(Retour dans l’immeuble haussmannien, 17 h 55.)
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Élévation
Entre les élucubrations d’Alexandre Adami sur les équations d’Euler, les emportements de David contre le capitalisme mondialisé qui détruit les civilisations traditionnelles et réduit les pratiques chamaniques à un folklore ethnic, les conversations des uns et des autres sur les caractéristiques du dernier iPad ou les frasques de MC Warrior qui se croisent et les pulsations sonores du dernier Depeche Mode remastérisé, le bruit a poussé sa conscience à son point limite, celui au-delà duquel elle ne peut que se désolidariser de l’ensemble, partir loin, très loin de l’endroit où la tuyauterie de notre appareillage sensoriel est censée nous fixer.
L’envol de Théo n’aura duré que trente, quarante secondes tout au plus, suffisamment en tout cas pour voir ce petit monde d’en haut, agglutiné dans ce luxueux salon, affalé sur un somptueux canapé rouge, en ce week-end de l’Ascension, paysage humain dont la terrassante beauté l’emmène loin, très loin de cette réalité à laquelle il tente encore de s’accrocher, tant le porte et l’élève cette densité inhabituelle de vie et d’émotions. Sous la pression conjointe de l’alcool et du shit qu’il vient de fumer, les souvenirs occultés, emmurés, des morts perpétrées là-bas, il y a déjà plus de six mois, se sont libérés et le portent haut, très haut, si haut que lorsqu’on lui demande : « Théo, comment ça va ? », les mots ne sont pas des mots mais des rayons à l’intérieur de quoi l’espace s’agrandit, et chaque visage se désintègre pour se reformer en une couronne de lumière. Il éprouve à présent un bonheur intense, une plénitude qu’il n’avait jamais connue jusqu’alors. Chevauchant les syllabes ko men sa va, il tourbillonne autour de chacun avec autant de facilité que la petite mouche qu’il vient d’apercevoir pour s’y engouffrer et se vautrer dans cette matière inédite qu’il nomme en lui-même Jus d’autrui, avant de chuter brutalement. L’impression, étrange, est celle d’atterrir brutalement d’un lointain pays sur un parterre de bruits, toutes ces bribes de conversation, tous ces rires, ces éclats de voix qu’il perçoit avec autant d’intensité qu’une cascade.
Maintenant que l’extase est retombée, les images reviennent à la surface avec une netteté hallucinante de souvenirs-écrans. L’arrivée dans cette base près de Jalalabad avec les trois cents autres gars venus des quatre coins de l’Hexagone. L’attente, interminable, des jours et des jours à guetter une détonation, une attaque armée, une rébellion, n’importe quoi sauf ce silence résonnant de cris de rapaces et d’aboiements de chiens errants, un silence propice au rêve et à tout ce cortège d’images qui font naître le désir, un désir plus fort que toutes les recommandations de prudence, un désir qui le pousse dans ce guet-apens, il se souvient de la fille, un clin d’œil puis la chambre, au détour d’une ruelle, il la déshabille et la pénètre, le plus simplement du monde. Il jouit très fort et très vite comme s’il rêvait, ou plutôt s’il vivait une de ces scènes singulières et terrassantes qui accompagnent les premières pollutions nocturnes. À l’instant où il commence à sombrer dans l’un de ces sommeils lourds et métalliques d’après coït, il est réveillé par des bruits de pas dans le couloir.
Après, les événements se succèdent aussi rapidement que dans une vidéo : la porte s’ouvre, il se jette à terre, le long du lit, son arme posée à ses côtés, un semi-automatique avec lequel il fait feu en moins de deux secondes, ne laissant aucun survivant, pas même la fille qui est désormais étendue à côté des deux hommes. Le surlendemain, la nouvelle d’une fusillade en plein centre-ville fera l’objet d’un encart dans la presse locale. Il revoit avec précision les corps étendus enjambés, les yeux fixes des cadavres, de jeunes hommes, plus jeunes que lui de trois, quatre ans, ces cadavres qui suintent d’une évidence, alors que commence une course folle dans les escaliers, puis dans la rue, où il marchera pendant une heure, hagard, avant de retrouver la jeep en face d’un hôtel, une évidence qui le fera peu à peu basculer dans l’effroi et le silence : il vient de tuer trois personnes. En situation, certes, de légitime défense, mais c’est lui, et lui seul qui leur a enlevé la vie : rien ne pourrait annuler cela.
Lorsqu’il revient à la base, il se terre dans un mutisme que d’aucuns prennent pour un bon coup de blues, état fréquemment observé après plusieurs mois loin des siens et de son pays. Les jours suivants, il est ailleurs, détaché, figurant d’un décor de carton-pâte. Les officiels, les locaux, les compagnons de chambrée, même sa mère qui lui envoie des SMS tous les jours, lui apparaissent comme des personnages à deux dimensions, dénués de consistance et de réalité. Quant à l’incident, il l’a tout simplement occulté comme s’il n’avait jamais eu lieu. Il aura fallu des mois de traitement et de groupes de parole pour que cet épisode revienne à la surface, accompagné de cette sensation de béatitude que connaissent tous les grands mystiques de l’Histoire.
Résonne en lui le flux verbal pédagogico-rassurant parsemé de « euuuh » du psychiatre qui anime les groupes. « Vous êtes atteint d’un syndrome vieux comme le monde qu’ont connu avant vous les anciens d’Indochine, d’Algérie, euuuh, de l’ex-Yougoslavie : le trouble psychique post-traumatique. Les chances de guérison dépendent de l’intensité du traumatisme, bien sûr, mais aussi et surtout, euuuh, du degré de résilience de chacun. Certains (heureusement une infime minorité !) n’y survivent pas ; d’autres en gardent quelques séquelles, une petite tendance à brasser, euuuh, du noir ou à passer d’une humeur à l’autre sans raison apparente. D’autres, enfin (et quelque chose me dit que le groupe entier appartient à cette catégorie !) trouvent un travail, se marient, bref, retrouvent le cours d’une vie tout à fait, euuh, normale. »
(Incommodée par les odeurs de tabac et de shit, la petite mouche s’envole par la fenêtre et trace une trajectoire rectiligne en direction du bas : température, 21 degrés centigrades. Hygrométrie, 65 pour cent. Ensoleillement, excellent. Biocénose/zoocénose, non perceptible à cause d’un taux anormalement élevé de dioxyde de carbone. Altitude, 44 mètres.)