pour sûr. Les idées, les concepts semblaient glisser sur lui comme de l’eau sur un canard. Ah, son regard de merlan frit lorsqu’elle a parlé des nanotechnologies et des ondes électromagnétiques. Tout ce qu’il savait dire, c’est qu’il n’était à ce jour pas prouvé que les ondes avaient des effets néfastes. Pas prouvé par qui ? Par les groupes de téléphonie mobile ? L’imbécile.
À ce prix-là je préfère rester seule ou avec toi, mon Ronton (à ce moment-là, elle caresse le félin qui se frotte sur ses mollets). À la fin du repas, elle ne peut s’empêcher, horrifiée, de le considérer comme une monstruosité d’un nouveau genre, une mutation qui relève tout à la fois de l’aberration génétique, du canular de potache et du collage surréaliste : un Woody Allen géant, doté d’une intelligence naine. Avec une tête et un cou de pilier de rugby, un front bas et une morphologie de brute épaisse, ce Bachelard eût pu choisir le positionnement de la brute, du baroudeur, du macho lourdingue regorgeant de testostérone. Et qui sait, l’aurait peut-être surprise par une finesse hors du commun, vertu étonnante, presque miraculeuse venant d’une telle carcasse. Oui, ce Bachelard incarne le non-sens absolu de la crétinerie. Et par un sadisme raffiné, une ironie prémonitoire dont elle seule connaît le secret, la providence l’avait affublé du nom d’un penseur qu’elle admirait plus que tout autre.
Encore une fois, les coïncidences s’étaient jouées d’elle, de ses désirs, de ses espoirs. Le plus inquiétant n’était pas tant la probabilité d’apparition infime de tels faits que leur multiplication. Le mois dernier, elle avait rêvé d’un petit animal, le sibyllin, qui habitait dans une concavité du plancher de son appartement.
Le matin même, on lui présente un nouveau collègue venu remplacer une collègue partie en congé maternité, un dénommé Christophe Sibyllin. Elle croit à la coïncidence magique, y voit le signe du destin, ce fatum aussi improbable que miraculeux dont les Grecs eux-mêmes, inventeurs plus que tous autres du Logos, admettaient l’existence. Or, elle devra vite déchanter lorsqu’elle apprendra qu’il est déjà en couple… avec un homme.
Quelques jours plus tard, c’est son anniversaire qu’elle s’apprête à passer en tête-à-tête avec une copine dans un restaurant du Marais. Au moment où elle sort de chez elle, se gare une voiture. Sans raison apparente, elle jette un œil sur la plaque d’immatriculation… qui contient ses initiales ainsi que les trois derniers chiffres de son année de naissance. La porte s’ouvre, un homme apparaît, une mallette à la main. Quadragénaire, des lunettes, un visage en longueur, le front dégarni… exactement celui qu’elle cherche. Elle se plante alors devant lui et tente d’engager la conversation en prétextant un ami commun. Poliment mais fermement, l’homme lui explique la situation : il est médecin, il a été appelé en urgence, c’est une question de vie ou de mort, pas le moment pour lui de faire des mondanités. Humiliée, elle se met alors à hurler en pleine rue.
Elle pourrait multiplier ainsi les exemples jusqu’à l’écœurement tant le catalogue de ses espoirs déçus est exhaustif. Pourquoi ne réussissait-elle pas à rencontrer un homme ? Pourquoi, les rares fois où elle en rencontrait un, s’enfuyait-il aussi vite ? Et ces signes qui la harcelaient, en permanence, quel sens leur donner ? Était-elle le jouet d’un complot visant à saborder ses entreprises sentimentales ? Ourdi par qui ? Son cerveau ? Un malin génie ? La pulsion de mort ? La peur de ne pas y arriver qui anticipait invariablement la certitude de l’échec ? Tu devrais faire une analyse, ne cessent de lui répéter ses amies, pour la plupart des célibataires accros à leur séance hebdomadaire de confessions intimes.
Un jour, peut-être, si je ne me suis pas défenestrée avant, pense-t-elle de sa fenêtre en contemplant le vide sous ses pieds. Trois étages, pas assez haut pour mourir mais suffisant pour se rompre les os et terminer dans un fauteuil roulant. Cela dit, je te rassure, avec ces fichus neuroleptiques que je prends je n’en aurais ni la force ni le courage… Et si je rentrais dans les ordres ou dans une secte pour disparaître à jamais… Qu’est-ce que t’en penses, mon Ronton ? Tu crois que si je partais aujourd’hui je manquerais à grand monde ? À mes parents, peut-être, à Marjorie et à Zina… Et toi, tu crois que je te manquerais ? Moi je pense que non, je pense que tu t’en remettrais vite, très vite… Quant à moi, je serais peut-être tellement plus joyeuse, plus épanouie, sous l’éblouissant soleil de Dieu…
(Appelée par une nuée de congénères que stimule l’humidité naissante, la petite mouche s’élève dans le ciel orageux : température, 22 degrés centigrades. Hygrométrie, 75 pour cent. Ensoleillement, excessivement médiocre. Biocénose/zoocénose, non perceptible à cause d’un taux anormalement élevé de dioxyde de carbone. Altitude, 59 mètres.)