(Dans une rue adjacente, le long du square, un restaurant, 23 h 30.)
30
Turbulences
Lorsqu’elle se voit en mariée, à la mairie ou à la sortie de l’église, sous une pluie de pétales de roses et de confettis, elle ne peut s’empêcher de penser que c’est déjà du lointain passé. C’est son amie Karine qui vient de lui envoyer les photos sur son téléphone portable. Elle était plus jeune de six, sept heures et surtout de cette accumulation d’événements qui lui ont donné un nouveau statut : celui de femme mariée. Un nouveau statut avec un nouveau nom, de nouveaux droits, et surtout la certitude rassurante de s’inscrire dans une continuité familiale. Elle ne faisait que suivre et perpétuer un cycle qu’avaient suivi et perpétué ses parents, et avant ses grands-parents, et ainsi de suite jusqu’aux débuts du christianisme, en ce haut Moyen Âge où la religion naissante s’avérait encore le meilleur barrage à la barbarie des hommes et aux forces désorganisatrices qui menaçaient le royaume de France.
La saisit alors une douleur aiguë à la poitrine, accompagnée d’une quinte de toux. Sans doute un résidu de cette bronchite qui avait duré plus de trois semaines, ravivée par les milliers de particules fines en suspension dans l’air. Depuis ce matin, journaux et écrans avaient alerté les Franciliens d’un indice de pollution exceptionnellement mauvais et déconseillé aux bébés, vieillards et autres personnes fragiles de sortir dans la rue. Un avis que semblent partager la plupart des physiologies présentes dans la salle, dont les toux, les raclements de gorge, les expectorations et les éternuements donnent à entendre un système immunitaire attaqué par un ennemi aussi invisible que puissant. La petite mouche, quant à elle, ne cesse de virevolter d’une table à l’autre, à la recherche de saveurs inédites.
Projetant un rendez-vous chez un allergologue, elle promène son regard sur le ballet des serveurs affairés à exhiber la pièce montée sans la faire tomber.
À peine se réjouit-elle à la perspective d’en déguster les choux à la crème caramélisés qu’elle ne peut s’empêcher de réprimer un cri de panique : le marié, où est-il ? La pièce montée allait arriver, il devait la couper et donner le la du deuxième acte de la soirée. À ses côtés, ses amies Camille et Noémie trinquent pour la sixième fois avec le seul célibataire du groupe, un comédien danois qui a joué dans le dernier film de Lars von Trier.
D’un œil fiévreux elle inspecte les groupes, détaille les moindres aspérités du paysage humain disposé en petites tablées de sept ou huit. Devant, ses parents et sa belle-famille rivalisent d’efforts pour lisser leurs différences, oublier leurs désaccords politiques et afficher une convivialité de circonstance. Profs, fonctionnaires (sa famille à elle), patrons de petites entreprises (sa famille à lui), tous unis pour parler de la pluie et du beau temps et éviter d’évoquer politiques fiscales, rôle de l’État, protection sociale et autres sujets susceptibles de réveiller quelque atavisme hanté par la lutte des classes pour les uns, par la défense et la conservation d’un ordre social justement inégalitaire pour les autres.
Un peu plus loin, deux collègues de travail à elle, un graphiste et une commerciale, sympathisent avec des collègues de travail à lui, sans doute des associés de son cabinet d’avocats. À droite, des cousines qu’elle n’avait pas vues depuis plusieurs années, une inspectrice du travail et son syndicaliste de mari devisent avec l’un des trois frères de son beau-père, un entrepreneur en matériaux d’isolation à haute qualité énergétique.
Des mondes qui n’avaient aucune chance de se rencontrer, réunis pendant quelques heures et condamnés à se séparer pour ne plus jamais se revoir.
Son iPad vient de l’avertir d’un message : venez comme vous étiez il y a cent mille ans. Sans doute une invitation à l’un de ces vernissages où elle ne connaît jamais personne. Elle jette un œil distrait sur le visuel décalé (des hommes préhistoriques sur le parvis de la Défense) et les quelques mots en caractère gras qui émaillent le corps du texte – King Bear, Fête du solstice, nuit du 19 au 20 juin, 23, rue du X –, constate que la rue du X est la rue juste à côté, en longeant le square, s’étonne de cette coïncidence et tente de se concentrer à nouveau sur l’instant présent.
Elle repart alors à la recherche du marié mais elle tombe aussitôt nez à nez sur les K., qui l’embrassent en la félicitant. Puis c’est le tour des C., venus de Londres pour assister à l’événement. Les F., quant à eux, devront se contenter d’un geste signifiant qu’elle va revenir. Ivre de sourires et de compliments, elle fend la foule joyeuse, en proie à un curieux mélange d’allégresse, de tristesse et de regret. Elle avait tant attendu, tant préparé ce moment, et tout était passé si vite. Si vite qu’elle avait dû accorder moins de trente secondes à chaque invité. Le vin d’honneur, l’église, la mairie, tout cela n’existerait désormais que sous la forme de photos et de souvenirs. Luttant contre une soudaine envie de pleurer qu’elle attribue autant à l’intensité des dernières heures de la journée qu’à une consommation anormalement élevée de vin et de champagne, elle se met en quête de celui pour qui elle a quitté sa vie de célibataire.
Une vie qui n’était pas si désagréable à la réflexion et qu’elle aurait pu poursuivre quelques années de plus avant de trouver un homme plus doux, plus gentil, plus rassurant. Après tout, elle n’a que trente ans et les brumes de l’adolescence n’ont pas fini de se dissiper, contrairement à ce qu’elle aurait pu croire quinze ans plus tôt, en cours de français, avec cette Mme Roger dont elle entend encore la voix rauque commenter des passages du Lys dans la vallée et gloser sur la femme mûre, presque au seuil de la vieillesse, qu’incarnait la pauvre Mme de Mortsauf.
D’abord indistinct, réduit à quelques questionnements vaporeux, le doute épouse rapidement la plastique apollinienne du marié mêlée à celle d’autres femmes dont elle envie le nez droit, la poitrine opulente, les yeux en amande ou la cambrure, tous ces signaux auxquels aucun homme ne peut résister, surtout s’il est avec la même femme depuis plusieurs années. Fouillant chaque recoin du futur le plus probable pour qui décide de lier sa vie à celle d’un individu légèrement plus séduisant, plus riche, plus diplômé et plus menteur que soi, elle se retrouve un beau soir d’hiver dans un immeuble de grand standing de la banlieue ouest, fumant une cigarette en l’attendant après avoir fait manger et couché les enfants. Son vibreur s’active. C’est lui. Il va encore arriver tard à cause de clients très très importants, des Qataris, ils veulent visiter Paris by night, impossible de refuser, j’espère que tu comprendras ma chérie.
Ce qu’elle comprend, c’est qu’il lui ment. Il lui ment comme sont capables de mentir les hommes, surtout lorsqu’ils en ont fait un métier. Il lui ment effrontément sans même se douter, l’imbécile, qu’avec son odorat très fin, elle devine le moindre parfum, la moindre odeur corporelle qu’une douche ne suffit pas à effacer. Un jour, elle décide de le plaquer pour retourner vivre avec les deux petits chez ses parents, à Melun. Pendant que sa mère s’occuperait des enfants, elle travaillerait à mi-temps pour la com d’une collectivité, un job qui lui permettrait de mieux organiser son calendrier qu’en agence de postproduction où l’emploi du temps de chacun est suspendu aux sorties des films en salles. Perdue dans cet avenir aussi certain que désastreux, inattentive au brouhaha festif, aux paroles chaleureuses des uns et des autres, elle continue à avancer, volontaire et déterminée.
Elle le trouve assis à la table G. comme Gatsby où ont été réunis et panachés plusieurs collègues de leur travail à chacun, enregistrant le numéro de portable de sa directrice de production. À bout de souffle, elle interpelle violemment les deux protagonistes : « Hé, vous deux, si je dérange, faut le dire ! » La suite serait difficile à narrer avec précision tant s’est brutalement désassemblé, perturbé par quelque désordre chimique, ce conglomérat de pensées et d’impressions que l’on appelle l’instant présent, surtout lorsqu’elle réalise qu’elle vient de faire coup double, aboyant simultanément sur sa chef et son nouveau mari. Les yeux fatigués, injectés d’alcool et de désir, ce dernier lui répond alors d’un ton sirupeux : « Chérie, viens, justement Charlotte était en train de me raconter votre postprod en Afrique du Sud, lorsque vous vous étiez fait draguer par un dénommé Tom Cruiz, un éclairagiste qui était le sosie de Tom Cruise, c’est hallucinant ce que le hasard est drôle, parfois. »
Elle tente de lui répondre qu’il est hors de question qu’elle passe sa vie avec un menteur et qu’elle va revenir vivre chez sa mère pendant qu’il pourra continuer à se taper des pétasses siliconées, mais elle se contente de rester muette et immobile, comme dans un cauchemar où la peur du prédateur inhibe systématiquement toutes les réactions de fuite que le cerveau reptilien met en œuvre pour protéger l’intégrité de l’organisme. Tout autour, la réalité ne cesse de se distordre tandis que les espaces humains s’entrechoquent avec fracas. Titubant légèrement, elle lui rappelle qu’il est attendu pour la pièce montée. Elle est si fatiguée. Elle voudrait dormir elle voudrait vomir elle voudrait partir elle voudrait tout sauf être là.
À la table G. comme Gatsby, un silence de glace s’est levé.
(Rassasiée après avoir goûté à tous les plats, la petite mouche s’octroie quelques minutes de repos sur la façade de l’immeuble côté cour avant de s’envoler en direction du sud-est : température, 19 degrés centigrades. Hygrométrie, 52 pour cent. Ensoleillement, nul. Biocénose/zoocénose, non perceptible à cause d’un taux trop élevé de dioxyde de carbone. Altitude, 51 mètres.)