(Trois immeubles plus loin, à midi.)
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Altération
La silhouette qui se reflète dans le miroir est celle d’un homme d’une cinquantaine d’années aux épaules carrées et aux traits virils légèrement empâtés. La tête tournée à cent dix degrés, il s’échine à une vue panoramique de son derrière massif engoncé dans une robe de taffetas rose. Une conclusion s’impose : à défaut d’une plus grande mobilité des muscles du cou, il lui faudrait un deuxième miroir. En désespoir de cause, il fait bouger son popotin enfroufrouté et gonfle le thorax. Lèvres légèrement écartées, poitrine en avant, il s’essaie à la mine sensuelle qu’elle ne manquait jamais d’afficher sur les photos où elle avait trente, quarante ans, alors que papa était encore vivant. A-t-il adopté la bonne expression ? Figeant la mimique, il se retourne et se regarde de face. L’excès de rimmel, le contour approximatif des lèvres, le fond de teint inégalement réparti, l’ensemble le fait ressembler à ces vieux travelos qui traînent le long du boulevard de Clichy. Qu’importe. Il a toute la vie pour s’approcher du modèle. Il se redresse, le sexe coincé entre les jambes, se caresse sensuellement les fesses et pousse de petits gémissements aigus, qui font fuir la petite mouche en direction de la cuisine.
La métamorphose s’était produite une semaine après l’enterrement, alors qu’il avait commencé à réaliser qu’elle était bien sous terre et qu’elle ne l’accueillerait jamais plus à la maison. Pris d’une frénésie étrange, il avait passé la journée à se tartiner le visage de produits de maquillage, enfiler des culottes et des soutiens-gorge, essayer des perles et des colliers, ajuster des robes, chausser des escarpins. Il était resté enfermé une semaine, accomplissant des gestes qu’il avait vus mille, deux mille fois. Par chance, il avait même déniché la perruque à la Mireille Mathieu dont elle s’était affublée durant sa chimiothérapie, vingt ans plus tôt.
Le septième jour, il dut sortir pour faire des courses. À peine dehors, encore vacillant de sa nouvelle identité, il se heurta au mur hostile des regards, dérisoire séparation entre lui et le reste du monde dont les airs réprobateurs des mères de famille, les quolibets des bandes de cailleras et l’indifférence glaciale de la majorité silencieuse formaient la repoussante matière. Si la foule anonyme, cette vile populace dont maman ne cessait de stigmatiser la bêtise et la malveillance, fut parfaitement conforme à sa définition, les commerçants du quartier ne lui réservèrent pas meilleur accueil. Il y eut quelques menus incidents comme cette bévue du boucher qui, l’ayant immédiatement reconnu, s’était contenté d’un rictus gêné suivi d’un simple « bonjour ». Il s’était vu récriminer illico d’un tonitruant « on dit bonjour madame ! ». Cinq minutes plus tard, chez le boulanger, alors qu’il hésitait entre un far breton, une tarte normande, un paris-brest, un pudding, une religieuse au chocolat, une tarte aux fraises, un pain aux raisins, un chausson aux amandes, un kouglof, bref, à peu près tout ce que ce lieu nourricier comptait de gâteaux et de viennoiseries, une pimbêche qui venait de descendre de sa voiture de sport rouge vif garée en double file lui avait, poliment mais fermement, rappelé qu’il n’était pas le seul et demandé d’accélérer un peu. Non, je ne suis pas la seule et je ne suis pas non plus la plus conne, avait-il beuglé avant de repartir en claquant des talons en direction du supermarché où il aurait tout loisir de se concentrer le temps qu’il faudrait pour jeter son dévolu sur tel ou tel dessert.
Le lendemain, il avait rendez-vous à la banque pour faire le point. Que restait-il sur le compte de celle qui l’avait mis au monde ? Combien de temps allait-il pouvoir vivre sur ses réserves ? Imaginant la tête du banquier lorsqu’il l’apercevrait ainsi accoutré, il est secoué du rire suraigu de la défunte. À cet instant, il regrette de n’avoir ni amis d’enfance ni collègues dont les regards éberlués auraient pu sceller sa nouvelle identité. Il y a bien les tatas et les cousins revus à l’enterrement, mais ils habitent trop loin de Paris. Quant à une petite amie, il n’en a jamais eu.
S’il n’a jamais été attiré par les femmes, dont les organes génitaux lui font penser à des œufs de lump en voie de putréfaction, il n’aime pas d’avantage les hommes, qu’il compare invariablement à des orangs-outans. Une sexualité à l’état de sommeil que vient parfois perturber un souvenir datant de ses quinze ans. Bien que de plus en plus floue, la scène n’a en rien perdu de sa charge émotionnelle : il se voit sur son nouveau vélo à la sortie de ce village du Vaucluse où ils avaient l’habitude de partir en vacances, hésitant entre deux chemins quand il croise une bande de petits caïds locaux (quatre frères, apprendra-t-il par la suite) ; c’est le plus grand des quatre qui lance les hostilités en lui demandant de lui prêter son vélo. Il refuse en prétextant qu’il va l’abîmer. L’un d’eux lève brutalement le cadre en ricanant un « ça fait du bien, hein ! ». Un troisième mime un gémissement de femme en se caressant. Un quatrième lui donne un coup de poing qui le met à terre. Après, les événements se précipitent. Tandis que l’un part avec le vélo, les trois autres le déshabillent et l’entraînent sur le bas-côté. C’est dans cet endroit où s’amoncellent cageots, ordures ménagères, morceaux de ferraille, débris de chantier, vêtements usagés, qu’ils le jettent après l’avoir masturbé.
Aujourd’hui il ressent un vide étrange, non plus imputable à la disparition de celle qu’il avait toujours connue et côtoyée qu’à son nouveau statut : s’il était devenu sa mère, qui allait être son fils ? Même si leurs relations s’étaient peu à peu réduites à des bribes de conversations fragmentaires et décousues ou d’incessantes jérémiades sur le bruit des motos, l’impolitesse des gens dans le métro ou la litanie de faits divers sordides égrenée par les médias, bébés noyés, fillettes carbonisées, joggeuses découpées, la hausse des prix de la nourriture comme des tarifs du gaz et de l’électricité, leur quotidien était incontestablement marqué par l’habitude et la proximité. Ils mangeaient les mêmes plats, lisaient les mêmes livres, qu’ils se repassaient en les commentant, regardaient les mêmes émissions sur le câble. Parfois, une de ses amies venait la visiter. Les deux femmes parlaient du bon vieux temps où elles étaient danseuses au cabaret et se targuaient de croiser des célébrités comme Sacha Distel, Charles Aznavour ou Jean-Paul Belmondo. Lui restait à écouter et souriait lorsque la dame le flattait ou lui disait qu’il avait les jolis yeux de sa maman. Parfois, elle évoquait son père, un Russe blanc venu en France fuir le bolchevisme, ses violences et ses pillages. Elle en avait gardé une haine des systèmes, des collectifs et de toute forme de sujétion économique et sociale auxquels elle préférait l’éternelle vie de bohème qui était la sienne et voyait dans l’incapacité de son rejeton à garder un travail plus de six mois une marque de fabrique des Tchernienko, un noyau dur aussi congénital que le bleu des yeux, la saillie des pommettes ou la longueur des jambes qui faisaient de cette belle lignée des artistes, des poètes, incapables de se plier aux contraintes du travail et de subir toutes les misères qui font le quotidien des salariés. Aussi, chaque fois que son fiston se voyait notifier son éviction imminente par un supérieur hiérarchique excédé par son apathie, son manque de motivation et son relationnel clients catastrophique, elle entrait dans une rage folle, prenait sa plus belle plume et écrivait à l’injuste licencieur une lettre d’insultes dans laquelle elle se livrait également à un panégyrique de son fils, exaltant pêle-mêle ses qualités humaines, professionnelles, son physique avantageux, sa double licence en russe et en histoire de l’art, ses origines nobles, une lettre de plus de quatre pages griffonnée dans un état de transe agressive qu’elle terminait immanquablement par l’annonce d’un « terrible référé d’horreur, des poursuites judiciaires au-delà de tout ce qu’ils pouvaient concevoir ou imaginer et qui allaient leur faire déposer le bilan, leur interdire toute activité de gestion ou de création d’entreprise et les priver de leurs droits sociaux pendant des années », auquel aucun avocat n’avait voulu donner suite. Dispensé de ses activités professionnelles, il reprenait sa place dans le salon et attendait que ça passe, bercé par les lubies et les emportements de sa môman.
Lorsqu’elle partait faire des courses ou rendre visite à une amie, il lui arrivait de s’enfermer dans sa chambre et de s’installer devant son ordinateur pour y poursuivre le projet qu’il avait commencé une dizaine d’années auparavant : une saga fantastique se déroulant au XXXe siècle ayant pour titre L’Invasion des hommes-tendresse : à la suite d’une mutation génétique, peut-être une simple résurgence de la branche néandertalienne, les hommes sont devenus plus gros, plus forts et plus doux. Parfaitement déficients en testostérone et en adrénaline, ils présentent une hyperactivité des hormones et des zones cérébrales de l’amour et de la compassion. Ils ne sont pas encore nés mais ils vous aiment déjà, est-il annoncé en préambule de cette saga. De fait, l’état d’esprit qui les anime à l’égard des autres, du monde en général, est en tout point similaire aux sentiments que peut éprouver une jeune accouchée pour sa toute récente progéniture.
Collectifs de gros christs uniquement préoccupés par le bonheur de leur prochain, ils bercent, câlinent, papouillent tout un chacun, produisent de la tendresse en masse, organisent des stages collectifs d’émerveillement sans réaliser que leur générosité, leur bienveillance, leur empathie vont les conduire droit à leur perte. Techniquement incompétents, dénués de tout sens pratique, comment allaient-ils pérenniser le progrès scientifique, maintenir les industries en marche, trouver de quoi nourrir les dix milliards d’habitants de la planète sans cet instinct prédateur qui avait toujours été l’un des traits caractéristiques de l’homo sapiens ? Certains points n’avaient pas été abordés : quel rôle jouent les femmes dans cette nouvelle humanité ? Cohabitent-elles paisiblement avec ces alter ego si affectueux, si amicaux ? Se sont-elles agrégées en tribus d’amazones ? Ont-elles disparu ? Existe-t-il une constitution, des lois, des tribunaux pour punir les criminels comme tata Ki, cet homme-tendresse recherché par la police pour avoir étouffé plusieurs personnes par excès d’enlacements ?
– En votre ciel intérieur j’épouserai la beauté, susurre-t-il à chacune de ses victimes avant de l’écraser.
– Vous êtes mon Éternel, je suis votre Épousée, reprend-il alors quelques secondes plus tard, imitant la voix du nouveau défunt.
Il y avait également cette définition, lue chez un auteur du XXIe siècle (homme-tendresse : gars qui t’adore à un tel point qu’il pourrait faire exploser ta maison en oubliant d’éteindre le gaz tellement il se sent bien chez toi, ou t’amputer d’une jambe en te mordant de bonheur tellement il est fou de toi).
Cette saga, il le déplorait en son for intérieur, aurait mérité des séances régulières de travail autrement plus soutenues que les quelques incursions qu’il faisait devant son ordinateur, mais il en était incapable. À peine avait-il aligné quelques lignes que sa mère, de retour à la maison, avait quelque chose à lui montrer ou à lui exprimer, un commentaire, un doute, un emportement, une intuition.
Aussi L’Invasion des hommes-tendresse se limitait-elle pour le moment à quatre malheureuses pages d’intentions et quelques esquisses d’écriture. Oui, c’était sa principale fonction. Un petit animal de compagnie, un bibelot. Cette après-midi, après avoir englouti un cassoulet en boîte et plusieurs crèmes à la semoule caramélisées, il allumera son ordinateur et visitera des sites d’éleveurs de chiens. C’est alors que lui apparaîtra, courant sur le parquet, une petite silhouette frétillante, blanche et frisée, accompagnée de cette sage décision : il allait s’acheter un bichon.
(La petite mouche file plein nord, toujours à la recherche d’un endroit où pondre ses œufs : température, 17 degrés centigrades. Hygrométrie, 65 pour cent. Ensoleillement, déclinant. Biocénose/zoocénose, rien à signaler mais la présence de quelques couches croupissant dans une poubelle pleine à craquer laisse augurer du meilleur. Altitude, 59 mètres.)