(Même rue, deux immeubles plus loin, 23 h 45.)
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Fluctuations
Tu es dans le désert, il fait chaud, il n’y a aucun bruit, le soleil est brûlant, tu marches dans le désert, tu ne penses à rien, tu marches dans le désert, sous le soleil, ses rayons sont beaux, le sable est brûlant sous tes pieds, tu marches, tu te détends, tout va bien se passer, tu te détends, tout va très bien se passer, tu as préparé tout ton dossier, la dame ne va pas égarer tes papiers pour te les redemander la prochaine fois, tu ne vas pas être en situation irrégulière, tu ne vas pas être reconduit à la frontière, tu ne vas pas être obligé de retourner là-bas, tu dois arrêter de penser, arrêter de penser pour pouvoir dormir, pouvoir être en forme demain, tu dois dormir pour être en forme demain. La main sort des draps et se glisse vers l’interrupteur tandis que l’œil se dirige vers le réveil : presque minuit et le sommeil ne vient toujours pas. Presque minuit et demain il doit se lever à six heures s’il veut être là une heure avant l’ouverture des bureaux de la préfecture.
Sans doute réveillée par la lumière, une petite mouche s’est mise à voler frénétiquement, examinant tous les chemins qu’il est possible d’emprunter dans une surface de huit mètres carrés. Lorsqu’il interroge le vide, seul lui répond le tic-tac de l’appareil où glissent sa peur et les images par milliers qu’elle fait naître. Il tente alors de visualiser la scène : 7 heures. Il vient d’arriver. La préfecture n’ouvre que dans une heure mais la file d’attente excède déjà les limites de la place. Serpent éphémère se nourrissant de l’espoir de toutes ces familles et de tous ces couples dont la moitié devait, comme lui, venir de l’Afrique subsaharienne et qui s’étaient levés tôt pour être sûrs, sinon de pouvoir renouveler leurs papiers, au moins d’être reçus, elle fait naître chez les quelques passants ralentis lors de leur migration matinale un mélange doux-amer de compassion et d’agacement. L’attitude silencieuse, presque recueillie, de chacun dissimule avec peine les scénarios catastrophe qui s’élaborent au gré de l’attente. À peine arrivé, il s’assoit en tailleur sur la dalle bétonnée, son sac sous les fesses, non sans avoir extrait de la pile de dossiers qu’il trimballe en permanence des cours sur la sédimentation cambrienne, l’orogénèse ordovicienne ou la naissance du Massif armoricain, et s’y être avidement plongé. Au-delà d’un simple objet d’études, le minéral était vite devenu un allié précieux. Un allié précieux et si puissant qu’il pouvait lui ouvrir les portes d’un autre monde avec ses lois, ses mœurs, son climat, son architecture, si différents de ce qu’il avait connu jusqu’alors. Un monde où il serait un homme libre de vaquer avec d’autres hommes et de disposer de son corps sans se faire tabasser, torturer ou emprisonner.
À côté, un couple de Chinois joue aux dames. Un peu plus loin, une mère tend un biscuit à son enfant. Luttant contre la distraction, il s’efforce alors de poursuivre son cheminement studieux. Aux dépôts dévono-carbonifères succèdent les plissements hercyniens. Une douleur aiguë lui vrille les intestins tandis qu’il se sent gagner par une fébrilité inattendue : son ulcère, que l’anxiété et ses hormones acides ont réveillé. Il se sait suspendu à une décision, favorable ou non, assenée avec la même indifférence obtuse par une femme, probablement noire comme lui, qui le toisera en lui réclamant des justificatifs qu’il lui avait déjà donnés dix, vingt fois. Heureusement, il a tout apporté, ses papiers d’identité, ses fiches de paye, les quittances de loyer, les appréciations des professeurs, toujours excellentes, pour mettre toutes les chances de son côté. Qu’un seul document vienne à manquer, il n’a plus le droit de rester ici pour continuer ses études. Après, les deux options qui s’offrent à lui – résider illégalement ou retourner au pays – laissent entrevoir l’une comme l’autre un futur cauchemardesque.
L’épée s’enfonce plus profondément dans l’intestin et lui arrache un cri étouffé de douleur. S’il se laisse engloutir par la douleur sans rien faire, il va devoir faire venir les urgences dans moins d’une heure. L’appelle alors la petite pierre de granit qu’il emporte toujours dans son sac à dos. Délicatement, il la pose dans sa main gauche et la regarde fixement. « Sans ciller, si tu veux que les esprits te reconnaissent », ne cessait de lui répéter sa grand-mère, qui lui avait transmis ses dons de guérisseuse-thaumaturge. Selon toute vraisemblance un résidu schisto-granitique du cambrien, le minéral a été prélevé dans le désert mauritanien, à deux pas d’Orgat, et arbore les couleurs si familières de la région. Comme d’habitude, la randonnée commence par une brève reconnaissance aérienne des lieux. Après avoir survolé une succession de petits cratères ocre cerclés de brun, il tournoie quelques secondes autour du point culminant du lieu, une aspérité de trois millimètres qu’il a nommée en lui-même le mont Tumuctir. Sur son versant le plus abrupt réside un peuple d’êtres minuscules et plats, pétrifiés dans une grimace aussi grotesque que douloureuse.
À mesure qu’il maintient les yeux ouverts, bravant picotements, larmoiements, et que se distord sa vision du monde, ces immémoriaux personnages s’animent d’une pulsation élémentaire, minuscule mouvement stochastique accompagné d’imperceptibles grésillements. Des oscillations phoniques qui ne recèlent aucune émotion, aucune harmonie identifiable, mais qui possèdent un curieux pouvoir élévateur. Bercé par les partitions que donnent ces habitants de l’éternité à qui sait les entendre, il part avec eux, les suit dans leur trajectoire vibratoire, se perd dans leurs tourbillons möbusiens, devient tourbillon pour un autre lui-même qui s’engloutirait et engloutirait la table, la chaise, le lit, les villes, les océans, les planètes, pour ne laisser la place qu’à la possibilité d’avoir un jour existé. Un nouveau grésillement, plus impératif celui-ci, qu’il ne peut s’empêcher de traduire en langage humain : retourne-nous, retourne-nous.
Obéissant aux injonctions de ces gourous à deux dimensions, il retourne la pierre et se retrouve dans un désert décoré de profils d’iguanes, de vaches, d’hippocampes et de poulets, encadré de deux immenses falaises. Qu’il maintienne sa vision défocalisée, il sera téléporté dans un château ceint de douves rougeâtres et entouré de vertes collines au milieu de quoi il se perd avec K. (qui doit en ce moment même s’envoler pour Genève où il étudie et va ce vendredi soutenir sa thèse de philosophie des sciences : « De la mouche de von Neumann à l’aigle d’Enigma, les origines non humaines de la révolution numérique ») en solides enlacements et en rudes embrassades pour revenir au monde, émerveillé d’être parti si loin, sur les routes que ces êtres en devenir avaient tracées, ces fragments de rien du tout érodés par des millénaires de glace et de feu qui étaient là avant lui, avant l’homme, avant même que toute forme d’intelligence pût attester de leur présence et des lentes évolutions dont elles témoignent, avant qu’une conscience élaborée, agitée par des vagues d’inquiétude, pût s’y dissoudre pour en ressortir grandie, régénérée, renvoyant l’instant présent en un point minuscule, aussi minuscule et insaisissable que la petite mouche qui lui tourne autour, vouée à se perdre dans l’insignifiance des phénomènes.
Quelque chose avait eu lieu, quelque chose d’ineffable, comme s’il avait suffi d’un léger pivot, infinitésimal funambule entre l’immobilité du minéral au moment où l’œil le saisit, les vitesses extrêmes le parcourant et les échelles de temps qui en ont sculpté l’inégale beauté pour entrevoir, par échappées confuses, une architecture abstraite, féerie géométrique et glacée au cœur de quoi se tiendraient, immobiles et triomphants, ceux que sa grand-mère appelait les djiins. Remisant la petite pierre dans son sac à dos, il regarde autour de lui, légèrement hagard. Puis il ferme les yeux et visualise à nouveau la scène : 8 heures. La préfecture va bientôt ouvrir. Tandis que les premiers rayons de soleil illuminent la place, les passants déambulent, fantômes joyeux, ses voisins asiatiques continuent leur partie de cartes, et l’enfant, à côté, engloutit les dernières miettes de son gâteau.
Devant, tout devant, à quelques dizaines de mètres, de l’autre côté des grilles de l’administration encore fermées, les guichets qu’il peut enfin regarder sans peur.
(La petite mouche s’envole vers le nord-est, se pose sur la façade d’une compagnie d’assurances et se met à somnoler. Les sensations qu’elle retrouve pendant le sommeil sont étroitement liées à la composition chimique des aliments ingurgités. Glucides, puissance corporelle décuplée, spasmes colorés, lévitation hystérique, fête du chaos. Lipides, vision déformée, ralentissement du temps, absence de relief, fête du rien. Protéines, agitation organique, lévitation grasse, perception de choses gênantes, fête du trop. Température, 18 degrés centigrades. Hygrométrie, 69 pour cent. Ensoleillement, nul. Biocénose/zoocénose, non perceptible à cause d’un taux trop élevé de dioxyde de carbone. Altitude, 58 mètres.)