Allongé, les yeux à peine ouverts, il se laisse captiver par le spectacle pour lui inhabituel des particules de poussière dansant au milieu des rayons du soleil que les persiennes ont laissé passer, fantasmagorie où l’émerveillement ne tient pas tant à une débauche de formes et de couleurs qu’au simple fait que cela existe, aussi simple et lumineux que la rencontre entre les rayons du soleil et ces particules de poussière au milieu de quoi il se tient, éveillé et hagard, monde à la fois immense et minuscule dont il est à la fois spectateur, acteur, et présent en chacun de ses tressaillements.
Allongé, les yeux à peine ouverts, il se laisse captiver par la féerie lumineuse des particules de poussière dansant au milieu des rayons du soleil quand se lève en lui une vague d’inquiétude. Il tente de figer un point de vue, de trouver une perspective autour de quoi s’égrènerait une vie, une histoire, mais sa mémoire tourne à vide et se brise en mille fragments minuscules, aussi impersonnels que les va-et-vient de cette petite mouche entre les rideaux, aussi élémentaires que ces poussières qui ne cessent de danser, comme si quelque chose s’était cassé dans la nuit, quelque chose d’essentiel, qui fait que le monde est le même chaque matin, avec ses avant et ses après, ses dedans et ses dehors, ses hauts et ses bas, oui, quelque chose s’est cassé et rien ne sera plus comme avant, avant cette catastrophe qu’il ne comprend pas et qui lui fait l’effet d’une caresse glaciale.
Lui apparaît alors, comme par magie, à proximité de l’un des pans de mur éclairé par les rayons du soleil naissant, le livret scolaire où est consignée la décision, signée par Toupard lui-même, de le faire passer en classe supérieure. Sous la pression conjuguée des souvenirs d’école et des images emmagasinées ces dernières heures, le monde se réassemble peu à peu, comme mû par une force centrifuge, celle de la mémoire : il était resté chez son ami David jusqu’à deux heures du matin et avait passé son temps à fumer du shit sans rien dire, avec Théo qui lui avait pris la tête, c’est pas bon de fumer et tatati, tout ça parce qu’il va s’inscrire en fac de psycho.
Ces fragments de vie retrouvés le rassurent mais aussitôt le rattrape cette sensation de gouffre où, déjà enfant, il lui arrivait de tomber, lorsqu’en vacances chez ses grands-parents il se réveillait complètement désorienté, ne reconnaissant pas les lieux et ne se souvenant pas qui l’avait emmené ici jusqu’à ce que mamie vienne le réveiller et lui apporter son petit déjeuner, du chocolat au lait accompagné de tartines de pain grillé, se hâte d’ouvrir grand les volets en criant d’un ton enjoué « debout, là-d’dans », redonnant le monde la solidité qui lui avait tant fait défaut. Pourquoi le monde s’effritait-il en permanence ? N’existerait-il pas, quelque part, un sorcier bon et bienveillant qui aurait le pouvoir de remettre son cerveau d’aplomb ?
Dehors, le square, l’église, les platanes. De plus en plus hostiles, incompréhensibles, précaires. Furieux contre cette réalité si peu accommodante, il se met à éructer comme un taureau et tente de mettre en œuvre un plan d’action éclair, pour reprendre l’expression consacrée des échos : 1) Fixer un passant jusqu’à ce qu’il s’envole. 2) Détruire l’immeuble d’en face par la seule force de la pensée. 3) Faire surgir une montagne à la place du square et contempler les neiges éternelles. 4) Rendre visible la totalité des situations gravitant autour des bandes passantes. Il a beau se concentrer de toutes ses forces, aucun plan d’action éclair ne se réalise.
À l’étage du dessous, un bruit de porte qui claque en bas : sa mère, qui part à Cassis toute seule. Pendant ce temps, son père pourra se reposer de son rapport sur l’alimentation et les maladies qui va bientôt sortir, il passe son temps au téléphone avec des journalistes, parfois jusqu’à minuit. Pour la première fois, ils ont décidé sa mère et lui de ne pas passer le week-end ensemble, ils vont sûrement se séparer, il s’en fiche, il n’irait pas les saluer, surtout si c’est elle, la pire des deux, coupable par-dessus tout de l’avoir mis au monde. Ses pensées l’avaient récemment guidé vers un problème des plus épineux : celui des origines. Le dossier Mère fut étudié par plusieurs commissions intersynaptiques en colère qui statuèrent sur la nécessité d’un avortement rétroactif ; le moyen le plus simple, à leur sens, d’alléger toutes ces souffrances inutiles. Cette décision avait été prise à la suite d’un dialogue des plus animés avec les échos et s’était terminée par une série de mises en demeure, blocage du diaphragme, douche bouillante puis glacée, amputations d’ongles et autres plaisirs minuscule censés opérer une synthèse possible des débats.
Alors que la petite mouche passe à nouveau, l’incroyable se produit. Il la regarde voler et la regardent voler ses parents, grands-parents, arrière-grands-parents, camarades de classe, inconnus, cette foule de regardeurs forme un agrégat dans lequel il joue un rôle de simple pivot qui regarde voler cette mouche comme l’on regardé, la regardent et la regarderont toujours voler ses parents, grands-parents, arrière-grands-parents, camarades de classe, inconnus, au paléolithique, au Moyen Âge, sous le règne de Louis XV, au XIXe siècle, mais aussi au XIe, au XXXe siècle, c’est tous la même mouche qu’ils regardent voler, depuis toujours et à jamais.
Lorsqu’il tente de figer l’événement, l’insecte a déjà filé. Il claque alors des doigts trois fois, espérant que cet acte choisi aléatoirement parmi cent mille autres pourrait, à l’instar d’un code secret trouvé au hasard, lui donner la force de retrouver la grâce de cet instant et d’annihiler les forces dissociatrices du Bas. Il restera immobile pendant une minute, luttant contre une réminiscence de conversation entre César et Obélix (probablement une scène du film Astérix). Sans trop comprendre le sens de leur conversation, il entend les modulations gutturales de Gérard Depardieu comme s’il était là, en personne, parlant à l’intérieur de lui. Selon toute probabilité un coup des Échos, dont il connaît la connivence avec les ondes néfastes.
Même s’il ne s’y sent plus guère en sécurité, il allait rester toute la journée dans sa chambre. Compte tenu de la situation, quelques mesures d’urgence s’imposeraient aujourd’hui, et dans les jours à venir : ne pas trop s’éloigner du mur porteur, rempart moléculaire contre leurs assauts répétés, limiter les contacts avec les autres humains, qui sont de vrais nids à flyers. Fuir les lieux publics, surtout, pullulant de ces bandes passantes intrusives et néfastes venues des quatre coins de l’espace-temps. Éviter de reproduire l’incident de la semaine dernière. Excédé par les Échos qui hurlaient leurs insanités au moment où une voix annonçait une promotion sur les vins de la Loire dans un micro, il s’était emparé d’un fromage blanc et l’avait violemment lancé au sol en leur demandant le silence. Un attroupement s’était formé autour de lui. Des bouts de phrases lui étaient parvenus, par bribes confuses : « Qu’est-ce qu’il a le garçon, maman… laisse, ma chérie, il est malade… vous avez vu comme il est maigre... il est complètement ouf ce keum… faudrait peut-être aller le Samu… ce que je trouve dingue, c’est qu’on les laisse toujours sortir. »
(Attirée par la biocénose de l’air extérieur, riche à cet instant en micromolécules et en synthèses protéiniques, phospholipidiques et nucléiques, la petite mouche s’envole par la fenêtre : température, 17 degrés centigrades. Hygrométrie, 74 pour cent. Ensoleillement, croissant. Biocénose/zoocénose, excellent potentiel, compte tenu de la saleté et du désordre ambiants. Altitude, 53 mètres.)