(Sous-sol du rez-de-chaussée du même immeuble, salle de sport, 18 h 30.)
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Pesanteur
Allongé sur son banc de musculation, Laurent Berton se livre à la seule activité susceptible de l’aider à retrouver le chemin de la sérénité. Inspirant profondément, il retient sa respiration pendant quelques secondes et entame quatre séries de dix avant de reposer l’haltère. Répété huit, neuf fois, l’exercice ne va pas manquer de le faire légèrement souffrir et lui offrir l’immense bonheur de sentir ses muscles, ses os, ses organes, tout son corps, actifs, vivants et en parfaite santé.
Avant toute nouvelle série de tractions, il positionne la barre au milieu afin d’éviter tout déséquilibre de poids (vingt-cinq kilos de chaque côté tout de même) et s’efforce de remplir ses poumons d’oxygène, d’azote, d’argon et de quelques autres composants chimiques essentiels au bon métabolisme respiratoire en dilatant généreusement les narines. La cage thoracique ouverte et contractée, il rassemble tous ses soucis, des plus anodins – sa fâcherie de la semaine dernière avec ses sœurs – aux plus sérieux – sa situation financière et juridique qui risquait de saper une à une les bases du bonheur qu’il avait si patiemment construit – pour les chasser en soufflant bruyamment, comme il réussit à faire fuir la petite mouche dont la trompe s’échine à lui pomper les gouttes de sueur accumulées.
Mais à peine a-t-il soulevé le poids qu’il fait une grimace de douleur. Ces fichus ligaments acromio-machin chose qui se rappellent à son bon souvenir. Et avec eux les dizaines de séances de kinésithérapie et les conseils du Dr M, son ostéopathe, qui lui avait expliqué qu’il avait plus qu’intérêt à mettre toute activité musculaire en jachère en attendant la régénération complète des tissus.
Il repose l’haltère, attend patiemment que la douleur s’estompe et se met à éternuer violemment : irritation inhabituelle du rhinopharynx, Nux vomica 5 CH, se contente-t-il d’observer. Les murs jaune vif, le plafond carmin et la moquette d’un vert flashy censés réveiller et stimuler les énergies se contentent d’exhumer quelques séquences visuelles de cette pièce en cave au moment de l’achat et les milliers d’euros nécessaires à son aménagement (à la même période s’installait également la famille du cinquième, le jeune garçon n’était pas encore né). Quant aux poids de deux kilos qu’il soulevait par série de vingt, ils font émerger, de la rencontre entre une relecture récente de Tintin au Tibet et d’images croupissant dans quelque interstice synaptique, une formation résiduelle de yéti nain trapu-velu aux pectoraux surdéveloppés et tombants. « Ouais, je connais pas mal de nanas qui peuvent s’aligner », s’entend-il encore plaisanter si d’aventure un de ses amants de passage s’étonnait de sa protubérance mammaire.
Un choc s’était produit lorsqu’il avait rencontré Thomas, dix ans auparavant. Si le jeune homme (à l’époque, il n’avait que vingt-neuf ans) correspondait à ses canons de beauté d’esthète vieillissant, il avait un défaut, et non des moindres : il le dépassait d’une bonne tête. Un problème auquel il devait s’atteler sans plus tarder. À défaut d’opérations de grandissement suffisamment au point, il pouvait y remédier par une transformation physique radicale. Bien que nettement plus fort et viril que lui, avec des épaules plus larges, un torse naturellement plus développé et une voix plus grave, il avait encore du travail, beaucoup de travail, pour transformer la taille de son compagnon en un détail insignifiant. En se sculptant un corps démesurément large et musclé, il donnerait ainsi à sa supériorité de mâle dominant une aura massive, inattaquable.
Après quelques mois de pratique intensive de la musculation, il s’était étoffé de huit centimètres de tour de bras et avait perdu trois centimètres de tour de taille. Une plastique nouvelle, plus fine et néanmoins plus puissante, se dessinait. D’un certain point de vue, il n’était pas très éloigné des torses musculeux des Kirk Douglas et autres Charlton Heston des péplums hollywoodiens. L’horizon rêvé des corps bodybuildés ne lui était plus inaccessible. Il s’en rapprochait lentement mais sûrement.
Six mois plus tard, les premiers progrès s’étaient confirmés et sa plastique pouvait s’apparenter à celle d’un Monsieur Muscle fier de parader entre l’Hôtel de Ville et la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie aux côtés de son giton d’amour, si filiforme, si délicat qu’il devrait quant à lui se contenter de quelques millimètres de tour de biceps supplémentaires et d’un malheureux kilo en dépit de longues heures passées à soulever de la fonte dans les clubs de sport du Marais en dévorant des galettes de riz et des barres de céréales au chocolat.
Loin de lui paraître un handicap, cette différence de taille lui construisait une identité de latino cubique et indestructible, aussi prompt à la baston qu’un Ventura, un Stallone, un Pacino ou un De Niro. Subsistaient toujours quelques motifs d’insatisfaction comme les biceps, qu’il ne trouvait pas assez saillants, les pectoraux, encore trop mous, ou les abdos, qui ne faisaient pas assez tablettes de chocolat à son goût. Il intensifia la pratique et, pour aider le métabolisme à brûler les graisses, s’acheta des compléments alimentaires à base de spiruline et de caféine qui l’aidèrent à affiner les muscles.
Cela aurait pu continuer des années ainsi dans cette agréable tension vers un idéal, cet effort auquel il se donnait tout entier, présent à l’instant et attentif à cette multiplicité de réactions chimiques, d’échanges, de flux, d’informations et de sensations que l’on appelle le corps, sans cette douleur qui l’avait obligé à se contenter d’une gym d’entretien de mamie. Une catastrophe qu’il relativise en se regardant une nouvelle fois dans le miroir.
Non, les muscles ne se sont pas affaissés. S’ils ont perdu de leur saillant, ils n’en sont pas moins volumineux, durs. Et susceptibles surtout de faire naître en chacun l’irréfragable certitude que dans la perspective d’un conflit entre les hommes, il prendrait immédiatement le dessus. Quant à l’inéluctable altération des cellules et des tissus, qu’il craignait (et combattait) plus que tout, elle pourrait bien encore attendre quelques années de plus.
(Une formule chimique nauséabonde extrêmement tenace contenue dans la peinture donne à la petite mouche l’injonction immédiate de sortir. Elle volettera quelques minutes dans la pièce avant de s’envoler par la cour intérieure direction nord-ouest : température, 19 degrés. Hygrométrie, 77 pour cent. Ensoleillement, nul. Biocénose/zoocénose, non perceptible à cause d’un taux anormalement élevé de dioxyde de carbone. Altitude, 48 mètres.)